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Villes des Flandres
J'aime l'approche d'une de ces vieilles cités flamandes, vers l'heure du soir, lorsque le crépuscule, au loin, brouille confusément les choses. Sur la longue traînée couleur de soufre pâle à l'horizon, les tours antiques se profilent, sveltes ou massives, dentelées, ajourées, crénelées; et de la ville sourdement ronflante, énorme et tassée en masse sombre autour d'elles, montent au ciel encore limpide de lourdes vapeurs grises, comme de tragiques encens.
Ces vieilles tours, dont les cloches bourdonnent, dans l'ombre et dans le vague de la nuit qui tombe, c'est comme une résurrection grandiose et dominatrice du Passé; et de la douce mélancolie du soir, qui, lui aussi, est le passé d'un jour, il semble se dégager une tendre et rêveuse impression d'harmonie.
Le présent s'oublie et le souvenir évoque des visions. Il semble voir revivre les formes et les couleurs d'autrefois: les pourpoints de soie et de velours, les belles épées damasquinées, les grands chapeaux à plumes, les robes de brocart, les collerettes de dentelles et les hennins; et les litières à palanquin, les haquenées aux selles si richement brodées et les carrosses de pourpre et d'or: toute la glorieuse et rutilante joie de l'oeil, dans le décor connu et féerique de quelque grand'place où les dorures s'incrustent et s'entrelacent en lamelles et en festons parmi les colonnes, les architraves et les frontons, qui au soleil couchant reluisent comme les fronts d'or tout pur des vieilles maisons superbes.
C'est la vision, c'est le rève! - C'est le regret d'une beauté et d'une grandeur qui ne sont plus! C'est la gloire détruite et morcelée, dont l'amoureux du Passé recherche avidement jusqu'aux derniers débris et jusqu'aux traces les plus minimes.
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Ils existent, pourtant, ces restes, et combien beaux et émouvants encore! Qui dira le charme intense dont s'attendrit notre sensibilité à l'aspect inattendu de tel petit canal ou de telle minuscule ruelle, où, brusquement, du sein de la banalité des constructions environnantes, surgit, pour ainsi dire, un groupe, une famille de vieux petits pignons intelligents et souriants, se regardant, se mirant, serrés les uns contre les autres, penchés les uns vers les autres, comme autant de petites choses vraies, saines, solidairement existantes, vivantes et vibrantes, au milieu de la tristesse morne et des négations esthétiques qui les entourent? Leur faiblesse relative, leur rareté toujours plus grande, leur destination fatale à disparaître un jour, sans doute totalement, sous la poussée de plus en plus envahissante des bâtisses utilitairement modernes, nous les rendent précieuses, infiniment.
Nous les cajolons du regard, nous les protégeons de nos espérances et de nos voeux, nous calons d'un support idéal et invisible leur toiture fléchie, leur mur bosselé, leurs ogives effritées, de crainte que la main destructive de l'homme restaurateur, retoucheur, n'y restaure, n'y retouche quelque chose. Leur forme et leur couleur sont gravées en apparitions définitives dans notre mémoire et la moindre altération des contours et des tons bien connus nous choque et nous blesse. Elles semblent, dans leur faiblesse et dans leur petitesse, les prolétaires de ce Passé, dont les grands monuments, les beffrois, les halles, les cathédrales sont les magnats et les princes.
Ceux-ci restent généralement vénérés et respectés. Ils demeurent la gloire et l'orgueil des villes qui les possèdent; et l'outil restaurateur n'y touche parfois, heureusement, que d'un geste révérencieux et timide. Aussi bien, dans quelquesunes des cités que glorifient ces merveilles d'autrefois, la vie du grand Passé est-elle restée puissante et d'une noblesse dominatrice si intensement définitive, qu'elle y paraît contraindre à jamais, dans une médiocrité insurmontable, l'expansion plus banale de l'existence de nos jours. Telle, Bruges, Bruges-la-Morte, reine silencieuse du grand Passé flamand! Le silence y règne, impérieux, austère et morne, un vrai silence de Venise. Les rues et les maisons modernes y détonnent en formes triviales, en faux bariolages, en puéril
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clinquant. La voix des choses y parle par le grave son des cloches. C'est la voix même de l'antique cité; et le moindre cri ou chant moderne semble y jeter dans le silence du recueillement comme des échos répercutés d'alarme.
Vains regrets d'un passé qui ne doit plus revivre...
Là, où, autrefois, le tisserand artiste, penché sur son métier dans la pénombre des petits carreaux verdâtres, oeuvrait, avec amour et patience, de lentes merveilles de dessins et de couleurs, se dressent à l'heure qu'il est les accablantes fabriques. Les jolies ruelles tortueuses aux tout petits pignons pressés, serrés les uns contre les autres, dans une gamme de nuances infiniment harmonieuse, sont devenues de larges et rectilignes artères aux tons neutres, avec de hautes, et spacieuses, et droites habitations; et au lieu du lent carrosse et du noble palefroi s'y meuvent, rapides, bruyantes, bruissantes et cahotantes, les locomotions modernes. - L'homme et la femme y courent, agités, préoccupés, cherchant on ne sait quelle chose, que nul ne semble découvrir. C'est l'agitation compacte, pressante, bousculante de la lutte pour l'existence. L'objet d'art d'usage journalier, qui était un des charmes du ‘home’ jadis, l'objet consciencieusement travaillé, ciselé, buriné avec amour par un créateur sensible, ne se crée plus, ne se demande plus. Le temps manque, et aussi l'argent. Il faut l'article utilitaire, hâtivement fabriqué, aussitôt remplacé qu'usé et à portée de toutes les bourses. On ne demande presque plus nulle part l'oeuvre individuelle de l'homme, où il a mis quelque chose de son âme, on veut le travail égal et anonyme des machines. - Et celles-ci sont souvent fortes et belles, d'une beauté et d'une grandeur chaque jour plus parfaites! Une filature! un tissage mécanique! Quelles admirables merveilles! On s'oublie pendant des heures à contempler ce travail puissant et régulier, ce rythme grandiose et superbe de l'oeuvre mécanique! Ces beaux métiers, dont chacun fait, avec une si
suprême aisance, la besogne de tant de bras et de cerveaux humains, ne dirait-on pas qu'ils sentent, qu'ils jugent et qu'ils pensent? Quelle étonnante révolution des choses! Autrefois, l'artisan pensait et la machine rudimentaire était l'interprète souvent rebelle et peu sensible de sa conception. Aujourd'hui, ne dirait-on pas que la mécanique, créée et
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grandie jusqu'à l'immense par le génie de l'homme, en est arrivée à posséder une intelligence et une faculté de conception supérieurement intrinsèques, dont elle communique la sensibilité raffinée à l'artisan réduit au simple rôle de manouvrier? Ne dirait-on pas la mécanique devenue homme et l'homme devenu mécanique? Ne dirait-on pas une récompense, une consolation et un repos, offerts par la nature à l'homme, comme prix de tant d'efforts, de tant d'études et de recherches constantes?
Hélas! nous touchons ici au problème d'une grande douleur sociale. La mécanique admirable a fait du bien et elle a fait du mal. Elle a donné du pain et du repos et elle en a retranché. Des forces contraires, adverses, des nécessités, vitales peutêtre, de concurrence et partant d'existence, mais parfois aussi des forces sans mobile élevé injustes, ont amené des situations de tristesse et de rancune, là où un espoir, qui ne paraissait pas une vaine illusion, était censé apporter à tous un peu de bien-être et de bonheur. L'ouvrier se sentit, non sans raison, menacé et frustré et il se solidarisa bientôt, comme au temps des métiers et des gildes d'autrefois, et devint cette grande force de coopération économique, sociale et politique qui, actuellement, érige partout ses dépôts, ses temples et ses tribunes dans les cités flamandes. Ce sont d'intenses centres de vie collective et peut-être d'ardents foyers d'avenir. Là s'élaborent, parmi des erreurs et des mécomptes sans doute, mais dans l'ardeur d'un réel désir de justice, bien des recherches de vérités encore voilées; là, dans tous les cas, vibre une vigoureuse et incessante activité, qui se répand au dehors et coule, comme une onde frémissante et rafraîchie, de tous côtés en mille artères ramifiées.
Le contraste est grand, dans nos villes flamandes, entre cette activité militante, manifestée au grand jour de l'existence moderne, et de la vie séculairement enclose des couvents sombres et des calmes et riants béguinages. C'est du passé encore, avec de lointaines réminiscences, à la fois consolatrices et apeurantes, de troubles et complexes images d'inquisition, de souffrance, de charité et de douceur. - Puis, aux extrêmes faubourgs des villes, un autre élément, très curieux, s'est implanté et peu à peu très largement répandu: c'est
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l'élément rural des immigrés de la campagne. Ils sont venus habiter les villes, ouvriers pour la plupart, dans tel faubourg où aboutissait naturellement la route de leur village; et aux portes des cités se sont ainsi formés plusieurs noyaux campagnards, où persistent les habitudes et où continuent à se parler les différents dialectes régionaux.
Ainsi apparaissent les villes flamandes, de même que toutes les cités à la fois anciennes et modernes, comme de grands phalanstères non amalgamés, où le passé se dresse, sévère, charmant ou fruste, tout à côté de l'actuel, du banal et du connu de nos jours. Certes, il y a manque d'ensemble et d'harmonie entre deux éléments aussi disparates; mais combien sont belles nos grandes villes flamandes, même les moins belles, même les plus déshonorées par de fâcheuses restaurations ou par des embellissements absurdes, comparées à ces monstrueuses agglomérations des Nouveaux-Mondes, à ces barbares New-York, à ces sinistres Chicago et Melbourne, dont la laideur couleur de boue, correcte et tracée au cordeau, révolte chaque fibre esthétique de l'âme et semble un outrage provocateur et suprême à tout ce qui fut jamais apparenté au sentiment et à l'expression de l'art.
Nous avons été un moment menacés de cette contagion envahissante du lugubrement laid, il y a quelque vingt années. Certaines de nos villes commencèrent à se créer de ces carrés, de ces pâtés de maisons toutes semblables, de même forme, de même hauteur, de même couleur, de même hideuse laideur. Le mal, heureusement, fut enrayé, on s'arrêta avant d'en être arrivé aux abominations des ‘flat-houses’ et des ‘sky-scrapers’ américains ou australiens; et depuis lors un goût plus élégant, plus varié, une esthétique plus spontanée et plus individuelle semble avoir rajeuni l'architecture de l'habitation nouvelle. Elles sont souvent jolies, riantes et fraîches, ces maisons des nouveaux faubourgs élégants de nos villes, si diverses de formes et de couleurs, d'un charme parfois un peu cherché et mièvre, mais décoratif tout de même, avec les petits balcons, les jardinets et les terrasses fleuries; et on y sent comme un désir de retour vers la nature, vers la source vraie de tout charme et de toute beauté. A mesure que l'on se rapproche de la campagne, les habitations apparaissent moins serrées les
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unes contre les autres, elles s'élargissent, et bientôt, ne se touchant plus, deviennent des villas et des cottages, enfouis dans la verdure de jeunes et frais jardins. Ne serait-ce point là la ville de l'avenir, une cité fleurie et verdoyante, cont les maisons ne se toucheraient pas, une immense et salubre ville de maisons de campagne, où les moyens de communication, sans cesse perfectionnés et plus rapides, supprimeraient les trop longues distances?
Parmi les villes de Flandre qui intéressent, charment et émeuvent peut-être le plus profondément notre sensibilité, sont les petites et les très vieilles, comme Ypres, Furnes, Dixmude, Audenarde, où la vie moderne, plus encore qu'à Bruges, est assoupie et comme écrasée sous les vestiges de la puissante grandeur passée. Là, rien ou presque rien de disparate. On sent l'impuissance définitive de la petite provinciale de hasard contre la grande dame souveraine de jadis. Il faut les voir, groupées, tassées, comme des petites bêtes cherchant appui et protection, toutes ces vieilles maisonnettes, accrochées et collées comme des huîtres aux solides et noires assises de ces hautes cathédrales, de ces halles immenses, de ces hôtels de ville et beffrois gravement somptueux. L'antique loi féodale du suzerain et du vassal, du serf esclave et du maître protecteur, semble y régner encore. Ici, nulle hostilité, nulle lutte active ou latente entre le présent et le passé; on dirait l'existence de donjon et de chaumière encore, et cette impression augmente par le recul et la distance de la vision apparue. Voyez de loin, par exemple, Audenarde, cette apparition exquise du passé, dans la jeune et fraîche verdure éternellement renouvelée de son vallon. C'est un charme! L'immense et grise tour de Sainte-Walburge domine, telle une géante débonnaire, le groupement des petits toits serrés tout autour d'elle, comme un grand et grave berger domine son timide troupeau. L'hôtel de ville reluit, tout dentelé de pierres et d'or, et le guetteur d'or, au haut du clocheton, étincelle dans l'azur ainsi qu'un jeune Dieu, invulnérable, maître et gardien adoré de tout un petit peuple. Et tout autour de la petite
cité, surgissent ci et là d'autres vieux murs et donjons protecteurs, tout un rempart de solide et sereine vieillesse, qui domine, protège et garde, éternellement.
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L'âme et la pensée des villes flamandes, qui s'exprimaient jadis presque exclusivement dans la seule langue nationale flamande, ont subi, au cours des temps, comme sous une force fatale et invincible, l'infiltration dominatrice et progressive de la langue française. Cette influence conquérante fut bientôt telle, notamment dans les classes aisées de la société, que la langue française y parvint à remplacer presque totalement la langue flamande. Bientôt le flamand, confiné dans ses divers dialectes, ne fut plus que la langue des paysans, du peuple et de toute la petite bourgeoisie des villes flamandes, et ne s'entendit plus dans la bouche des personnes de situation plus élevée, que lorsqu'elles s'adressaient à des inférieurs.
On sait quelles luttes et quelles colères suscitèrent et suscitent encore, les efforts des apôtres du flamingantisme, pour rendre à la langue nationale flamande le rang et l'importance qui lui sont rationnellement dus. Hélas! il faut oser le dire, la noble cause eut souvent comme chefs de déplorables défenseurs, qui lui firent infiniment plus de mal que de bien. Des agitateurs brouillons s'enthousiasmèrent à faux, et, sous prétexte de défendre la langue et la nationalité flamandes, s'ingénièrent avant tout à invectiver la langue et la nationalité françaises. Leur ignorance et leur incapacité furent aussi énormes que leur présomption. Eux, les défenseurs attitrés et presque patentés d'une langue nationale flamande, qui était toute à ressusciter des divers dialectes, ne parlaient jamais, en dehors de leurs séances officielles, cette langue qu'ils avaient mission de faire revivre et respecter, mais pataugeaient eux-mêmes en plein patois, ou, plus souvent encore, parlaient quelque français approximatif. Ils ignoraient leur littérature et méprisaient les vrais efforts de quelques artistes consciencieux et travailleurs; et, lorsqu'ils sortaient parfois de leur inertie veule, c'était presque toujours pour commettre les plus inconcevables maladresses.
Mais, si nous estimons qu'on ne saurait être d'appréciation trop sévère à l'égard de ces mauvais chefs de jadis, qui ont discrédité une cause si belle, il faut s'empresser de reconnaître avec joie que ceux d'aujourd'hui ont une conception infiniment plus haute de la noble et juste lutte. Les chefs nouveaux
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ne procèdent plus d'après le système absurde de haine contre l'étranger, mais d'après celui de véritable et de fécond amour pour la langue et la patrie flamandes. Ils ont, ce qui manquait tellement aux autres, la vraie fierté nationale, et leurs efforts tendent à propager et à communiquer cette fierté tout autour d'eux! Ils respectent leur langue, à laquelle ils rendent chaque jour, avec une ténacité soutenue, un peu de sa beauté et de son lustre et ils exigent que d'autres la respectent et la défendent comme eux. Le ronflement des mots creux leur est hautement déplaisant, ils chantent le moins possible les Vlaamsche Leeuw et autres chants de bravoure vide et ne se compromettent pas dans des célébrations et des manifestations où leur idéal plus pur n'a rien à voir; mais lentement et sûrement, ils se contentent de poursuivre, à travers toutes les classes de la société, la conquête de leurs justes droits, avec une ferveur, une dignité et un calme, qui paraissent bien devoir aboutir à un définitif triomphe.
Ils auront accompli une oeuvre vraiment grande et belle, car ils auront rendu aux Flamands leur réelle nationalité longtemps compromise et même perdue. Nous sommes Belges, politiquement, et nous pouvons aimer d'un grand amour notre Belgique comme une patrie nouvelle; mais la vraie, l'ancienne, la traditionnelle, elle dont nous, Flamands, portons les racines profondément pénétrées au coeur même de notre sol, c'est la Patrie Flamande, le coin de terre, ville ou campagne, dont nous sommes pour ainsi dire les authentiques produits vivants, et où peuvent, certes, pousser et fleurir des plantes étrangères, peut-être bien plus grandes et bien plus éclatantes, mais jamais aussi profondément, aussi matériellement, aussi naturellement saines et vraies...
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