Keetje
(1919)–Neel Doff– Auteursrecht onbekend
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l'hiver dans l'appartement, je voulais lui faire respirer un peu d'air frais. Chemin faisant, en m'entretenant avec ma petite bête qui avait peur de tout, je vis une charrette à bras, chargée de sable, attelée de trois chiens crottés, hâves et farouches; ils avaient le cou tendu vers une maison où un boucher délivrait de la viande; à côté de la charrette, une femme, aussi crottée et hagarde que ses bêtes. Je dis à Bézy, en lui montrant les chiens: - Regarde, ils meurent de faim... La femme m'avait entendue, et, poussant furieusement la charrette et excitant les chiens contre moi, elle me suivit en m'invectivant: - Oui, belle madame, nous mourons de faim: moi, que tu ne comptais pas, aussi bien que mes bêtes, et, si tu veux savoir depuis quand nous n'avons pas mangé, c'est depuis hier midi. A six heures du matin, eux et moi nous étions attelés à la charrette, et nous ne parvenons pas à vendre un seau de sable... Encore si c'étaient des moules, pourrions-nous manger notre marchandise, mais du sable... Oui, nous mourons de faim, bonne madame, à quoi sertil que tu le constates? pas pour nous aider sûrement, et, quand tu nous aides, ce n'est jamais bien lourd... Ah! une petite caille comme toi leur conviendrait tout à fait, et ils ne laisseraient | |
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rien sur tes os mignons... Et même le singe que tu portes sous ton manteau, de cinq cents francs pour le moins, nous ferait grand plaisir: il y passerait, poil et tout, et j'en réclamerais bien une côtelette... Elle continuait d'exciter ses chiens; les passants me dévisageaient, amusés. Bézy, terrifiée, montrait néanmoins bravement les dents; moi, j'étais moins fière, et je hâtais le pas vers la maison. Pendant que j'attendais qu'on m'ouvrît, elle ne cessait de m'interpeller: - Une belle maison comme une belle dame... il doit faire chaud et moelleux là-dedans... Ses sarcasmes s'entrecoupaient de hoquets: les chiens s'étaient affalés dans la boue. - Virginie, donnez quelque chose à manger à ces bêtes, et deux francs à la femme. - Madame n'y songe pas, c'est une soularde: dix centimes suffisent. La femme continuait de fulminer. - Virginie, faites-la taire ou allez chercher la police... non! non! pas ça, mais faitesla taire. - C'est cependant le seul moyen, madame, de se débarrasser de cette mégère. - C'est bon, laissez-moi. Ah! larbine, tu es digne de moi, comme je suis digne de toi... ‘Ton manteau de cinq cents francs’, a-t-elle dit... Il en a coûté | |
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le quadruple, mais cinq cents francs lui semblaient une fortune... Et pourquoi ai-je fait cette réflexion: ‘ils meurent de faim...’ Je n'en continuerai pas moins à avoir, dans le fond d'un tiroir, de l'argent pour m'acheter des [f]anfreluches et offrir des colifichets à des amies qui n'en ont pas besoin... ‘Ils meurent de faim’... Pourquoi cet apitoiement stérile? Pourquoi cette larme à l'oeil?... Ah! au diable, quand vais-je donc me ficher la paix? |
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