E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Brussel, 3-4 september 1922
Bruxelles, 3 Septembre 1922.
Ma chère Clairette,
Je vous envoie demain - aujourd'hui c'est dimanche - le recueil de poésies de Marcel Angenot Le Souffleur de Bulles; c'est avec cet exemplaire-ci que j'ai épuisé l'édition, gardez donc soigneusement ce ‘dernier cartouche’!! Je l'ai acheté avec assez de cynisme; il faut savoir qu'Angenot est relieur, qu'il relie avec beaucoup de goût et à très bon marché, il a un choix épatant de papier soi-disant ‘Java’; j'ai fait relier chez lui les livres de votre père que vous m'avez donné, et le roman de Hoang-Ti (que j'aime de plus en plus en le traduisant parce qu'il est si tragiquement difficile!) - avec du papier chinois; vous allez voir! J'ai grande envie de vous en refaire cadeau; mais vous ne le méritez pas, n'ayant jamais découvert ce sympathique Angenot! Et puis, et puis c'est un ami à M. Wolfers - à la mode française ou non - mais il me l'a dit quand il a voulu me faire souscrire au ‘fredons rouges’.Ga naar eind* Hélas! je m'avais déjà souscrit chez un autre!!
J'ai donc pris le livre d'Angenot plutôt par curiosité et aussi - j'ai de temps en temps de ces ‘accès de charité’ - pour l'aider, car il est pauvre. Eh bien, j'ai été agréablement surpris. Marcel Angenot n'est ni grand poète, ni petit innovateur, mais il est assez maître de la forme, il a aimé de tout son coeur, il est assez fin et sensible et pourtant simple et.... il sait en tout cas ce qu'il veut dire, lui! Il est très romantique et sentimental; au 20è siècle, c'est une faute. Pourtant il se peut qu'à Quinto, au coeur de la Toscane et loin de l'atmosphère sceptique de Paris, vous pourrez être encore charmée pendant quelque temps par ces vers, comme moi je l'ai été. Il était assez jeune quand il composait ce recueil et très amoureux; un peu plus que 20 ans, m'a-t-il dit, malgré l'air mûr que lui donne cette barbe - qui me fait blême d'envie quand je la regarde! - et ce chapeau ‘chevalier d'Orsay’.
Lisez: Le Fils des Villes; A perte de Pensée; Expropriation (évocation d'idylle d'écoliers dans votre rue des Champs-Elysées; cela me rappelle l'éducation sentimentale de Charles Graux!); Don Juan de Cimetière (dont j'aime l'idée bizarre); et Rêves Posthumes - pour moi ce sont les meilleurs comme poésies.
Maintenant des petits vers amoureux que j'aime comme sentiment: Les 4 Premières Bulles (je vous ai copié la 3ème); La Petite Maison (que vous ne pourrez pas ne pas aimer à Quinto!); Je ne veux pas savoir; Je suis seul et j'écoute; et Image. - Je vous avertis, ce sont des riens sentimentaux, délicieux à chanter devant le piano comme les chansons de Maurice Vaucaire et Paul Delmet, et pourtant avec moins d'éloquence élégante et plus de fond que les monologues amoureux de M. Géraldy. Dites-moi un peu ce que vous trouvez des vers de votre inconnu ‘voisin’, et s'ils ne vous contentent pas mais vous font regretter les grands subconscients qui hurlent ou balbutient parce qu'ils ne peuvent s'exprimer, écrivez-le-moi vite et je vous enverrai mon vénéré Walt Whitman ‘pour la bonne bouche’. - Je suis peut-être un peu optimiste quand il s'agit de M. Angenot mais il m'est personnellement si sympathique! Il a maintenant le visage rasé - très jeune pour ses 45 ans -, avec des cheveux longs grisonnants, et il ressemble un peu à André De Meulemeester; mais il a une tête plus fine. Je vous enverrai bientôt une épreuve de la photo que j'ai fait de lui aujourd'hui, si cela peut vous interésser. Et maintenant, parodiant Angenot lui-même, je pourrai dire:
Comme un glaive d'acier que d'un geste brutal
Quelque vainqueur nerveux rentrerait dans sa gaine,
Je vous chasse comme un ennuyeux croque-mitaine
Bien loin de ma lettre: vous y êtes trop mal!
4 Septembre
6 heures après-midi.
- Je viens de recevoir votre lettre dont certaines parties m'ont ravi! Je n'aime pas du tout, mais pas du tout, ce que vous me racontez de la valeur de vos silences, Clairetty! - et j'étais pour une fois bien content que les coups de marteau et les cris de Tripoli ont coupé le fil de vos pensées! Nous en reparlerons. J'ai tant à vous dire; comme toujours. Mais je me hâte de poster cette lettre pour vous rassurer (ma ‘petite fille distraite’) après l'alarme à la fin de votre lettre. Mes parents auront acheté le château à Assche? C'est franchement ridicule! Ils n'en ont plus pensé après notre visite. Mon père voit partout des maisons pour en louer une et n'a pas encore trouvé parce qu'il ne veut rester plus longtemps que 6 mois au plus. Ma mère parle toujours de retourner aux Indes; en avril ou mai maintenant. Alors vous voyez!.... Quand à l'‘indiscrétion’ sur Assche; vous savez que nous n'en avons pas eu le primeur de vous! Pourtant, s'il y a moyen, épargnez à cette pauvre Mlle Jeanne une scène désagréable. Je vous embrasse, un peu rudement, mais c'est en hâte!
Votre Eddy.
Origineel: particuliere collectie