E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Brussel, 17 september 1922
AVIS IMPORTANT: Après ceci je vous écrirai moins, lettre pour lettre au plus. Surtout maintenant, que vous allez avoir les demoiselles De Moor et Lambiotte auprès de vous, je crains abuser de votre attention!
Bruxelles, 17 Septembre.
Ma chère Clairette,
J'arrive plus ou moins ‘en démon’, à 7 heures et demie du matin, après un voyage assez fatiguant. Nous étions deux dans le compartiment, nous aurions pu dormir, sans la torture continuelle des controleurs et des douaniers. Voilà ce que je trouve ici:
1 | une nouvelle maison; |
2 | un tas de portraits de famille, bêtes et embêtants; |
3 | pas de lumière avant le 22 Septembre; |
4 | pas de servantes; |
5 | votre lettre du 11 Septembre, celle écrite en collaboration avec la puce de Tripolino, probablement pour vous venger de ma collaboration abrutissante avec Schönberg. |
Et ma mère me raconte qu'elle m'a envoyée un autre lettre, arrivée avant celle-ci, le jour de son déménagement; mais elle était tellement abrutie (à son tour!) qu'elle a écrit toute mon adresse excepté le nom de la ville!!!! De sorte que ces pages que j'ai attendues avec tant d'impatience retourneront chez vous (si vous n'avez pas oublié d'écrire votre adresse d'expéditeur), ou bien reviendront ici peut-être, tristes et fatiguées après toute une Odyssée plus inutile que celle d'Homère, ou bien.... se perdront en route; et cette idée a de quoi m'égayer!!! Je me sens malhabile, sans chance (ça a commencé avec cette histoire des enveloppes déchirées); et intérieurement aussi un peu ‘démon’. J'ai évidemment beaucoup à vous raconter et j'ai bien le temps, moi, mais ce sera pour une autre fois!..... MA TOUTE BELLE!....
Angenot ne m'a pas ‘enthousiasmé’; j'ai dit de lui le plus grand bien possible et c'était encore assez peu, bien jugé; vous avez raison: il est ‘plagiaire’ si vous voulez, ou mettons: ‘imitateur’ pour être plus juste; il y a du Verhaeren, du Laforgue, du Lamartine, du Musset, du très mauvais Verlaine dans ses poésies, mais il m'a charmé tout de même. C'est un petit homme, qu'on ne connaît pas, un artiste râté, au fond, un obscur relieur; et pour cela il m'est sympathique. D'ailleurs comme homme je l'aime beaucoup; je vous expliquerai un peu son caractère tant que je le vois. Le ‘célèbre’ Jean Cocteau est ‘plagiaire’ aussi et comment! - je viens de le découvrir en lisant Nietzsche; ma foi, pour un homme original c'est honteux! Je vous enverrai Le Cas Wagner de Nietzsche; vous n'avez qu'à le lire avant ou après Le Coq et l'Arlequin, ça suffit. Pauvre Coq-teau! je le croyais tout de même un coq (quoique plus ‘bariolé’ que ‘chantecler’), maintenant je le vois en perroquet. Enfin, c'est ‘bariolé’ aussi, et puisque cela semble lui suffire!..... Mais ma Clairette chérie je ne sais pas pourquoi je me sens si sceptique les derniers jours mais je crois de plus en plus que tous ces gratteurs de papier (dont je veux augmenter le nombre de ma petite personne) ne sont que des plagiaires et des voleurs plus ou moins habiles, au fond! C'est autre chose qu'un homme de la science qui a des faits à découvrir. Mais que
d'écrivains qui racontent tous plus ou moins la même chose; et combien qui nous charment, mais si peu qui sont grands, incontestablement! Un Shakespeare, un Molière, un Dostojevski, un Nietzsche, un Balzac même; on n'en trouvera pas 50, ni 25 même! Les autres sont plus ou moins artistes, plus ou moins doués, ou habiles; ils passent leur vie à écrire, des choses que le premier imbécile achète pour son amusement de quelques heures et.... juge après! Quand on pense à ceci, toutes ces fanfaronnades de grand auteur, c'est ridicule! Je vous assure, Clairette chérie, je vous dois toujours cette réponse: que je ne me gobe pas! Quand je rencontre un homme de rien qui tire un visage comme s'il était quelque chose de bien glorieux, je fais (ou ferais) de mon mieux pour régler mon visage au sien, pour ne pas lui donner la satisfaction de me croire un de ses admirateurs; voilà tout; - mais ne fût-ce que parce que je suis persuadé (et de plus en plus) que seulement les humbles travailleurs, les gens tellement occupés par leur art que c'est devenu pour eux un travail, un travail sacré, font vraiment quelque chose; je tâcherai de travailler ainsi, et sans me gober. Quand m'avez-vous vu me gober ainsi? Devant Anton? devant Lanzetta? Mais ils m'amusaient! Maintenant si vous saviez combien de fois je m'‘amuse’ moi-même; c'est très drôle! Je vous en reparlerai. - J'aime assez Le Cirque Solaire; si vous y tenez, je le critiquerai bien volontiers
(puisque nous sommes devenus de vrais sondeurs de livres, paraît-il!), mais ce sera pour vous faire plaisir. Pour me faire plaisir j'aimerais vous avoir avec vos bras autour de moi et ma bouche sur vos cheveux ou votre nez ou vos lèvres ou votre.... bras! Et ne pas parler ou bien dire seulement des choses bêtes peut-êtres, et plagiées aussi, et volées, mais sincères, que je vous aime - tant, et tant, et tant - et que vous êtes belle et pourquoi vous êtes si belle (ce que je n'ai toujours pas compris) et finalement me sentir bien indigne et pourtant très heureux. Lisez (pour le sentiment) Image d'Angenot; c'est vrai ça, volé ou non!! - Miss Keefe m'est profondément antipathique; elle me rappelle Mr. Podgers (du Crime de Lord Arthur Savile.) Je vous en supplie, n'épousez pas Wolfers pour être libre après! Je m'offre tout de même et mettons (puisque vos cheveux forment le capuchon de veuve) que je serai votre premier mari et que je mourrai, espérons: d'une mort glorieuse et la moins laide possible. Après cela vous trouverez le parfait homme fin qui ne vous choquera jamais et ne mettra jamais ses culottes comme faisait le bon roi Dagobert.
Je vais prendre un bain pour pouvoir vous embrasser. Quant à mes pensées elles sont collées à vos talons, je crois, et se grattent de temps en temps à cause de la garde du corps de Tripolino. Votre
Eddy
P.S. Après le bain: Je suis redevenu de bonne humeur et espère de nouveau d'avoir vite votre lettre. Mes respects à votre maman, toute la sympathie de la mienne pour vous. Faites mes amitiés à Mlle De Moor. - E.
Origineel: particuliere collectie