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[XXXVII]
Nous avions pris le tramway pour aller déjeuner au Bois. J'avais compté nous y promener avant le repas, pour me délecter des arbres au feuillage doré, cuivré, bronzé; mais André, à peine descendu du tramway, se livra à une marche si accélérée que je trottais littéralement à côté de lui.
- André, pourquoi courons-nous ainsi? regarde donc autour de toi, c'est admirable.
Il s'arrêta brusquement, regarda, et répéta, comme un cliché, ce qu'il m'avait déjà dit pendant une promenade, quelques jours auparavant:
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- Oui, c'est beau, les feuilles sont comme forgées en métal, c'est beau... quelle opulence... Asseyons-nous...
- Je n'ose pas, je suis en nage tant tu m'as fait courir.
Il se tourna vers moi, étonné:
- Je t'ai encore fatiguée et, ce soir, tu aura ton mal... Ma pauvre amie, je ne commets que des absurdités, je m'en rends compte et ne puis m'empêcher de recommencer. Comme de te reprocher un jour d'être gaie et, le lendemain, d'être triste... Que se passe-t-il en moi?... Je suis toujours d'une maladresse navrante avec toi. Tu avais la plus jolie nature qu'on pût rencontrer, et je t'ai abîmée en dénigrant toujours la femme. Il faut me pardonner, j'étais trop jeune pour comprendre tout ce qu'il y avait en toi de sensibilité et de bonté spontanée. J'aurais eu besoin moi-même d'être guidé. Je t'ai abîmée...
- Mais, André, qu'aurais-je été sans toi? tu m'as admirablement conseillée, tu m'as toujours aimée comme je voulais l'être, en homme, et toutes les théories de tes parents contre la femme et le mariage n'ont rien pu y changer. Pourquoi te fais-tu des reproches?
- C'est quand je te vois si maigre et le regard si inquiet, comme un pauvre être harcelé, qui ne sait plus si ce qu'il fait est bien ou mal...
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Pardonne-moi, si tu savais ce que je souffre... Mon rêve d'adolescent, de produire une oeuvre qui aurait apporté une idée pour l'affranchissement de l'humanité, s'est effrité, je me suis senti incapable de le réaliser. J'ai trente-cinq ans, et je n'ai rien fait, et je ne ferai rien... Il y a des jours où je ne parviens pas à nouer deux idées. Alors je vais chez toi, et, au lieu de prendre ce qu'il y a en toi d'amour qui ne demande qu'à se donner, je te harcèle comme un taon. Comment as-tu pu résister? tu devrais me haïr...
- Moi, te haïr!...
Je ne sais ce que j'avais dans mon regard.
- Et c'est ce regard-là que j'ai rendu craintif c'est ce regard-là que j'ai mis sur la défensive et que j'ai fait douter de moi...
- Jamais je n'ai douté de toi, je n'ai jamais oublié que, depuis ta piqûre anatomique, tu souffrais, que sans elle tu aurais pu travailler. Aussi je ne t'en ai jamais voulu série[u]sement... tu m'as donné tout le bonheur que j'ai connu, tu as veillé sur moi: si je comprends toute cette beauté autour de nous, c'est grâce à toi. Sans toi je ne serais jamais sortie de ma [...]angue: je te dois tout, tout, et j'ai eu ton jeune amour en plus... Sois tranquille, j'ai eu le meilleur de toi... Mais tu ne m'as jamais parlé de tout cela et, pour un peu de fatigue que je ressens, tu te fais des reproches. Cela n'en vaut pas la peine.
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- Depuis un temps, je sens que j'ai trop souvent été injuste envers toi.
- Allons, tu n'es pas bien portant: c'est toi qui es fatigué de t'absorber toujours dans des livres et quels livres... de vieux philosophes rancis... Colins!... comment peux-tu avaler cela? Sais-tu quoi? Allons passer l'hiver à Domburg dans notre petite maison; la mer te remettra, nous ne prendrons pas un livre, nous ferons des excursions autour de l'île, habillés en Esquimaux...
Mais il ne m'écoutait plus, et ses yeux er raient, absents.
Nous allâmes vers le restaurant. Sa marche s'accélérait à nouveau, il n'avait pas l'air de me savoir là. J'étais tellement heureuse, qu'il aurait pu me faire galoper ainsi jusqu'à la Hulpe sans que je me fusse plainte...
Je commandai le déjeuner. Il mangea si précipitamment qu'il avala de travers et, avec de grosses larmes dans les yeux de s'être étranglé, il se mit à rire longuement de sa maladresse. A peine sorti, il reprit sa course: il ne m'entendait même pas quand je parlais de prendre le tramway, et, le long de l'Avenue Louise, nous eûmes l'air de deux poursuivis. J'arrivai chez moi, transsudante; lui continua son chemin presque sans me regarder.
J'étais encore à me demander avec anxiété ce
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qui se passait en lui, quand un de ses amis, médecin, vint pour me parler.
- Je voulais vous entretenir d'André: je vous ai vus courir le long de l'Avenue; l'autre jour, je l'ai encore aperçu, courant ainsi avec sa mère qui est tombée... Puis, il est toujours congestionné: vous devriez l'empêcher de s'occuper exclusivement de travaux intellectuels.
- Mais je ne peux pas; chez lui, on l'obsède pour qu'il écrive un livre d'économie sociale. Il m'a parlé de son chagrin de se sentir fatigué et inapte au travail.
- Si chez lui on le pousse à cela, il faut le faire partir. Allez passer l'hiver dans le Midi, et en tous cas supprimez toute occupation intellectuelle.
J'allai chez sa mère. Quand je parlai du Midi:
- Ah! vous avez envie de faire un voyage...
- Pas le moins du monde, madame, mais André en a besoin. Ne voyez-vous pas qu'il est si surexcité et si je ne sais comment...
- Ce n'est rien, il a toujours été ainsi.
- Mais non, il n'est plus comme avant, il a des absences.
- Des absences, mon fils? Nous avons le cerveau trop bien fait: aucune défaillance ne peut nous arriver de ce côté-là.
Rien à faire, elle croyait que j'avais envie de
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faire un voyage, et que j'inventais n'importe quoi pour arriver à mes f[...]s.
L'ami médecin vint lui-même persuader le père, et nous partîmes.
Ce voyage fut presque une galopade; il n'y eut qu'à Nîmes où André consentit à rester deux jours. Il était du reste très bien, la tête dégagée de se trouver toute la journée au grand air, par un temps pur et splendide. Nous exultâme d'enthousiasme dans les Arènes, mais il me fit passer par les affres de la peur, en se promenant tout en haut, sur le bord extrême des gradins, avec le vide à côté. Je n'osais rien dire, car il aurait continué exprès... Les Bains nous impressionnèrent fort: nous pensions aux beaux Romains nus qui s'étaient promenés là à la même place.
Mais la Maison Carrée!!!... André récitait des vers en grec ou en latin, je ne sus pas bien: il était transfiguré. Nous passâmes une demi-journée à tourner autour de ce temple, et autant à l'intérieur. Le soir, il ne voulut pas sortir, pour rester sous cette impression. Nous fîmes servir le café dans notre chambre. Il récitait encore des vers grecs ou latins. Nous nous couchâmes tôt. Il regrettait de n'avoir pas emporté un livre ancien pour me le lire. Parmi les quelques volumes qu'il avait pris, se trouvait un Laforgue. Il le feuilleta et me lut la Femme, puis il le jeta.
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- L'homme n'agit jamais confraternellement avec la femme, fit-il tout d'un coup, amer.
- Mais, André, cela devient une obsession tu m'as déjà parlé ainsi au Bois.
- Ah!... je ne me souviens pas... Cela m'obsède, comme tu dis. J'ai mal agi envers toi: quand un ami me disait que tu étais jolie, j'éprouvais une sale sensation de mâle vaniteux. Je t'ai beaucoup plus aimée pour ta figure et ta ligne que pour ce qu'il y avait de vraiment supérieur en toi: tu sais t'oublier et faire abstraction de toi-même.
- Est-ce une supériorité? Si je vaux quelque chose, ai-je le droit de le sacrifier... à une Naatje, disons?
- Ce sont des raisonnements, mais ton geste va droit au but nécessaire, et, si demain tu te trouvais devant une difficulté inextricable, ton instinct te montrerait sans une hésitation ce qu'il y aurait à faire, et tu le ferais... Mais les épreuves sont finies pour toi, nous sommes encore jeunes et nous allons avoir de longues années de bonheur ensemble: plus un chagrin ne te viendra de moi, plus aucune influence n'aura prise sur moi.
- Comment peux-tu te mettre en tête que tu as mal agi? Moi aussi, je t'ai aimé pour ton rire et pour les gestes de tes mains.
- Voilà, tu me donnes raison, mes gestes et
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mon rire font partie de ma mentalité... Toujours la femme, même quand elle aime un imbécile, lui attribuera des qualités supérieures d'intelligence et de moralité, tandis que nous!... J'ai cru faire beaucoup en te donnant quelques professeurs, mais je n'ai pas fait la moitié de ce que j'aurais dû. Je te laissais pendant des mois seule à la campagne, et, quand je venais te voir, je recevais des lettres de ma mère, disant qu'il me fallait revenir pour tenir compagnie à mon père; et je repartais, te laissant encore seule, toi qui as tant besoin de communiquer tes sensations... Puis, dans quelle position équivoque te mettais-je, jeune et jolie comme tu étais? toute bourgeoise m'aurait trompée... Pourquoi ne t'ai-je pas prise dans ma vie? nous aurions dû vivre ensemble depuis longtemps.
- Je te répète, cela devient une idée fixe. J'ai souvent été seule, mais puisque tu te devais à tes parents...
- Oui, ce sont mes parents qui m'ont fait commettre cette iniquité. Ils ont procréé un eufant pour eux, et, eût-il soixante ans, il ne pourrait avoir de personnalité... Je dois penser comme eux, je dois agir comme eux, je dois manger comme eux, et mon père dit que, si son fils ne devait pas partager ses idées, il léguerait toute sa fortune à n'importe qui pensant comme lui... Ils n'ont pas insisté quand j'ai abandonné
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la médecine, pour mieux me garder sous leur dépendance... Ma mère a vécu dans la terreur que mon père ne me déshérite, et, quand il devait revenir de voyage, elle me chauffait d'avance: il ne fallait pas le contrarier, il avait travaillé toute son existence pour m'acquérir l'indépendance, je ne pouvais lui causer cette peine de montrer que je pensais autrement que lui, ce serait détruire tout l'idéal et le but même de sa vie... Surtout je ne devais pas lui parler de la femme, puisqu'il ne les supporte pas... Alors, quand il rentrait, j'étais comme un petit garçon: au lieu de discuter mes idées, il fallait acquiescer aux siennes; au lieu de pouvoir parler de la femme comme d'une compagne, il fallait en parler comme d'une inférieure... Quant aux questions d'art, c'étaient des balivernes... Si je déviais aussi peu que ce fût des préjugés de mon père, je voyais le regard terrifié de ma mère m'implorer...
‘Ainsi je n'ai jamais osé lui parler de toi: il sait très bien que tu existes, mais il ne veut pas que tu occupes une place dans ma vie, moins par préjugé contre toi que contre la femme et le mariage... Ma mère ne t'a admise que pour me faire croire qu'elle est mon esclave, et parce qu'un mariage bourgeois m'aurait éloigné d'eux... je suis leur toton... mais le jour où je voudrais te quitter, c'est elle qui se chargerait
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de te le dire... Tu sais, elle regrette que tu n'aies pas d'enfant...
- C'est ça, je t'ai toujours dit qu'elle me saperait n'importe comment.
- Comme ce livre de sociologie, ils m'ont élevé pour l'écrire... Si jamais j'écris un livre, ce sera un livre de vie: le reste des phrases... Mon père s'est emparé de l'idée du ‘Surhomme’; c'est homme qu'il faut être, mais, pour eux, être homme, équivaut à s'abandonner à toutes ses mauvaises tendances... non, être homme, c'est les combattre et essayer de devenir le meilleur possible...
- Mais, André, tu les juges si sévèrement... Pourquoi, les devinant si bien, t'es-tu laissé annihiler ainsi? Cela m'a souvent étonnée, et je me suis quelquefois demandé si tu m'aimais complètement.
- Tu vois, je t'ai fait douter de moi.
- Non pas, mais j'ai cru que tes parents et tes idées humanitaires passaient avant.
- Jadis, j'ai pu croire que la femme était un obstacle, mais depuis longtemps je vois qu'elle peut et doit marcher avec nous. En tous cas, arrive que pourra, je veux que désormais tu vives et luttes avec moi. Tu es ma femme, il n'y a que le mariage devant la loi qui soit contraire à mes convictions... Mon père fera ce qu'il voudra.
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- Ecoute, ne cassons pas les vitres, et, puisqu'il va s'installer à la campagne pour sa santé, attendons qu'il y soit... Et ta mère?
- Je lui dirai que, si elle ne veut pas que tu viennes chez moi, je m'installerai chez toi.
D'un geste câlin, il se glissa plus bas sous les couvertures, la tête sur ma poitrine. Alors je sentis que tout son corps était brûlant... Il s'endormit bientôt. Ses paupières battaient et une sueur l'inondait... Grand Dieu, comment le protéger contre ce qui nous attend? car quelque chose de sinistre nous attend... Comment faire pour que rien ne puisse l'atteindre?... Il tousse: peut-être est-il tuberculeux. Il faut, quoi qu'il arrive, qu'il guérisse... Il est riche, nous dépenserons jusqu'au dernier centime pour le guérir, je le soignerai nuit et jour... Qu'est-ce qui nous attend? De l'aide, mon Dieu, de l'aide!...
J'étais prête à crier au secours; je m'enfonçai le drap dans ma bouche, pour ne pas l'éveiller par mes soupirs. La chaleur de son corps me mit dans un malaise insupportable, mais le mouvement de sa tête sur ma poitrine était si confiant, ses mains aux doigts écartés pour chercher de la fraîcheur étaient si touchantes, que jusqu'au milieu de la nuit je le gardai enlacé. Puis il se dégagea de lui-même et se remit à me parler de notre vie future.
C'est la dernière causerie où il put lucidement
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développer ses pensées, et ce fut pour m'exprimer sou amour.
Nous rentrâmes au bout de trois semaines. Il informa tout de suite sa mère qu'il voulait habiter avec moi. Elle s'écria:
- Mais je croyais plutôt que cela allait finir entre vous deux...
Il pâlit et, les lèvres tremblantes, il lui annonça qu'il s'installerait chez moi, si elle croyait qu'il n'y avait pas de place pour moi dans leur maison.
- Oh! je ne dis pas ça, je ne dis pas ça... Du reste, je dois aller avec ton père à la campagne, et il te faudra tout de même quelqu'un ici.
Nous vécûmes plusieurs semaines, très tranquilles. Il était un peu agité, mais charmant. Puis, tout d'un coup, une nuit, il se leva, alluma le gaz dans toute la maison, remonta toutes les pendules et voulut sortir. Je parvins à le persuader d'attendre, puis doucement je le fis se recoucher. Il avait déjà oublié, et riait en me montrant le bon feu qu'il y avait encore dans sa chambre.
Que se prépare-t-il, grand Dieu, que se prépare-t-il?
Maintenant il s'asseyait dans un coin de la chambre sans dire un mot, comme sous l'impression d'un narcotique. Son ami médecin
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voulait absolument consulter un spécialiste, mais nous n'osions en parler à André. Nous convînmes qu'on le ferait passer pour unjournaliste qui venait lui parler de son livre.
Il vint. André était comme inconscient de ce qui se passait autour de lui. Il répondit doucement et par monosyllabes. Le médecin ne s'attarda pas. Il me prit à part, me dit que son état était très grave et la maladie déjà très avancée, qu'il marchait vers la paralysie générale.
- Je sais qu'il s'est fait une piqûre anatomique, tâchez de savoir si elle était syphilitique.
- Un de ses professeurs a dit qu'elle l'était, un autre a prétendu le contraire.
- Bien, j'irai moi-même chez eux: ils doivent se rappeler.
- Et, si c'est la paralysie générale, y a-t-il espoir de le guérir?
- Non, aucun: il peut y avoir une rémission de quelques mois, d'un an peut-être... mais, après, le mal reprend et suit son cours jusqu'à la fin.
Je fis venir sa mère, disant qu'André était malade. Quand je lui parlai du médecin:
- Comment, vous avez fait venir un médecin? mais vous êtes dangereuse... un homme livré aux médecins est un homme perdu, nous
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guérissons tout avec les purg[a]tifs et les vomitifs Leroi... Les médecins sont d[e]s ignorants.
- Ce docteur a demandé si la piqûre anatomique n'était pas syphilitique...
- Oui, elle l'était... J'ai fait analyser ses urines.
- Et il ne s'est pas soigné? et vous avez laissé cette maladie l'empoisonner?
- Il a pris cent doses de purgatifs et de vomitifs: aucune maladie ne résiste à cela. Il était guéri. Quant à admettre que mon fils puisse devenir fou, non, notre tête est trop bien faite.
- Comment, madame, vous saviez que cette piqûre était syphilitique et vous ne m'avez rien dit! Et vous auriez voulu que j'eusse des enfants? Ah!...
Une haine féroce passa sur sa figure.
- Oh! je ne l'aurais, même le sachant, pas quitté; nous nous aimions trop complètemen pour ne pas accepter n'importe quoi l'un de l'autre...
Un vacarme épouvantable nous fit nous précipiter sur les escaliers. C'était André qui avait jeté bas les rayons de sa bibliothèque; les livres gisaient à terre pêle-mêle avec les planches et des platras.
- Des étrangers ont osé signer mes livres, je
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vais les brûler et en faire imprimer d'autres, signés de mon nom.
Et il s'assit en riant.
Alors elle comprit qu'il se passait quelque chose d'atroce avec son enfant, et elle courut chez le médecin.
... Aucun espoir de guérison, mais tous les jours vous constaterez un progrès nouveau dans la maladie... Ils sont les maîtres, ils vont m'éloigner de lui. Eux sont incapables de le soigner, ce seront donc des étrangers qui manieront de leurs mains mercenaires cet être si fin... Ah! je le tuerai plutôt, et moi avec lui... Nous allons bien voir si, parce que nous ne nous sommes pas inclinés devant la loi, je n'ai pas de droits... Comment? quinze années d'amour ne donneraient aucun droit, et trois minutes devant le maire les donneraient tous... Je ne demande qu'à pouvoir le soigner et le garder le plus longtemps possible... Aucun moyen de guérison, aucun... Alors, d'ici un temps, André sera fou! fou!!... Et je sais cela, et je vais assister à cela!... Les parents n'y croient pas... est-ce bêtise ou vanité?... vanité... cela ne peut pas leur arriver, c'est bon pour les autres!... Maladie honteuse... quelle stupidité!! il était vierge quand il s'est fait cette piqûre anatomique...
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De là venaient donc son découragement, sa faiblesse à subir des influences en contradiction avec sa nature. Je me suis souvent demandé comment il se faisait qu'il n'évoluait plus, qu'il en restait aux idées de 48, qu'on lui avait inculquées, adolescent... Ah! mon pauvre adoré, comme il a dû souffrir - car cela s'est préparé depuis longtemps - lui qui croyait qu'il allait écrire le plus beau livre qu'on eût écrit! Je le vois devant le papier blanc, impuissant à matérialiser ses pensées, ses rêves d'un monde meilleur, plus harmonieux, fait d'amour et d'entraide. Quelles utopies! mais comme ce livre aurait été beau, car il y eût mis toute son exquise sensibilité...
Et voilà... perdu... et rien, rien à faire... Allons, Keetje, du courage! avale encore cellelà... Ah! celle-là va m'étrangler... soit, mais aussi longtemps qu'il aura besoin de toi, tu ne t'étrangleras pas... Cette couleuvre-là sera longue à passer, mais tu la supporteras: que deviendrait-il?... Lui vaut bien les petits...
Sa mère me dit qu'elle allait l'emmener à la campagne, que je ne pouvais pas les accompagner, qu'elle me conseillait de ne rien dire à André; cela pourrait l'exciter et lui faire beaucoup de mal.
Le lendemain, on le fit partir. Je sentis qu'elle me le prenait et que je ne le verrais peut- | |
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être plus. Je dus retourner dans ma maison, qu'heureusement je n'avais pas encore déménagée. Je la parcourais, comme une bête fauve, écrivant lettre sur lettre à sa mère, la suppliant de me le laisser soigner. Le troisième jour, je reçus un télégramme me disant de les rejoindre.
Il était au jardin. Quand il me vit, il fit ‘han’, me prit par la main et partit avec moi.
- Ils t'ont lâchée, ou t'es-tu évadée?
Puis, se parlant à lui-même:
- Keetje Oldéma... elle était si jolie et si pauvre, et si pauvre, fit-il, en se tournant vers moi. Ils l'ont mise en prison.
- Mais je suis ici, je ne pars plus.
- Tu resteras avec moi. Quelle idée de te mettre en prison, parce que je suis anarchiste... Mais, toi, tu n'as rien fait, c'est parce que tu es pauvre...
Je sus qu'il avait hurlé nuit et jour après moi, croyant qu'on m'avait emprisonnée.
Le père maintenant m'acceptait d'emblée... Je suis sûre que c'était encore la mère qui avait tout exagéré, pour intimider André... Il fut convenu que je m'installerais avec lui à la campagne, près de la ville pour les facilités. Eux, les parents, craignaient trop les émotions.
Je trouvai, aux portes de Bruxelles, une an- | |
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cienne maison de campagne, au milieu d'un grand jardin entoure d'un mur, où je pouvais lui laisser toute liberté. Il n'a jamais voulu que de moi, pendant sa maladie, ou de Naatje qu'il prenait souvent pour moi, bien qu'elle fût brune. Après quelques jours de vacances que le docteur m'avait imposés et où il était resté avec elle, il se fâcha en regardant mes cheveux qui avaient fort blanchi dans les derniers témps.
- Comment, je t'avais fait une chevelure brune, et tu es de nouveau grise?...
Il voulut me frapper, mais il fut si effrayé de son geste, qu'il me prit les mains.
- Allons, c'est bon, tuas au moins remis ton joli nez...
Dans ses courses autour de la maison, il me prenait par la main quand je me trouvais sur son chemin, et, sans un mot, m'emmenait avec lui. Quand il était agité, je glissais son bras sous le mien et, en nous promenant au jardin, je chantais doucement la gloire du grand écrivain André: cela le calmait toujours.
Un jour, il fut lucide et se rendit compte de son état. Ce fut atroce; il se prit la tête à deux mains et haleta:
- Je deviens fou, mon cerveau chavire, qu'y a-t-il? que m'arrive-t-il? Je ne peux plus travailler, plus penser, je fais des choses insen- | |
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sées. Aide-moi, Keetje, dis-moi ce qu'il y a.
- Rien, cher, rien, tu es fatigué, tu ne peux pas travailler maintenant, c'est tout.
- Ta figure est trop décomposée pour que ce ne soit rien; qu'y a-t-il? dis-le-moi... je deviens fou... si... si... je le sais, je le sens.
Il tremblait comme la feuille et, les deux mains sur mes épaules, son regard m'interrogeait, terrifié. Puis, comme une bête traquée, il regarda autour de lui, en me tenant toujours par les épaules.
- Où sommes-nous ici[?] Ce n'est pas notre maison... Fou! je deviens fou, et, toi, que deviendras-tu? J'ai déposé pour toi chez le notaire... Fou, André devient fou... mon cerveau, mon cerveau... Fou... fou... fou...
Il m'entoura de ses bras, et, la tête sur ma poitrine, bégaya:
- Fou, André est fou...
Je l'assis sur le divan et m'agenouillai devant lui. Puis, je ne sais plus quel discours j'ai tenu: j'ai parlé, parlé, le persuadant sur tous les tons qu'il avait toute son intelligence, mais, à part moi, je faisais le voeu, si ce retour de conscience ne pouvait être définitif, que cette lueur s'éteignît afin qu'il ne souffrît plus.
En m'écoutant, tout doucement l'expression terrifiée disparut, pour faire place, hélas! à l'égarement le plus absolu.
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Il y avait des jours où j'avais soif de me remémorer l'André de jadis. Alors, je laissais l'André malade avec Naatje, et je courais m'enfermer dans ma chambre, et, avec ses portraits et ses lettres, je le refaisais. Nous nous promenions dans la forêt, il me parlait de sa jolie voix chaude et claire, son beau regard cherchait les réponses dans mes yeux: il m'expliquait, ses grandes mains fines gesticulant, combien il serait facile de rendre l'humanité heureuse, et, quand je ne comprenais pas, il recommençait, disant qu'il expliquait mal... Puis nous cueillions des fleurs et apportions en ville d'immenses bouquets de genêts ou de sainfoin. En hiver, nous nous amusions à nous jeter des boules de neige, et il riait, la bouche large ouverte, et se protégeait d'un bras la figure.
Et fini... Sa belle voix, il ne sait plus la gouverner, son regard est hagard, il branle sur ses jambes... Cependant je voudrais le garder, et rester toute ma vie à côté de lui pour le soigner... pourvu que je puisse le garder... il y avait alors déjà des choses très pénibles pour moi, mais, puisqu'il ne s'en rendait pas compte, je les acceptais: une mère a aussi les langes de son enfant, et elle doit aussi le faire manger... pourvu que je puisse le garder... Mais, quand vint la gangrène!! et que je vis
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dans la plaie du talon l'os, et dans les plaies des cuisses les veines et artères tendues, d'un bord de la plaie à l'autre, comme des cordes sur un violon, alors ma tête faillit éclater aussi, et je souhaitai qu'il fût mis fin à son martyre.
Je demandai au docteur d'où il venait que beaucoup d'aliénés détestaient surtout leur femme.
- André, quand sa mère vient le voir, n'a pas l'air de se rendre compte de sa présence, mais tous ses gestes doux et bons vont vers moi: moi seule, je sais le calmer.
- Les aliénés, madame, se souviennent mécaniquement, et cette prédilection est la preuve qu'il n'y a jamais eu de heurts ou de choses pénibles entre vous. Ceux qui sont méchants l'étaient déjà avant leur maladie, mais alors ils avaient la raison pour se contrôler. Chez André, rien de semblable, tout indique un être foncièrement bon.
Ce m'était une grande consolation de savoir qu'au moins le souvenir, même inconscient, de notre amour ne lui suggérait que des gestes et des regards d'affection.
Cependant, tous les jours, comme le docteur m'en avait prévenue, je voyais le mal progresser, jusqu'au déséquilibre le plus complet, où il n'eut plus aucun contrôle sur ses fonctions
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et ses agissements. Mais, même alors, ses mains se tendaient toujours vers moi.
Aucun de ses amis n'est jamais venu le voir ou n'a fait demander de ses nouvelles; les rares connaissances que je rencontrais quelquefois me disaient que je n'avais pas le droit de m'annihiler, que je me devais à moi-même; d'autres me faisaient entendre que je devais être bien sèche pour assister à cette déchéance, qu'eux en mourraient; d'autres, que je devrais prendre des infirmiers, que cela valait mieux pour le malade, et qu'au moins je ne me sacrifierais pas en pure perte...
Des infirmiers, j'en avais essayé au commencement, quand j'ignorais devant quoi j'allais me trouver, mais j'étais tombée sur des brutes qui voulaient régenter mon doux agneau: je les avais flanqués à la porte. Quant à moi... j'avais eu ses beaux jours de jeunesse et d'amour, et, maintenant qu'il avait tout perdu, j'aurais dû l'abandonner à des mercenaires, j'aurais dû demander pour quelque argent à ces indifférents de faire ce que, moi, je ne parvenais pas à faire avec tout mon amour et toute ma reconnaissance; j'aurais dû laisser manier cet être délicat, aux manières restées aristocratiques, par des paysans flamands qui quittent la charrue pour devenir domestiques d'hôpital et, au bout de six mois, aguichés par le gain, se placent
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comme infirmiers... Ah! non! plutôt y rester...
Sa mère venait de six en six mois, aussi parce que sa sensibilité en souffrait trop; son mari était du reste malade, et elle me dit un jour qu'elle aurait préféré qu'André mourût avant son mari, ‘pour des questions d'argent’.
- Car il vous a sans doute donné toute la fortune qu'il héritera de son père...
- Je ne sais, madame; André a dit qu'il avait fait un dépôt pour moi.
- Et vous voulez me faire croire que vous ne savez pas combien il vous donne! Laissezmoi voir ce testament, je vous dirai s'il est valable.
André m'a dit qu'il est chez un notaire.
- Alors c'est sérieusement fait... et chez quel notaire?
- Je ne sais pas.
Cela dura quatre ans, avec la gangrène pendant les derniers six mois. Le médecin me disait que nulle part les plaies n'étaient aussi bien soignées et bandées.
Son père mourut entre temps. Sa mère ne vint plus pendant les derniers six mois.
Quand j'eus enseveli André, je commandai les funérailles et je fus seule avec Naatje à l'enterrer. Je n'avais pas cru nécessaire de prévenir qui que ce fût. Pendant quatre années personne
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ne s'était informé de lui: la pudeur m'interdisait de les déranger.
Maintenant je ne savais plus... Avais-je du chagrin?... il y avait si longtemps qu'il était mort... J'étais abrutie... Je n'avais plus de mémoire... Je ne dormais plus... Je vomissais tout le temps... J'étais surtout insensible... Mon avocat arrangea mes affaires. Le médecin m'envoya en Suisse.
Je n'ai plus revu la mère d'André.
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