E. du Perron
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C.E.A. Petrucci
Poitiers, 28 januari 1922
Poitiers, le 28 janvier 1922
Ma chère Clairette,
Si je n'étais pas trop bête pour cela je me ferais ici ‘le poète de l'Ennui.’ C'est bien nouveau et bien original, je crois. Seulement il faut plus que du sentiment, il faut du génie pour écrire des vers à Poitiers. C'est une ville cinq fois plus morte que Bruges et dix fois moins intéressante. Quand on voit 4 hommes dans la rue on est alarmé.
Que voulez-vous que je vous écrive, après tout cela? Pourquoi nous sommes ici, - ou pourquoi nous sommes encore ici? C'est parce que nous n'avons quitté Paris qu'hier; mardi ma mère était trop souffrante pour continuer le voyage: elle avait toussé toute la nuit. Forcément nous sommes donc restés à Paris encore 3 jours, mais je n'ai rien vu parce que j'avais toujours mes cailloux dans la tête et de temps en temps la fièvre. C'était bien bête et bien ingrat envers la Ville Lumière, mais que voulez-vous, je ne peux pas jouir de la Beauté que quand je me sens tout à fait sain. Je ne comprends pas comment Verlaine a été capable de faire tant de belles choses avec un carcasse comme le sien.
Je suppose que vous êtes rentrée à Bruxelles maintenant. Quand avez-vous quitté Paris? Avez-vous revu le bonhomme de la rue Médicis? Non, naturellement! Je suis sûr qu'il a toujours l'image de M. Suc courant vers lui dans la mémoire. Clairette, n'êtes-vous jamais importunée par des messieurs trop aimables dans le train? Ma cousine, dont je vous racontais, était toujours fatalement importunée par des Suisses! En tout cas ils sont préférables aux Chinois!!
Vous voyez, Clairette, que je vous écris comme un petit enfant, c'est sans doute l'atmosphère de cet hôtel, qui est spécialement fait pour dormir, qui fait cela. Et puis j'ai juste en face de moi un vieux monsieur barbu qui m'a salué bien poliment et qui, dès ce moment, a continué à parler. Comme nous sommes seuls dans la chambre je ne sais pas encore si c'est un monologue, une prière, ou une histoire qu'il me fait. - Mais voilà qu'il s'en va, le dos courbé. C'était un ‘mea culpa’, sans doute!
Je vous enverrai, de Bordeaux peut-être, deux livres: 1o. les Poésies de Jean Cocteau, 2o. Le Nommé Jeudi par G.K. Chesterton. Mon admiration pour Jean Cocteau s'est complètement noyé après s'avoir plongé dans la fleuve de ses vers. C'était un bain fatal, et je crains que ce sera pour votre admiration aussi une suicide, si vous faites de même. Sinon, je compte sur une explication de vous, ce que tout cela signifie. Est-ce que c'est du cubisme dans la littérature? Ou seulement une farce assez grossière? Ecrivez-moi un peu l'impression que ce Jean Cocteau a fait sur vous! Quel âge a-t-il a peu près? Comment parle-t-il? est-il spirituel, pensif, anémique, sanguin? Il m'intéresse beaucoup; seulement il me faut savoir si c'est un poète ou un mystificateur. Pauvre Clairette! que de questions à répondre! Mais ne vous presse pas, et surtout ne lisez pas trop de ces ‘poésies’, - pour rien au monde je ne voudrais que vous auriez le mal de tête que j'ai eu tant de jours! Comme compensation je vous envoie le livre de Chesterton. Ça, c'est un cauchemar, mais il le donne comme cela! Et puis c'est un cauchemar bien amusant. Chesterton est un des auteurs des plus satyriques de l'Angleterre, je crois, et pour moi, je le trouve beaucoup plus intéressant et plus spirituel que le renommé Bernard Shaw. D'ailleurs quoi qu'il vous raconte, le style est toujours admirable, et vous qui aimez les paradoxes de Wilde, vous serez sans doute amusée par Chesterton. Cette histoire-ci déraille après chapitre XII, mais en tout cas il vous aura amusé pendant à peu près 200 pages. S'il vous amuse, ce livre, il faut tâcher d'avoir The Innocence of Father Brown du même auteur. Je vous donne le titre en anglais, mais le livre est traduit en français, je suis sûr de cela parce que j'en ai parlé avec André De Meulemeester qui l'a lu et qui - m'a-t-il affirmé - ne lit jamais l'anglais pour s'amuser! C'est une compilation de 12 petites histoires qui sont merveilleuses dans leur genre: un peu détective, mais dans un style tout à fait littéraire. Je vous demande pardon pour cet exposé pédant!
Et maintenant je vous quitte. Heureusement l'heure du départ approche: ce soir nous serons à Bordeaux. Vous avez mon adresse à Nice n'est-ce pas: Hotel Atlantique, Bould Victor Hugo. Je serai là de 6 à 12 février. Voilà. Je vous salue bien respectueusement et vous remercie encore pour votre geleide à Paris (je ne peux trouver le mot et comme je n'ai pas de dictionnaire ici, il faut que vous consultez le vôtre!). Si j'étais un peu inattentif dans vos églises, pardonnez-moi cela et songez que c'est bien difficile de fixer son attention sur de l'architecture, de panneaux et de fresques plus ou moins respectables, quand on a un chef-d'oeuvre vivant à côté de soi.
Vous me direz toujours ce que je dois faire pour vous en Italie et j'y compte!
Bien à vous
Eddy
Origineel: particuliere collectie