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Les lettres flamandes
C'est le plein jour, au grand soleil radieux. Entre les massives lignes d'arbres qui, de toutes parts, encadrent l'horizon, les prés sont verts, à l'infini, mouchetés de troupeaux bigarrés, inondés de lumière, pareils à de grandes floraisons rousses et blanches, lentement mouvantes. Dans le ciel diaphane, de blancs nuages floconneux semblent immobiles, portés très haut et très légers. La rivière dort, calmement sinueuse, mirant les fermes frustes, les toits de chaume émergeant des vergers en fleur, les vieilles petites églises blanches. Et la brise est chargée de troublantes senteurs qu'on ne salt définir, tandis qu'une impression de sève puissante se dégage et monte, avec le chant perdu de l'alouette, dans le ravissement de l'oeil et dans la griserie des sens. C'est la vie, la force, la santé; c'est la grande, la simple nature.
Ou c'est le soir. Le soleil est couché et, vers l'occident encore pâle, le vieux moulin de bois écarte en prière le squelette de ses ailes vues. Autour les blés ondulent, baignés dans une pénombre de mystère, inclinant leurs épis comme des têtes fatiguées, frôlées du vol silencieux des chauves-souris. Au loin, très loin, un chien de garde aboie. C'est l'heure du recueillement. Une cloche tinte, une autre répond. Une troisième, à des lieues, s'entend à peine. Puis, lentement, l'une après l'autre, elles se taisent, et dans le contemplatif silence, on n'entend plus, par intervalles plus espacés, que l'inquiétant aboi du chien, pendant que les feuillages immobiles s'assombrissent sous la voûte d'azur presque noire, où scintillent les étoiles. Au ras de l'horizon, entre les torses colonnes des troncs d'arbres et la frissonnante dentelle des feuilles noires, la lune se lève, toute ronde, toute rouge, vaguement enveloppée d'une buée rousse, comme d'une fumée de sang. Ou c'est la vie rustique d'un peuple demeuré primitif dans
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son isolement, rude, simple, ami des lourdes mangeailles, des copieuses beuveries, des grandes amours sensuelles. Ruiné par ses seigneurs, dominé par un clergé fanatique, resté à l'écart des secousses sociales et des remous d'idées nouvelles, ses hommes rouges, puissants, sentent l'engrais et la terre, mariés à des femmes qui leur ressemblent. Ensemble, eux et elles, sont une force, une sève, une unité avec les animaux et la terre de laquelle ils vivent et dont ils meurent; une chose entière, compacte, solide, féconde et simple comme la nature, leur mère à tous.
C'est l'admirable Flandre, que quelques artistes ont enfin sentie et possédée. Durant des siècles, elle apparaît littérairement stérile, inculte. Ce n'est qu'après 1830 qu'une génération se lève, ayant pour père l'écrivain Henri Conscience. Et il dit en la langue du peuple, le flamand, la vie de son peuple, mais en l'adultérant, en la romantisant. Déjà à cette époque l'influence française était considérable en Belgique, et ses ouvrages s'en ressentirent. Mais il fut le réveil après une longue léthargie, et, par lui, le peuple flamand apprit à lire. Il jouit d'une popularité immense, qui subsiste encore; il ouvrit très large et vraiment belle, comme une aurore de renaissance, la route à ceux qui, très nombreux, suivirent.
Puis, chose curieuse, l'effort, après lui, soudain fut enrayé. Nul, parmi la génération de poètes et d'écrivains qui succédèrent, ne sut plus émouvoir l'âme du peuple. Il y eut des tâtonnements, des erreurs, une sorte de malentendu entre les écrivains flamands et leur peuple. Il sembla que les artistes s'attardaient pendant que le peuple marchait de l'avant. Trop raffinés pour ceux qui étaient restés simples, trop simples pour ceux qui s'étaient affinés, dédaignés de ceux qui n'aimaient que les lettres françaises, peu aimés et peu connus de la Hollande, avec ses moeurs et son langage parlé si différents des moeurs et du langage des Flandres, les écrivains flamands venus après Conscience, l'initiateur, ne furent appréciés que par un petit nombre de lecteurs.
Peu à peu la situation devint lamentable, et elle empira encore lorsque, dans le but d'enrayer la décadence du mouvement, la protection officielle intervint. Le Flamand prit l'épithète de Flamingant et s'en servit pour arriver aux places lucratives et
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aux honneurs. Il s'agissait, pour le gouvernement conservateur, de préserver, par une idée étroite de protectionnisme, une partie du peuple belge de l'esprit révolutionnaire véhiculé par la langue française. Ainsi, au lieu de faire de leur langue et de leur peuple un idéal de culte et d'amour, les Flamingants s'en firent une arme de combat dérisoire, avec laquelle ils semèrent dans le pays beaucoup de discorde et s'enlevèrent d'innombrables sympathies.
Il y en eut pourtant quelques-uns, placés en dehors de la lutte officielle, que rien ne put décourager et qui, noblement, continuèrent de travailler, parce que l'impulsion, en eux, était aussi forte qu'une loi naturelle. Ceux-là sentirent l'âme, et la couleur, et la nature flamande, peut-être pas en sa forte grandeur, mais sûrement en sa saveur si personnelle et pittoresque. Et ils exprimèrent leurs sensations bien haut, sans aucune arrière-pensée, pour la seule et grande jouissance de dire ce qu'ils sentaient, comme ils le sentaient.
Parmi ces rares exceptions, il convient de citer en premier lieu, du côté des romanciers, les soeurs Loveling: l'aînée, Rosalie, si merveilleusement douée, morte au début de sa belle carrière; Virginie, la cadette, qui, dans ses nombreux livres, a surtout rendu la poésie intime de cette admirable terre de Flandre. Sur elle, l'influence française, si sensible chez beaucoup d'autres écrivains flamands, demeura sans prise. En vraie Flamande, elle a eu la réelle vision flamande des êtres et des choses de sa contrée natale, et, simplement, naïvement, elle nous a conté ce qu'elle avait vu et senti, sans même se douter qu'il existât d'autres manières de voir, de sentir et de conter. Elle est une synthèse des Flandres, très délicate et très précise, un peu menue, peut-être, comme Conscience en est une autre, beaucoup plus vaste et populaire, mais par là même, trop peu intense et condensée.
Après elle, ce furent Teirlinck et Stijns. Longtemps ils travaillèrent ensemble, comme jadis Erckmann-Chatrian. Et, lorsqu'ils se quittèrent, pour suivre chacun sa voie, un esprit commun parut si bien s'être communiqué de l'un à l'autre, que l'on ne remarqua presque pas de différence entre les oeuvres qu'ils produisirent ensemble et celles qu'ils écrivaient séparément. Chez le premier, peut-être un peu plus d'objec- | |
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tivité et de distinction; chez le second, plus de vigueur et de couleur; et chez tous deux, un tempérament facilement inflammable, exagéré, cherchant le mélodrame dans le drame, aimant les personnages aux passions fougueuses, s'exaltant, s'indignant, se mêlant à leurs types, empoignés et emportés comme eux par le pathétique de l'intrigue.
Parmi les poètes, Ledeganck et Van Duyse, contemporains de Conscience, furent les plus grands. Ils firent de beaux poèmes, Ledeganck en une langue byronienne, noble de fastueuses images, exprimées en des vers où chaque mot portait, Van Duyse plus rutilant, plus vibrant, souvent diffus, ayant dans sa langue bariolée le trouble inquiet et parfois impuissant des choses peu comprises qu'il voulait rendre. Après eux, c'est surtout Pol de Mont, travailleur ardent, inapaisé, assouvi d'enthousiasme et d'amour. Son oeuvre est considérable et complexe, d'analyse ardue, tantôt merveilleuse et tantôt puérile. Il chante infatigablement, pour le sublime comme pour le futile, pour tout et pour rien. Il chante comme il vit. Et plus calmes et plus sores, bien des poètes de valeur l'entourent, que la brièveté de cet article m'empêche de mentionner en détail.
Dans la pensée écrite d'expression flamande, c'est l'art dramatique qui semble le plus s'être attardé. A part les oeuvres de Nestor de Tière et de Franz Gittens, qui (celles du premier surtout) ont souvent une originalité qui ne manque pas de grandeur, on ne joue, sur les scènes flamandes, que des traductions de pièces françaises ou allemandes, la plupart du temps bouffonneries ou mélodrames, et quelques médiocrités du terroir, primées par la protection officielle. Là, plus encore qu'ailleurs, cette protection apparaît dans toute son inutile hideur. Toute libre enquête, toute idée avancée sont exclues d'avance. Il faut à tout prix être banalement médiocre, au diapason des officiels qui auront à juger. Sinon la prime échappe, et une pièce originelle flamande non primée ne se joue pas, ou presque pas. Il y a là une mare à curer avant que puisse éclore la vie nouvelle et saine. D'ailleurs, ainsi que pour les romanciers et les poètes, je dois me borner à indiquer brièvement la situation dans ses grandes lignes, afin de pouvoir dire encore un mot sur les jeunes.
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Chez ceux-ci on sent la tourmente. Ils savent beaucoup, en vrais fils de leur siècle. Et, par cela même, leur orientation est inquiète, mal assurée. Ils veulent le mieux, ils veulent l'idéal, et, cet idéal, ils le placent très haut, si haut, qu'ils perdent parfois la route qui y mène. Leur âme comprend celle du peuple, mais ils n'ont pas encore trouvé l'expression qui les mettra en contact avec elle. Sous bien des hésitations et des troubles, on peut pourtant discerner chez plusieurs d'entre eux une conscience de force individuelle, qui donne beaucoup d'espoir. Leur jeune revue Van Nu en Straks, qui rend bien l'impression de ces tâtonnements et de ces recherches, est en même temps un gage plein de promesse pour l'avenir. Ils travaillent sans relâche, ils aiment et ils souffrent, ils abordent les plus graves sujets autant que les plus simples; ils veulent parler à tous, aux ignorants comme aux instruits, et, certes, beaucoup déjà les comprennent.
C'est de leurs rangs, peut-être, que solidement, debout sur des bases nouvelles, surgira le continuateur de l'oeuvre commencée par Conscience; un fort et un brave qui, faisant table rase des erreurs et des préjugés, saura rendre la race flamande consciente de ce qu'elle contient de grand et de beau, et lui fera comprendre ce qu'elle est et ce qu'elle doit devenir.
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