E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci
Brussel, 5 september 1922
Brux. 5 Septembre 1922.
Ma chère grande Clairetty!!!
Plus grande d'être devenue tout d'un coup un an plus agée que moi: je vous félicite de tout mon coeur et vous présente une anthologie de voeux (cette fois-ci) accompagnée d'une anthologie (tout de même!) d'autres choses. Veuillez présenter à votre maman aussi mes - nos - meilleures félicitations. Fleurissez, grandissez, soyez heureuse dans une toujours présente beauté: AMEN. Et comptez sur moi, marquise, comme sur l'écuyer le plus dévoué entre tous vos preux.
Ecrivez-moi longuement comment vous avez passé le jour de votre anniversaire. Et devenez ma collaboratrice un peu, en ceci:
Envoyez-moi une liste de toutes choses qu'on entend pendant une soirée ‘mondaine’ à Bruxelles et Paris; dans ce genre:
Qu'une femme qui quitte son mari apres avoir vécu 11 ans avec lui, n'est pas intelligente, mais méprisable; surtout quand elle se fait accompagner;
que Joséphin Péladan fut le seul critique d'art qui sentait la beauté en ‘sommité’; qu'Oscar Wilde par exemple n'était qu'un amateur doué;
que dans un portrait de femme par Renoir toute la France s'est fourrée;
que -: quelque chose sur l'argent, sur la politique, sur les moeurs, sur les femmes, etc.etc. Je saurai inventer mais ce n'est pas prudent. Faites-moi le plaisir de me donner une synthèse de ce que votre vie mondaine vous a appris! Mais il me faut une grande diversité; et les choses doivent être ou bien spéciales, spirituelles, ou touchantes de bêtise. C'est pour mon roman. Faites-vous auteur.
Et maintenant, laissez-moi vous gronder. Pourquoi avez-vous été si méchante de me parler de vos ‘silences’ comme vous avez fait? Pour moi tout ce qui vous concerne a de l'importance; ce n'est pas seulement quand vous avez des idées ‘intéressantes’ que vous devez me les communiquer; je vous aime parce que je..... vous aime (et quoique vous n'avez rien de mon ‘idéal’, vous le savez!!) et je voudrais vous connaître même dans toutes vos ‘insignifiances’. Voulez-vous retenir ceci, ma grande Clairetty? Et puis - votre déclaration que vous ne vous donnez pas entièrement à vos amis, même pas avec moi, est une de ces vérités qui font de la peine, - à moi en tout cas. Enfin, probablement vous avez raison et alors c'est moi qui ai commis la faute de me donner complètement à vous. Pourtant je ne suis pas très expansif, moi non plus, en général. Conclusion à tirer: Vous avez prise une place plus imposante dans ma vie, que moi dans la vôtre! ‘En cette fois je veux vivre et mourir’..... Mais je ne vous demanderai plus de vous confier à moi et vous reprocherai encore moins votre silence; si vous êtes plus heureuse et plus calme seule, vous avez raison de cultiver toujours votre ‘jardin secret’. Au contraire: moi qui éprouve le besoin de me donner tout à fait à une personne en tout cas, c'est juste que je continue à vous dire tout ce que je pense et ressens, ainsi stupide soit-il. Eh bien, voulez-vous que je vous copie mille fois que vous êtes mon
trésor, que - NON! car je suis faché.
Pour le reste vous avez été adorable, petite fille distraite. Je revois de plus en plus Quinto et en jouis un peu avec vous. Savez-vous que j'ai été bien étonné de remarquer que vous vous rappeliez certaine date? J'arrive à vous revoir comme vous étiez ce soir-là, mais je ne me retrouve que représenté par mes sentiments. Vu tout ce qui se passait en moi tandis que je faisais semblant d'admirer la beauté du paysage, je trouve que j'ai été très maître de moi. J'avais si longtemps admiré votre bouche de respectueuse distance et m'avais mille fois demandé comment vous - entre toutes les belles femmes du monde - donneriez un baiser. (Vous voyez que ma franchise ‘de poète’ va loin!) Et alors, ce soir je me suis décidé à vous faire sortir de votre ‘jardin secret’, savez-vous? Car je savais que vous m'aimiez quand-même, malgré vos lettres, et une fois vos sentiments avaient été plus fort que vous déjà (vous-vous rappelez? quand Lanzetta était là et que nous devions chercher une chaise!) et puis je n'avais qu'un refus à risquer, qui m'aurait été plus bienvenu que l'incertitude dans laquelle je me trouvais. Comme si j'avais conquise une certitude!! Car après cela - bien après - ma chérie, vous m'avez fait souffrir beaucoup plus que jamais auparavant. Ne parlons plus de cela maintenant, puisque vous êtes adorable. Je ne suis jamais quiet, n'étant pas épicier peut-être, mais je jouis de mon bonheur pour le temps qu'il durera. Vous ne voulez pas me dire encore
une fois que vous m'aimez? Allons, soyez courageuse et faites ce petit pas hors du jardin. Je chasserai tous les chiens enragés qui rôdent autour!
Ma seule chérie, non, je ne suis pas malheureux que vous êtes loin de moi! Cela nous fera du bien. Si vous m'aimez vraiment et devrez m'aimer, le sentiment mûrira par l'absence et gagnera en fond; sinon vous m'oublierez et il faut mieux cela qu'une vie malheureuse pour deux. De moi-même, je suis sûr, mais regardez donc un peu la différence, Clairetty ma grande; moi je suis un garçon presque solitaire qui n'a jamais eu plus que 4 ou 5 amis à la fois (et dispersés encore!), vous, vous êtes la fée adorée de toute une cohorte de gens plus ou moins ‘intéressants’; ma foi cela fait une différence! C'est beaucoup plus facile pour moi de m'approcher de vous que pour vous de vous donner à moi: il faut le constater (quoique vous n'aimez pas ce mot.) Eh bien, pensez, méditez et après: décidez-vous. Mais je vous en supplie faites-cela selon votre coeur, votre propre coeur, et non pas selon des listes et des théories de vieux philosophes empaillés qui généralisent et nous traîtrions comme Procruste traîtait ses cliens dont il coupait les bras et les jambes quand le lit qu'il leur offrait était trop petit pour eux. Ah Clairette comme j'aimerais être banni avec vous sur une île déserte; vous verriez comme on s'aimerait!
L'idée que mille humains qui ne me disent rien, mais si complètement rien - et surtout dès qu'il s'agit de vous! - contribueront plus ou moins à notre futur bonheur, m'est peu supportable. C'est probablement parce que je ne suis qu'un sauvage javanais, après tout!!
- Maintenant une nouvelle que j'allais oublier. Nous avons décidé que je ne partirai en Angleterre qu'au commencement de novembre, de sorte que je pourrai encore passer ma ‘fête’ en famille, au lieu de devoir retourner pour cela. Puis - vous êtes toujours loin de moi! Et, ce qui m'a convaincu le plus, je travaille à merveille maintenant; j'ai aisément complété mon programme; et ce serait dommage de couper l'élan par un voyage et ses distractions. D'ailleurs j'irai quand même.
Je garde une surprise pour vous jusqu'à peu près mon départ. Mes parents vous font bien remercier; êtes-vous rassurée à propos de ce château d'Assche!?! Dites à Giulio qu'il donne exécution à son projet de m'écrire, ça me ferait plaisir! et dites-lui que je ne leur ai point oublié! Surtout n'oubliez pas de faire mes compliments à tous vos amis qui arrivent: 10 à M. Wolfers; 20 à Mlle. Lambiotte. 30 à Mlle Simone (a-t-elle reçue les photos?) Comme c'est dommage que Mme Godard ne vient pas; je vous plains, mais consolez-vous avec ‘glouglou loulouglou’ qui est si magnifique de couleur. Faites-moi son portrait: en couleurs! Mes respects à votre maman que je souhaite une victoire écrasante sur les mouches et mes plus chauds baisers pour vous.
Votre Eddy
Origineel: particuliere collectie