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Les Mauviettes
C'est dans les prairies, l'hiver...
L'immense étendue, uniformément verte, d'un vert sans chatoiement, triste et comme usé, est bornée au loin par une longue ligne basse de bois sombres. Le ciel est gris et froid, lourd d'humidité. La bise, quoique faible, est glaciale.
Non loin de moi, au bas de la digue plantée de jeunes peupliers tous inclinés du même côté, se trouve une sorte de chaumière. C'est encore moins qu'une chaumière, ce n'est qu'un misérable abri composé de quelques pieux couverts de paille grise, clos du côté d'où vient le vent, ouvert en auvent de l'autre côté.
Là-dessous, accroupis sur une natte usée, se trouvent deux personnes. L'une d'elles, un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, est agenouillé et tient en main le bout d'une longue corde fixée là-bas à quelque chose de long et de grisâtre, vingt pas plus loin dans la prairie; l'autre, un gamin de douze ans, pâle et déguenillé, est à moitié couché contre la paroi de chaume. Tous deux, les yeux levés et le corps immobile, ils sondent le ciel gris d'un regard pénétrant.
Intrigué, ne comprenant d'abord pas ce qu'ils font, je me suis arrêté sur la digue.
Ah!... soudain j'y suis. Ce sont des oiseleurs!
Là, dans la chose longue et grise étendue quelques mètres plus loin sur la rase prairie, je reconnais le filet, que l'homme peut manoeuvrer au moyen de la corde; et, juste devant, sur un petit tas de terre fraîche, l'oiseau d'appât, la pauvre mauviette prisonnière, qui crie et sautille chaque fois qu'est mise en mouvement la longue ficelle, dont l'un des bouts se rattache à la patte de l'animal et l'autre à un bâton fiché en terre, également à portée de main de l'oiseleur.
Lentement, doucement, je descends par la pente de la digue
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dans la prairie et me dirige vers la hutte de chaume. Je dis bonjour à voix basse, je demande si je puis m'asseoir un instant, pour regarder.
Le jeune homme tourne vers moi un visage souriant, où, dans un teint d'un hâle uniforme, brillent deux yeux gris-clairs pleins de franchise. Il me rend mon salut, m'octroye d'un signe de consentement, l'autorisation demandée. Le gamin, nu tête, avec une calotte de cheveux d'un blond presque blanc, fixe sur moi de grands yeux étonnés, sans rien dire. Baissant les épaules, je m'accroupis sous la hutte, en face de lui.
- La capture est bonne? dis-je au bout d'un instant, m'adressant à l'oiseleur.
- Pas mal, mais je crois que ça va se gâter, je crains la pluie, répond-il d'une voix douce et creuse en regardant de ses beaux yeux clairs le ciel sombre. Puis, tournant à demi la tête, avec un geste de la main vers le fond de la hutte.
- Voilà ce que nous avons pris depuis l'aube, ajoute-t-il.
Je suis son geste du regard, et, dans un coin de l'abri, j'aperçois un petit tas de plumes mouchetées grises, brunes et jaunes. Le gamin se retourne, soulève le paquet, me le montre.
Ce sont les mauviettes. Filées en guirlande à une ficelle, elles semblent rapprocher leurs petits becs tout près les uns des autres, comme pour butiner sur une même proie, et les ailettes pendent en pointes étirées comme en une grande, grande lassitude, tandis que les pattes raidies ont leurs ongles aigus recourbés en dedans. A bien des petits becs colle un peu de sang figé. Il y en a une soixantaine, au moins.
- C'est beaucoup, il y en a beaucoup, n'est-ce pas? dis-je lentement, avec un faible sourire, l'âme étrangement émue.
- Oui, ça va. Hier, pourtant, c'était mieux. Hier, à la même heure, nous en avions au-delà de cent, répond le jeune homme sur un ton indifférent.
Mais, soudain, tournant la tête, il se baisse vivement, en gonflant les épaules, et de ses lèvres s'échappe un fin sifflement d'une mélancolie infinie, tandis que ses yeux perçants sondent l'air gris et froid au-dessus de l'immense étendue des prairies. C'est le timide appel des mauviettes qu'il imite. Il en
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entend venir, invisibles encore dans le ciel triste; et, en même temps, tirant la ficelle, il fait voleter sur la motte de terre fraîche l'oiseau d'appât, la pauvre mauviette attachée par la patte, qui, par ses faibles cris plaintifs, semble appeler près d'elle les petits camarades.
Oh!... les voilà! Dans l'air assombri, au-dessus du filet, retentissent aussi de fins sifflements, comme en réponse à ceux de l'oiseleur. Ils sonnent étrangement dans la triste atmosphère, et, soudain, nous apercevons les mauviettes mêmes, trois, quatre, cinq mauviettes, tournoyant effarées, irrésistiblement arrêtées dans leur migration par les cris d'appel et les volettements du petit camarade qui les veut près de lui, qui les supplie de venir.
Viendront-elles?... Ne viendront-elles pas? Oh! le petit prisonnier, continuellement secoué par la ficelle, sautille, appelle plaintivement avec tant d'insistance; elles doivent, doivent venir; une puissance fatale les attire, leurs cercles tournoyants s'accélèrent et se resserrent, descendent de plus en plus vers le sol. Déjà elles sont comme dans un tourbillon; on dirait que, fascinées, elles ont perdu toute force de volonté, de résistance; qu'elles ont perdu la faculté de diriger leur vol. Et, tout à coup... oh! c'est si triste!... tout à coup elles cessent de tournoyer, de pousser leurs petits cris plaintifs; elles planent quelques secondes, immobiles, sur leurs fines ailettes étendues; puis, silencieuses et obliques, comme si elles s'engouffraient dans un entonnoir, elles tombent sur la nasse.
Une brusque secousse à la corde, un froufrou du filet qui se ferme, et c'est fait. Les pauvres capturées courent un instant sous les mailles, pareilles à des souris prises au piège, pendant que le gamin accourt à toutes jambes. L'une après l'autre il les prend, et une simple pression du pouce et de l'index les achève. La nasse est de nouveau ouverte; les mauviettes, une gouttelette de sang au bec, sont apportées dans la hutte de chaume et enfilées à la ficelle, auprès des autres.
D'un air satisfait l'oiseleur a souri. Il sort de sa poche un rouleau de tabac tourné en spirale, en déroule le bout, y mord à même, en tordant le poignet. Puis, le morceau détaché, convoyé par un tour de langue vers la joue, y forme comme
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une bosse. Il mâchille un instant, d'un air de gourmandise, crache de côté un jet brunâtre.
- Une bande est en marche, dit-il à mi-voix, d'un ton presque mystérieux. Et, regardant d'un oeil inquiet le ciel nuageux, qui semble s'obscurcir encore:
- Pourvu qu'elles viennent avant la pluie, ajoute-t-il.
Brusquement il se baisse de nouveau, fait voleter l'oiseau d'appât, recommence son fin sifflement mélancolique.
Oh! oui, il y en a encore! Oh! il y en a! il en vient au moins une douzaine à la fois! Elles emplissent l'air lugubre de leurs cris plaintifs, elles tournoyent effarées au-dessus du filet, plaines de désir et d'angoisse, malgré tout irrésistiblement attirées par le solitaire petit camarade, qui les appelle avec une si étrange persistance auprès de lui, sur la motte de terre fraîche.
Presque immédiatement trois d'entre elles se laissent choir. La nasse se ferme et le gamin accourt, tandis que les autres s'envolent avec des cris d'effroi. Mais elles ne vont guère loin: elles disparaissent un instant dans l'atmosphère brumeuse, et, avant même que le filet soit entièrement rouvert, elles sont là de retour, de plus en plus anxieuses et affolées, répondant aux notes plus stridentes aux cris d'appel de l'oiseleur et aux volettements désespérés de la mauviette tiraillée par la ficelle. Elles sentent le danger et se le disent, mais elles cherchent maintenant les petits camarades disparus; elles les appellent et les pleurent; elles ne poursuivront pas sans eux la longue étape commune.
L'une après l'autre, planant un instant immobiles sur leurs ailes étendues, ainsi que des êtres désespérés qui mesurent la profondeur de l'abîme avant de s'y précipiter, cessant leurs cris plaintifs, elles se laissent tomber. Toutes, toutes elles y doivent venir. Pas une ne continuera solitaire le long et inconnu voyage. Voilà, c'est fait; la dernière est prise. Le gamin rouvre le filet, l'oiseleur accroupi sifflotte sans interruption, la main droite sur la corde, les yeux en l'air, guettant celles qui pourraient encore venir.
Mais au-dessus de l'immense étendue des prairies le ciel lourd s'est enfin fondu en une bruine glaciale. Au loin, sur l'horizon, la ligne basse des bois sombres s'efface dans le brouil- | |
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lard; un suaire humide, d'une inénarrable tristesse, descend sur la terre.
L'oiseleur se tait, frissonnant. Le gamin se renfonce sous la toiture de chaume, sa calotte de cheveux pâles déjà couverte comme d'une rosée de perles.
Encore un petit cri, aigu et court. L'homme se baisse, tend le cou, sifflote, fait voleter l'oiseau d'appât, qui n'en peut presque plus.
Deux mauviettes!... mais elles passent. Dans leur vol un instant dérangé elles ont fait un demi-circuit rapide, durant une demi seconde elles ont plané, immobiles;... mais, non, celles-là ne viendront pas, elles ne veulent pas venir, elles sont disparues.
La pluie continue de tomber, lente, glacée, monotone. Elle perce les vêtements usés, trempe les épaules, les genoux et les pieds. L'oiseleur et le gamin sont blêmes de froid, leur dents claquent, la peau, au-dessus des pommettes, devient bleuissante.
Bientôt l'oiseleur ne sait plus siffloter. Ses lèvres sont roidies. De sa main mouillée et tremblante il secoue encore de temps à autre machinalement la ficelle de l'oiseau d'appât, qui cesse bientôt de voleter, d'appeler; qui, enfin, ne bouge plus, mort à l'attache, sur le petit tas de terre.
Alors l'homme se lève. C'en est fait de la capture, ils ne prendront plus rien. Aidé par le gamin il replie le filet, le tasse dans un panier, avec les mauviettes attrapées dessus. A pas raidis, après m'avoir salué d'un bonjour, ils remontent avec leur charge sur la digue se dirigeant vers le lointain village. Et, dans la prairie, sous la froide et grise, oh! si indiciblement triste étendue du ciel d'hiver, il n'y a plus de mauviettes.
La Haye, juillet 96.
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