E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Brussel, 19 september 1922
Bruxelles, 19 Sept.
Ma chère Clairette,
J'ai expédié hier les Pensées d'Ingres en oubliant volantairement de raconter l'histoire de ‘moi, mademoiselle Petrucci, etc.’ Je me suis remis à travailler comme un fou; vous serez contente à ce point de vue-là je crois! J'ai écrit deux chapitres où vous figurez déjà; et j'en ai encore deux autres à écrire avant que je ‘vous’ quitte pour quelque temps. Et, ma chère Clairette, cela a été plus fort que moi, ma belle dame vous ressemble furieusement, malgré les efforts que je me suis donné; je me sens comme ligoté par des souvenirs: de vos gestes, de nos conversations, et n'arrive pas à me libérer!!
Aussi faites-moi le plaisir de choisir le nom de ma héroine. Que ce ne soit pourtant plus: Arlette. Je veux l'illusion (en tout cas) d'un nom qui ne ressemble pas du tout au vôtre!!
Pour le moment la belle jeune fille s'appelle: Florence Schonval. Je trouve cela ni sympathique ni antipathique. Schonval est suisse, selon moi, pas boche! Et les suisses sont si gentils! Maintenant il se peut bien que vous pouvez avoir des raisons pour détester ce nom. En ce cas choisissez vous même; inventez à votre tour. What's in a name? au fond. Schonval, Schonval me rappelle vaguement Schönveldt, Mlle Nelly Schönveldt du ‘cercle Héris’, une petite juive à bouche contractée, qui écrit des petites pièces de théatre (imbéciles et moralisantes, soit dit entre nous!) sous le nom diaphane de Serge Brisy. Connaissez-vous cette belle jeune personne par hasard?
Madame ‘Iedda’ s'appelle: Lizabeth Dulard; elle est très exacte! M. Wolfers (un Wolfers changé) s'appelle M. Morrel; il porte son pince-nez et est docteur en médecine et critique d'art du Salon de Paris; Charles Graux (assez changé et plus amoureux) s'appelle Henri Roan; un aviateur qui est peut-etre André De Meulemeester, mais que je ne reconnais pas moi-même, et qui est d'ailleurs très peu important, s'appelle Fernand...... Fougères.
Ensuite il y a M. Pirouette, qui est resté M. Pirouette, ou bien vous devez donner contre-ordre. Alors il sera M. Soubresaut, peut-etre.... - M. de Padowa est portraituré d'après nature et s'appelle Humbert de Rossi. J'introduirai bientôt Michele Lanzetta qui est trop caractéristique pour l'épargner; mais il sera ‘changé’. Mais vous, jusqu'à présent, vous respirez presque dans mes annotations! J'ai trouvé pour votre ami de Suarez, dont on parle mais qu'on ne voit pas entrer en scène, le beau nom Robert Sionnet. Mais maintenant je veux bien donner ce nom Sionnet au prototype de M. Wolfers, si cela peut vous contenter! on ne peut jamais savoir....
J'ai lu mes chapitres (IV et V) à Coco qui était amusé et trouvait cela assez ‘vivant’. Il me reconnaissait vaguement dans le personnage Eric Grave, mais tous les autres ne sont pour lui que des types d'un roman. Je me demande ce que vous en trouverez!
D'ailleurs: bien vite je vous enverrai des pages traduites. Je travaille (à commencer d'aujourd'hui) avec Marcel Angenot; qui traduit mon roman (avec moi) en français, tout en m'enseignant cette belle langue! Ce sont des leçons pratiques au possible! Espérons que j'en profiterai. Je traduis et il corrige, en m'expliquant mes fautes; comme il n'est pas un pion ça peut devenir assez intéressant. Et j'aime plutôt les doux apôtres, comme je préfère les bonnes fées.
Où est votre liste de ce qu'on apprend en société? Je vous en prie, faites-là, fut-ce en collaboration avec Simone de Moor ou Mlle Lambiotte! Et votre maman donc, ne l'oubliez pas! Elle ne figure pas dans le roman; Florence Schonval est une jeune fille bien libre. Et ne parlez pas de mon roman à vos amies; en tout cas ne racontez pas le ‘secret’ de ce travail! ‘Dites-moi, petite Clairette, que je peux avoir confiance en vous et que ceci restera bien entre vous et moi!’
Je m'amuse en vous écrivant. Depuis quelque temps mon ‘moral’ est bleu de ciel d'été.
J'attends toujours votre lettre égarée et d'autres. Vous voyez que je vous écris tout de même. C'est bête; mais je ne peux pas me passer de vous. Je vous l'ai dit: vous êtes devenue un autre moi-même; c'est triste mais c'est vrai!
Alors: dites-moi ce que vous pensez de ‘Florence Schonval’; si ce nom éveille votre indignation envoyez moi un autre. Mais pas un nom italien; ce serait trop transparent! Et pas Dubois, Durand, Dupont, etc. Un bien joli nom qui dit quelque chose. Je pourrais très bien vous envoyer une liste de noms inventés et vous faire choisir, mais si vous le trouviez tout à fait seule ce me ferait plus plaisir. Vous serez plus la marraine de ma héroine, alors.
Ma chère Clairette, je vous quitte. J'ai rendez-vous avec Schönberg à la salle Dupont! Le brave ‘Roudi’ fait la boxe maintenant et est en train de devenir un fameux nageur! Je ne l'ai pas encore vu boxer, mais je lui ai promis de le servir comme ‘sparring-partner’! Je l'ai cherché hier chez Dupont mais je me suis trompé de jour, c'était pour aujourd'hui. En sa place j'ai trouvé un autre jeune homme, qui s'ennuyait, car Dupont n'était pas là. Pour nous divertir nous avons entamé une partie: ma main abimée s'est abimée de nouveau et j'ai la lèvre supérieure déchirée et enflée. Me voilà à mon tour avec une ‘drole de binette’. L'autre monsieur avait son (long) nez et ses (petits) yeux ‘en larmes’. J'espère que ‘Roudi’ ne continuera pas son travail et qu'aujourd'hui je ne serai pas ‘achevé’. Je suis lourd et lent et mou; il faut vraiment que je m'y remêts (?) un peu. Que faites-vous? Ecrivez-moi bien vite. Je suis toujours votre
Eddy.
A propos de boxe, j'ai un charmant bouquin de Charles-Henry Hirsch: Petit Louis, boxeur. Le voulez-vous? C'est très bien, dans son genre.
P.S. - Clairette, c'est très curieux: Schönberg qui est plus petit que moi pèse 61 kilos; Jeffay en avait 62 (tous deux déshabillés!). Et moi j'ai toujours 56. Je ne suis pourtant pas maigre. Est-ce que je serais si pauvre en os, croyez-vous? C'est peut-être le soleil tropique qui nous a mangé les os; car Ferdy, qui a 1 mètre 80 ne pesait que 66 kilos, ce qui est fort peu aussi. Ceci me rend triste! Je me sauve.
Dernier bavardage: J'ai vu Mistinguett et ‘Sherlock Holmes’.
Suite
J'avais emporté cette lettre avec moi pour la poster, mais l'enveloppe s'est defaite dans ma poche; elle était résistante de papier, mais mal collée. Donc je l'ai remportée et y ajoute cette feuille avant de l'expédier.
Ecrivez-moi bien vite, Clairetty! Vous ne savez pas comme ça me manque de n'avoir rien de vous que de vieilles nouvelles. Moi j'ai toujours envie de bavarder avec vous; je n'écrirai plus rien que des lettres, si je ne me retenais pas! Tandis que vous... vous pensez à moi; enfin, merci beaucoup tout de même. Et comment pensez vous à moi?
Je continue le rapport de ce jour, puisque me voilà parti de nouveau à faire du ‘bluff’. Eh bien, Roudi - M. Schönberg, car on se dit toujours ‘monsieur’, très correctement - fait vraiment de son mieux. Il a assez de souffle (c'est son entrainement de marin qui lui a fait cela, peut-être) et il est beaucoup plus courageux que Jeffay p. ex. Evidemment il n'a rien comme ‘science’, mais il a un certain instinct batailleur et attaque avec tenacité; je crois que vous avez raison et qu'il est, au fond, plus ‘brutal’ qu'il ne le paraît. En tout cas il a contribué à embellir ma bouche; le coin de ma lèvre inférieure est bleu marin = bleu Cocteau! Je n'ai jamais saigné du nez, - peut-être parce qu'il est si petit, le drôle, - mais si c'était dans mes habitudes je l'aurais fait aujourd'hui. Je me suis fait ‘sparring-partner’ docile, rompant, avertissant mes coups, enseignant à éviter en ‘plongeant’, etc. Mon nez était en larmes mais d'une simple rhume, et je.... n'avais pas de mouchoir. Faites-moi le plaisir de lire Petit Louis; c'est très exact, et le milieu sportif est très bien décrit. Maintenant il existe un autre bouquin par Tristan Bernard, qui est peut-être mieux; je le lirai et vous enverrai le meilleur des deux. Maintenant que mon enthousiasme pour le ‘noble art’ (!) recommence il ne faut pas que le vôtre finisse. Si jamais je vous tiens compagnie à Quinto, nous aurons une salle d'entraînement, avec deux ou trois punching-balls et vous taperez là-dessus, vous aussi! Quand je
me fais étrangler par de beaux cols et chatouiller par de vêtements à la mode, vous pourrez bien vous entrainer avec moi, à l'Américaine, pour me faire plaisir! Ah, si vous saviez comme un petit peu de sport dissipe les mauvais humeurs; on se sent bon et sain et content quand on est fatigué par un travail sportif. Même avec une tête bourdonnante et des lèvres tatouées, je me suis toujours senti gai et satisfait après une petite partie de boxe!
Ne vous foulez plus la cheville pourtant, ma chère Clairette, avec votre jeu dur, je vous en prie! Je peux bien devenir un peu plus ou moins laid que je ne le suis déjà, mais pour vous ce serait un vrai drame! je vous l'assure du fond de mon coeur.
J'ai envie de vous appeler chérie! Je me sens naïf comme un héros de roman anglais ou de cinéma américain. Ces bons gens ne connaissent évidemment pas Nietzsche, ni Maldoror, ni J.K. Huysmans, ni Dostojevski. Rien que les histoires très saines et..... ingénues de Rex Beach, et Zane Grey, et Booth Tarkington, et O'Henry, et Curwood etc. etc. - Jack London est déjà plus compliqué, de temps en temps. Et quel gaillard que ce London, lui-même! Connaissez-vous sa vie? C'est un doux.... diable, à six! Tachez de lire sa vie. - Je vous embrasse bien fort.
Ed.
Origineel: particuliere collectie