E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Parijs, 11 mei 1922
Paris, 11 Mai '22.
Ma chère Clairette,
Ce soir, à Londres, le match Ted ‘Kid’ Lewis - Georges Carpentier; pour la première fois dans sa carrière de boxeur Carpentier sera le véritable Goliath qui va combattre un David certes pas de Michel-Angelo; l'Anglais qui est admirable, pour ne pas dire héroïque, rendra à Carpentier 9 kilos, c'est le combat d'un poids moyen contre un poids-mi-lourd; chose toujours brave mais inouïe quand le poids mi-lourd est Carpentier. Aussi c'est un combat où Carpentier a tout à perdre, rien à gagner; s'il n'abat même pas bien vite son adversaire il peut perdre absolument sa réputation qui a déjà suffisamment souffert. Lewis est très populaire; beaucoup de gens espèrent sa victoire, on lui donne en tout cas au moins 6 rounds devant Carpentier. Pour moi il ne tiendra pas 4 rounds, j'espère même une victoire plus rapide pour C. Je suis sûr que Jeffay qui a parié ‘la gloire de la Grande-Bretagne’ va me payer un bon diner chez Catherine: le clown Charley sera notre invité, en qualité de témoin du pari. Vous voyez que ma lettre est assez ‘régulière’.
Mais c'est le matin. La vie est avant tout ironique et il y a, entre la lettre que je vous ai écrit hier soir et celle-ci une bonne tasse de café, un croissant, et quelques heures de repos. Ne froncez-pas les sourcils! La lettre de hier soir était un sentiment, celle-ci sera peut-être une oraison.
Non, Clairette, pardonnez-moi, mais laissez-moi ne rien vous expliquer; faites seulement ce que je vous ai demandé. Sans doute vous avez trouvé ma demande absurde, pourtant j'avais de bonnes raisons. Je vous les raconterai, si vous y tenez, dès que nous nous reverrons, mais je ne peux pas vous écrire tout; mettons que c'est trop bête, trop long, trop compliqué et seulement clair après une controverse!! - vous savez? de ces ‘controverses’ qui finissent (comme au bar de M. Prunes) par nous vexer un peu tout les deux? Je sais déjà d'avance une chose que vous allez me dire - (un coup que vous allez me porter!) -: ‘Vous voulez aller plus vite que la vie, Eddy!’ - Peut-être que je vous reverrai à Bruxelles. En retournant à Paris nous devons passer par cette ville (fin juin), peut-être vous serez déjà là - sinon ce sera à Paris.
Maintenant autre chose. Comment êtes-vous à Quinto? Très occupé, très préoccupé? Et madame Petrucci? Je suis sûr qu'elle ne se donne pas un moment de repos; impossible après avoir acheté du savon et des torchons! Et je suis aussi sûr que vous ne trouverez pas le temps d'étudier vos arbres, ni de faire votre tableau de fleurs avant au moins quinze jours. Si le gendarme de la gare de Florence se connaît en ‘filles affectueuses’, vous suivrez tout ce temps le bon exemple des femmes-ménagères que loue la Bible. Mais dès ‘que la lutte sera commencé’, la lutte avec les visions et le canvas (ou le papier), qui remplacera la lutte des brosses et des casseroles, n'oubliez pas de m'écrire tout sur votre travail, comme je vous ai écrit toujours tout sur le mien.
[tekening]
Mais mon travail, vous savez, Clairette, on ne peut pas prendre cela au sérieux, voyons! Voici comment je ‘travaille’. 8 heures du matin: je me lève, c.à.d. j'ouvre mes yeux: - Quelle heure est-il? 8 heures. Diable! j'ai un rendez-vous à 2 heures avec Jeffay ou avec Leprin. Est-ce utile ce rendez-vous? Sans doute, sans doute, je dois étudier Montmartre! Pourquoi faire? Mais pour quelques chapitres de mon roman, sinon pour des souvenirs que je publierai, probablement aux Indes: ‘Souvenirs à Montmartre’, c'est pas mal. Bon! le rendez-vous est utile.
- Maintenant: on dine a 1 heure. De 8 à 1: 5 heures devant moi, 5 heures à remplir. J'ai à écrire une lettre: 1 heure; j'ai à lire: un chapitre sur Phidias, quelques vers de Rimbaud ou de Verlaine, la prose ‘moderne’ de Salmon ou de Max Jacob; mettons 1 heure: c'est déjà bien peu. Reste 3 heures - je dois m'habiller, il est assez tard. Maintenant, allons voir comment vont mes parents; le tout (½ heure. Rentrons - dans ma chambre - maintenant je vais travailler. Je commence, j'écris 10 phrases, on m'appelle; je recommence, j'écris une page, M. van Lennep ou mon père entre; j'ai encore un cousin à Paris (celui de Nice), une cousine et une tante: je les nomme en ordre logique: celui qui m'ennuie le plus le numéro 1. Il me trouve un ours et il a raison; je ne peux rien y faire: je travaille avec toujours ceci devant moi: juin, juillet, août, septembre, octobre, novembre, les Indes. Six mois, et 2 heures au plus chaque jour - quoi, chaque jour? et le voyage en Hollande? et tout ce que je dois encore voir? - pour écrire un ‘roman’! Et vous voulez que ça donnera quelque chose? Ne soyons pas trop optimiste! Si j'étais un homme du ‘métier’! Mais je ne suis qu'un débutant; j'ai besoin de beaucoup de temps pour chercher. Si je mettais tout ‘étude’ de côté, si j'écrivais toujours (écrire ce n'est pas seulement le moment qu'on sâlit du papier), je veux dire: quand je ne me mêlais avec plus rien qu'avec mon ‘roman’, peut-être que j'aurai fait quelque chose avant de
m'embarquer. Maintenant, impossible! je ne suis pas assez formé pour ne m'occuper que de moi-même, et avec tout que je dois encore voir, étudier, critiquer (ne riez pas: voir sans critiquer, c'est avaler sans mâcher), tâcher de comprendre pour aimer ou pour détester, non! - si je travaille c'est par habitude, pour me donner l'illusion de ne pas être complètement un non-valeur, pas parce que j'ai le moindre espoir de faire encore quelquechose.
Maintenant, écoutez. On vient de m'écrire des Indes; il y a là un nouveau journal qui doit être beaucoup mieux que De Revue, un hebdomadaire rédigé par Jan Feith, qui est un littérateur pas trop inconnu, en Hollande. On peut comparer cet homme à André Warnod, un écrivain assez populaire, qui a écrit beaucoup, dans un style courant, qui dessine un peu, qui n'est ‘pas mal’ et qui fait parler de lui. On ne l'admire pas, on ne l'aime même pas, mais on sait qu'il a écrit, on a forcément rencontré et lu dans quelque journal un article, on sait qu'il est auteur et on connait son nom. Pour les Indes cet homme est déjà un géant. Il est venu là-bas et il a édité De Indische Post. Mon ami Feicko Tissing, l'ainé des deux frères dont je vous ai parlé, travaille avec lui, à l'administration, ils se connaissent très bien et, ce qui est plus, s'accordent bien, paraît-il. Eh bien, je n'ai donc qu'à me faire présenter à lui par Feicko et je suis sûr qu'il m'acceptera comme collaborateur à son journal. Vous voyez que je pourrai donc continuer à travailler là-bas. Seulement, c'est toujours pas grand'chose, ne vous trompez pas. C'est honorable, - je ferai de mon mieux pour me faire ‘une position’! - ce rêve des gens comme il faut.
Je peux donc passer une vie pas trop paresseuse, assez paisible, assez honorable, (je répète ce mot si doux qui a fait une des plus mordantes satyres de Shakespeare), et surtout assez salariée! Puis il n'y a pas d'hiver, on a toujours chaud...... Et si jamais vous venez aux Indes, je pourrai vous présenter à M. Jan Feith et il fera de son mieux pour vous amuser, sans doute. Que dites-vous de mon idylle?
Dites-moi ce que vous pensez de tout ceci, voulez-vous? Je tiens à avoir votre opinion, mais absolument franche; comme si vous étiez ici et que je venais vous raconter tout ça.
J'espère que tout va bien pour votre maman et avec l'installation, et vous envoie mes amitiés.
Tout à vous
Eddy
P.S. - Clairette, si ce que je vous ai demandé hier soir vous intrigue, songez que souvent on contente les enfants en écrivant une chose importante (une promesse par exemple) sur un bout de papier.
- Et quand vous êtes très fâchée vous écrirez mieux.
Origineel: particuliere collectie