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Verhalen en opstellen in het Frans
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Petits Contes
Le cheval
à Camille Lemonnier
La scène a été très brève, et - ceci est un paradoxe, sans doute - à la fois très lente et très rapide.
Au milieu de la chaussée nouvellement réparée, vautrés dans le fin sable jaune, trois enfants jouaient. Je les vois encore très bien devant mes yeux, et, il me semble que je les verrai toujours, de même que je me rappellerai toujours la scène qui suivit. C'étaient une fillette de sept ou huit ans, figure vermeille, larges yeux bleus candides, cheveux très noirs et drus, retombés en désordre dans la nuque et sur les joues; un gamin de quatre ou cinq, gros, rouge et blond, avec un air de gnome dans sa culotte rapiécée, trop large et trop haute, que retenaient des bretelles usées, dont les boutons d'attache touchaient presque les petites épaules; puis un bébé sans âge, en jupe, assis sur le derrière, un bon petit avec de gros yeux sans expression et une tignasse blonde, très finement bouclée.
Je ne sais à quoi ils jouaient. A rien du tout, sans doute, à remuer le sable avec leurs menottes sales, à se rouler au soleil, à jouir comme des petites bêtes de la printanière douceur de l'air. Personne ne les surveillait; le tout petit hameau semblait assoupi dans une sieste bienheureuse, ses quelques huttes crépies comme abandonnées, aux deux bords de l'interminable route droite, plantée de deux rangées de hêtres.
Assis à l'ombre, sur un banc, devant l'unique auberge de l'endroit, je m'étais moi-même à moitié assoupi, fatigué de ma longue course en bicyclette. J'avais déjà, par cette ravissante et chaude journée de mai, une quarantaine de kilomètres
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dans les jambes; j'en avais encore presqu'autant à franchir, avant d'atteindre le but de mon excursion. Je sommeillais un peu, envahi par un bien-être, les yeux fermés, la courte pipe anglaise, d'où je tirais de temps en temps une demie bouffée, entre les lèvres; ma bonne machine, ma svelte compagne de route, grâcieusement inclinée vers moi.
De perçants cris d'effroi, tout d'un coup, m'éveillèrent en sursaut. Je bondis sur mes pieds, et, comme un éclair, je vis un spectacle qui me terrifia, qui me cloua, stupéfié, au sol.
Sur la chaussée, droit devant moi, à la place même où, tout à l'heure, se vautraient les enfants, un haut et lourd chariot couvert d'une bâche noire et traîné par un gros cheval brun, passait, assourdi par le sable, dans un doux cahotement. Et, du même regard, comme à la lueur du même éclair, tandis que mes mains frémissantes se pressaient contre mes tempes et que ma bouche s'ouvrait d'horreur pour crier, sans pouvoir émettre un son, je vis le conducteur du véhicule endormi à plat ventre sous la bâche, les deux plus grands enfants: la fillette et le garçon enfuis au bord de la route, et le petit, le bébé, resté seul au milieu, assis sur son derrière, inconscient du terrible danger. Je n'eus pas même le temps de m'élancer, le lourd cheval était sur lui!
Mais non... il n'était pas sur lui... Au moment même où je croyais assister à un écrasement horrible, je vis cette bonne bête s'arrêter pendant l'espace d'un quart de seconde, baisser la tête vers l'enfant, comme pour le flairer, puis, écartant largement ses pattes de devant et de derrière, passer lentement au dessus de lui avec le chariot, sans le toucher.
Des cris d'alarme, des clameurs, des portes violemment ouvertes; le garçon et la fillette hurlant sous les gifles; et, une femme qui se précipite, blanche, échevelée, affolée, ramassant, intact, le petit. Puis le voiturier qui, réveillé par tout ce bruit, saute de son chariot, se retourne, et, comprenant ce qui vient de se passer, se met à frapper à tour de bras du fouet sur sa bête, en lançant des jurons et des malédictions épouvantables.
C'est alors seulement que j'interviens. Je m'élance, les larmes
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aux yeux. Il me semble que je vais étrangler cet homme. Mais, avant même de l'avoir rattrapé, sans pouvoir comprendre comment cela s'est fait, ni comment cela est possible, je me calme, je suis tout à fait calme. Et c'est d'une voix douce, d'une voix pleine de réconciliation que je lui dis, en lui touchant le bras:
- Camarade, ne frappe plus cette bête, viens plutôt prendre un verre avec moi.
Il se retourne, cesse de frapper, me regarde d'un oeil méfiant, encore étincelant de colère. Et, entre nous, pendant une seconde se passe un drame inexpliqué, inexplicable. S'il frappe encore, s'il frappe encore une seule fois sur sa bête, je saute sur lui, je le terrasse, je l'étrangle; je sens cela, cela est sûr. S'il ne frappe plus je lui pardonne, et je sens que j'aurai fait une bonne oeuvre, que ma douceur remuera en lui, pour la première fois, une fibre d'humanité et de pitié qui, à l'avenir, tressaillira souvent encore.
Il ne frappe plus... il doit avoir lu, dans l'étrange flamme de mon regard, ce qui allait inévitablement se passer; il doit avoir senti, en son âme inculte, comme au contact d'un fluide sympathique, la douceur et la pitié qui rayonnaient de la mienne. Oui, il est soudain tout radouci, il jette son fouet sous la bâche et arrête le cheval.
Je me retourne; je hèle, dans la cohue gesticulante des gens maintenant groupés au milieu de la route, la femme du cabaret; je lui commande deux verres. Puis, allant vers le cheval, je lui prends la tête entre les mains et je la caresse, je la caresse, avec une effusion frémissante.
- Voiturier, dis-je, - je puis bien lui donner un peu d'avoine, n'est-ce pas?
- Comme il vous plaira, monsieur, répond l'homme d'un ton bas, presque honteux.
La femme est lá avec les verres; nous trinquons. Je demande une portion d'avoine pour le cheval. La cabaretière l'apporte, dans un panier.
Le charretier ôte le mors à sa bête, et, tandis que, d'un broiement continu et affamé, celle-ci mange à même le panier que je tiens dans ma main gauche, de l'autre main je ne cesse de lui caresser la tête et la crinière. Je le fais doucement,
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longuement, d'un geste lent et répété, caressant encore et encore les mêmes places, et tout d'un coup, étranglé d'émotion, bêtement je me mets à pleurer. Je ne puis renforcer mes larmes, elles coulent malgré tous mes efforts, elles coulent et elles doivent couler, elles mouillent les derniers grains que la bonne bête glane au fond du panier, en furetant des lèvres. C'est fini. L'auge d'osier est vide, le charretier remet le mors, le véhicule repart. Je tends à l'homme une main dans laquelle se cache une pièce de deux francs.
- Tiens, voilà de quoi prendre encore un verre en route.
L'homme n'osait plus parler, ni me regarder, tellement il était ému.
Je me suis encore arrêté un moment pour voir le chariot s'éloigner. Quelque chose a dû clocher, car, au bout d'un instant, le voiturier a de nouveau arrêté et est sauté à terre. Je l'ai vu tâter au collier du cheval, y arranger je ne sais quoi. Et, quand ce fut fait, avant de rentrer sous sa bâche, il a caressé sa bête dans la crinière, et lui a tapoté sur l'encolure, doucement, d'une main amicale. Puis il est retourné sur son véhicule, et, de la bâche, j'ai vu sortir le frétillant fouet, que l'homme faisait claquer et tournoyer en l'air, bien haut au-dessus du cheval, joyeusement, comme une protection encourageante, comme une chanson.
Alors, avec un lourd soupir de soulagement, je m'en suis allé.
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Le baptême
à Emile Claus
A trois, dans l'aveuglant soleil d'après-midi, ils ont quitté la petite ferme...
Ils suivent le blond chemin de terre entre les blés jaunis, constellés de bluets et de coquelicots.
Le parrain, long et maigre, épaules tombantes et jambes torses, figure osseuse et brune sous une casquette de soie noire, va au milieu. A sa droite est la marraine, - la soeur de l'accouchée, - fille forte et splendide, en long manteau de drap noir luisant et disparate bonnet de couleurs voyantes; à sa gauche marche la garde-couches, petite et ronde, également en manteau de drap noir, la face couleur d'avoine mûre, trouée de deux yeux bleus très vifs, la tête couverte d'un bonnet blanc tuyauté, qui cache entièrement ses cheveux. Leurs bras, à toutes deux, couverts par les amples pans des manteaux agrafés au collet, sont invisibles. Par une fente, à la hauteur de la ceinture, passe quelque chose de blanc. Elles portent, à l'église du village, les jumeaux de sept mois, nés le matin, pour les faire baptiser.
Le long de la route bordée de champs, de vergers et de fermes, des hommes et des femmes, en voyant le cortège, se retournent, sortent de leurs maisons, accourent.
- C'est donc vrai, des jumeaux de sept mois, et qui vivent!... On interroge, on s'exclame, on joint des mains émerveillées. Et, chaque fois, les deux femmes, sollicitées, s'arrêtent, fournissent des détails, tournent le dos au soleil, et, ouvrant doucement un des pans du manteau, montrent les minuscules poupons noués de langes, les têtes lilliputiennes aux yeux fermés, entre les toutes petites menottes remuantes. Puis, avec un sourire de fierté émue et mystérieuse, elles referment le manteau, elles se remettent en route, avec le parrain, sous le
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soleil éblouissant, entre les blés parés de fleurs, vers la petite église encore lointaine, dont le clocher pointe là-bas, au dessus des arbres.
Tout à coup, la garde-couches ressent comme une secousse... C'est un frisson étrange, intérieur et mystérieux, et puis comme un vide, comme quelque chose qui s'arrête...
Pendant l'espace d'un éclair elle-même s'arrête, pâlit, ouvre des yeux effrayés, ouvre une bouche qui va pousser un cri. Puis, sans transition, c'est, en elle, un coup d'instinct spontané, irrésistible: elle ne dit rien, fixe le regard droit devant elle, poursuit sa route à côté du parrain et de la marraine, qui n'ont rien remarqué.
Tous trois, ils continuent de marcher ainsi un temps, silencieux. Sans raison, la conversation est brusquement tombée; sans raison, comme d'un accord tacite, ils accélèrent le pas sous le soleil ardent, entre les blés resplendissants, animés par la chaleur d'un crépitement de vie. C'est comme une chose obscure qui plane sur eux, qui descend en eux, confusément, comprimant leurs idées, leurs sensations, tout leur être. Le noir manteau de la marraine clapote légèrement dans sa démarche ferme de fille plantureuse; le parrain, les bras ballants, soulève parfois, de son pas déhanché, un petit nuage de poussière; la garde marche à menus pas précipités, la face toujours très pâle, les yeux anxieusement élargis, essayant de modérer le halètement silencieux de sa bouche entr'ouverte.
Ils ne sont plus très loin du petit village, dans cinq minutes ils seront à l'église...
Mais, voilà encore des gens à leur porte, qui les interpellent, qui demandent à voir les jumeaux. Et la marraine, obligeante et émue, ouvre déjà son manteau, lorsque la garde intervient, fiévreuse, alarmée:
- Non, non, c'est assez, nous n'avons plus le temps.
Les gens protestent, insistent, supplient. La marraine finit par montrer son poupon, rapidement. La garde, malgré toutes les instances, refuse obstinément de laisser voir le sien. Elle tremble, elle piétine, ses yeux égarés sont pleins de terreur et de courroux; les autres doivent presque courir pour la rattraper.
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Enfin, ils entrent au village. Le sacristain, qui les guette et les a vus passer, les rejoint, va prévenir son curé. Ils montent les deux degrés du cimetière, ils sont devant la porte de l'église blanche.
Ils n'ont qu'une minute à attendre. Tout de suite, le curé est lá avec le sacristain, et la porte de l'église est ouverte. Ils entrent, en groupe ils restent sous l'orgue, devant le baptistère isolé par une grille de fer, dans la fraîcheur un peu sombre de la nef résonnante, pendant que le curé va mettre son surplis. Voilà; c'est fait. Le sacristain et le curé reviennent avec les accessoires nécessaires, le baptistère est ouvert, on peut commencer. Lequel d'abord?
- Le vôtre, dit, à la marraine, la garde-couches d'une voix rauque. Elle n'en peut plus, la sueur coule à grosses gouttes de son front et de ses joues; sa face est devenue blanche, blanche comme la ruche tuyautée de son bonnet; l'enfant, le minuscule bébé pèse sur ses bras, pèse sur son corps comme du plomb.
La cérémonie commence. La marraine a ouvert son manteau, le sacristain a pris l'enfant et le tient sur les fonts baptismaux. Il est baigné d'eau tiède, il vagit un peu et bave de dégoût, quand le curé lui met le grain de sel sur la langue. Il reçoit ses prénoms de chrétien, pendant que le parrain et la marraine tiennent la main autour du même cierge.
Au second, maintenant.
La garde a ouvert son manteau d'une main tremblante, elle découvre l'enfant, elle le tend au sacristain en détournant la tête. Ce simple mouvement la fait chanceler; le parrain, d'un geste rapide, la soutient au coude gauche.
Déjà le sacristain tient l'enfant sur les fonts et la cérémonie est commencée, quand, soudain, le curé s'interrompt et se penche pour regarder le nouveau-né, à la lueur du cierge.
Il reste ainsi quelques secondes, l'air saisi; puis, se redressant, il se tourne vers la garde, et, les yeux indignés, la voix basse, sévère:
- Mais, cet enfant est mort! Vous vouliez donc me faire commettre un sacrilège abominable!
Tous tressautent. La marraine se penche vers le nouveau-né avec un cri étouffé; la garde, adossée frémissante contre la
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grille, répond, sans oser regarder l'enfant:
- Non, non, il n'est pas mort, il dort; il s'est endormi en route, je l'ai senti.
Encore une fois l'ecclésiastique se penche, regarde avec attention, touche la petite face du revers de la main. Puis, outré et solennel, de nouveau il se redresse, se retourne, lance à la pauvre femme un regard de mépris écrasant, et quitte les fonts baptismaux en ordonnant d'un ton bref qu'on le suive.
Tous obéissent. La marraine, son poupon sur le bras, pleure à chaudes larmes; le sacristain tend l'enfant mort à la garde, qui recule, chancelle, le repousse avec des gestes terrifiés, profanant la sainteté du lieu par ses sanglots et ses gémissements: - Non, non, je ne puis plus, j'ai peur, j'ai peur, je l'ai senti mourir entre mes bras, je vais mourir moi-même, je sens que je vais mourir, si l'on me force à le porter encore! Il est damné! il est maudit! il est mort sans être baptisé!
- Donne, moi je le porterai, dit le parrain.
Il prend le petit cadavre entre ses mains maladroites, et ils quittent l'église.
Et, sous le radieux soleil de juillet, par les blonds chemins de terre entre les blés jaunis, parés, comme pour une fête, de coquelicots et de bluets, c'est ainsi qu'ils s'en retournent vers la petite ferme: la jeune marraine, la belle fille portant, toute en larmes, l'enfant de sa soeur, qui vit; le parrain lui, son maigre corps balancé sur ses jambes torses, tenant gauchement entre ses bras celui qui est mort, et la garde-couches, suivant à quelques pas, humiliée et désolée, hagarde de terreur pour avoir porté la Mort encore entachée du Péché Héréditaire.
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Le garde
à Maurice Maeterlinck
Depuis huit jours le garde était malade...
Il n'avait rien,... aucun symptôme de maladie nettement caractérisée; il éprouvait seulement un malaise vague, étrange, grandissant; une oppression morale jointe à une grande lassitude physique; une morosité indéterminée et invincible; un douloureux accablement de tout l'être. Il dormait mal, il ne mangeait presque plus.
Il était malade de pressentiment néfaste. Malade de quelque chose qui allait arriver, de quelque chose qu'il sentait douloureusement mûrir en lui. Il pressentait l'approche d'un grand et triste événement à l'issue incertaine, d'un de ces grands événements de notre vie, où nous risquons chaque fois de sombrer tout entiers; d'un de ces orages qui, lorsqu'ils passent sans nous faire de mal, nous laissent de longues périodes de soulagement et de quiétude, jusqu'à ce que la proximité du grand événement futur recommence à se faire sentir.
Ce vague et torturant malaise peu à peu s'intensifia, se précisa. L'événement redoutable et inconnu planait, pesait sur sa vie, s'incarnait dans ses habitudes, dans sa besogne quotidienne. Il gagna peur de sa besogne.
Depuis plus de vingt ans il était garde-barrière au passage à niveau d'un chemin de fer, que traversait une chaussée peu fréquentée. L'endroit était isolé, perdu en pleine verte campagne, près d'un coude de la route. A quelques minutes de là il habitait une maisonnette à toit de chaume; au bord de la voie il avait un tout petit blockhaus en bois, où s'abriter durant ses heures de service.
Et lui qui, pendant plus de vingt années avait vu passer tant de milliers de trains sans une émotion, et qui avait tant de milliers de fois ouvert et fermé ses blanches barrières de bois sans
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l'ombre d'une inquiétude, dédaignant même, parfois, dans son habitude continue du danger, les prescriptions d'un règlement sévère, il frémissait de peur, maintenant, chaque fois qu'un train allait venir. Sans savoir pourquoi, il prenait des précautions méticuleuses et superflues; il sondait, avec des yeux d'angoisse la chaussée solitaire, bordée de peupliers, et la ligne du chemin de fer, jalonnée de poteaux télégraphiques; dès que le train était signalé à l'une des stations voisines il courait fermer ses barrières, et, quand le monstre passait en ouragan, violant l'espace dans sa trépidation grondante et son nuage de vapeur et de poussière sentant le métal brûlé, il s'adossait, se cramponnait à sa cabane, blême et défaillant, la figure contractée et les yeux pleins de larmes, croyant chaque fois, dans une agonie croissante et constamment réitérée, sentir fondre sur lui la Fatalité, le Grand Evénement terrible, qui allait l'anéantir. Chaque fois, il restait quelques minutes comme inconscient; puis, d'une main faible, tremblante, il rouvrait ses barrières, et, chancelant, les jambes cassées, revenait s'affaisser sur un escabeau devant la porte du petit blockhaus, et y restait de longues heures, les coudes sur les genoux et la tête entre les mains, abîmé dans une prostration douloureuse, sous la résonnance chantante des fils télégraphiques, jusqu'à ce que la sonnerie électrique de sa cabane le réveillât en sursaut, annonçant l'arrivée du train suivant.
Ce jour-là, le lundi de Pentecôte, il souffrait tout particulièrement de son indéfinissable malaise.
La journée avait été d'une chaleur accablante, des trains nombreux avaient passé, des trains de plaisir portant des foules vers la mer. Et le garde, toute la journée sur les dents, sentait ses nerfs surexcités vibrer, le secouer, comme des tenailles de torture. Il était livide sous le hâle de sa peau, ses petits yeux noirs luisaient de fièvre, sous la visière vernie de sa casquette d'uniforme à bandelette rouge. De tout le temps il n'avait absolument rien mangé, mais il avait bu quelques verres de bière, apportés par sa femme, dans un cruchon. Depuis quatre heures du matin il était à son poste, et son service devait durer jusqu'à dix heures de la nuit, jusqu'après le passage du dernier express.
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Il était neuf heures. La nuit tombait, sereine et douce, après la chaleur brûlante du jour. Du gazon mouillé par la rosée une fraîcheur montait; les blés, hauts et drus comme des jungles, avaient de vagues et troublants parfums. Le dernier train de banlieue venait de passer; la route, piquetée de multicolores lumières clignotantes, s'allongeait déserte et droite vers l'occident encore enflammé, comme vers un rêve d'or.
Et le garde, peu à peu envahi, malgré son excitation fébrile, d'une fatigue accablante, alla fermer ses barrières, et revint s'asseoir, dans la douceur du crépuscule, sur son escabeau, devant le petit blockhaus. Il se dit que plus un véhicule ne passerait à cette heure sur la chaussée peu fréquentée, et que, si par hasard, il en venait encore, on crierait, on appellerait pour qu'il ouvre les barrières. La tête entre ses mains et les coudes sur les genoux, abîmé dans son attitude de prostration habituelle sous la chanson mystérieuse des fils télégraphiques, fuyant au loin vers l'invisible, il se dit que mieux valait cette précaution extrême, en dépit du règlement.
Et, doucement, de la prostration il tomba à l'assoupissement, à l'inconscience... Il rêva.
Rêve confus, tour à tour triste et joyeux, obscure évocation de choses profondément troublantes. Terre promise de bonheur et de paix, entrevue et presque possédée en songe; angoisse mortelle de pauvre hère, courbé sous une malédiction. Vitalité mystérieuse de l'âme dans cette mort momentanée de l'être matériel.
De douces visions venaient à lui, le traversaient, le saturaient lentement de paix et de félicité, pareille à la rosée qui ranimait les feuilles, dans le recueillement du soir. De noirs fantômes flottaient, l'enveloppaient de nuit et de souffrance, buvaient la rosée bienfaisante à son âme, silencieux et voraces, comme le Malheur. En lui s'accomplissait irrésistiblement le Grand Evénement, qui devait être.
Et, dans sa prostration inconscient, il sentit les liens de l'insaisissable et de l'incompréhensible avec la réalité terrestre. Il sentit l'événement incertain, qui, déjà, possédait son âme, matériellement venir, se dégager de cette réalité qui l'entourait et qu'il ne voyait pourtant plus. Il lui sembla soudain
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entendre des voix, des voix impérieuses, qui lui criaient un ordre. Mais il ne se réveilla pas, il n'obéit pas. En lui, maintenant, triomphait la toute-puissante Fatalité, qui n'a pas à obéir. En lui, dans une hallucination suprême, était accompli déjà l'Evénement, le Grand Evénement inévitable, que, durant tant de jours, malade d'angoisse, il avait irrésistiblement senti venir.
De perçants cris d'effroi, tout à coup, le réveillèrent en sursaut. Il bondit sur ses pieds, poussa lui-même, instinctivement, un cri terrible, tomba à la renverse, comme balayé par un ouragan, contre le petit blockhaus.
L'express passait, noir, dans un vomissement d'éclairs et d'étincelles, en coup de foudre. Et, sur la voie, par les barrières larges ouvertes, entre les rails déjà, un petit cheval blanc, retenu à la bride par un homme affolé, se cabrait, soufflait et hennissait de peur, attelé à une carriole couverte d'une bâche blanche, d'où sortaient les cris affreux, les perçants cris d'effroi.
Etourdi encore, les yeux dilatés d'horreur dans la nuit lumineuse, le pauvre garde s'était précipité. L'homme, qui, dans un élan de vigueur désespérée, avait repoussé le cheval et la carriole hors de la voie, lui cria d'une voix rugissante, étranglée, entrecoupée de hoquets de peur et de colère: - C'est ta faute! tu dormais! tu étais soûl! Je t'ai vu dormir, la tête entre les mains, adossé à la cabine!... En vain j'ai appelé, crié, fait claquer mon fouet,... tu dormais, tu ne m'as pas entendu!...
Tout son corps frémissait, de sa bouche large ouverte sortait un souffle rauque, il bégayait, affolé, menaçant, serrant les poings, tandis que le garde, muet d'horreur, joignait des mains suppliantes:
- Misérable!... misérable!... tu ne sais pas ce qui a failli arriver!... Comme nous attendions depuis un gros quart d'heure, et que pas un train ne se montrait,... je suis descendu de ma carriole,... j'ai moi-même ouvert les barrières,... et j'ai voulu... passer!... Au même instant,... un grondement sourd... s'est fait entendre,... et, de la courbe,... l'express a débouché,... à toute vapeur!... Le cheval... était déjà sur les rails... de la double voie!... Il s'est cabré en hennissant,...
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devant le souffle..., de la locomotive!... Une seconde,... une demie seconde plus tard... et nous étions tous... massacrés!... Là,... à l'intérieur... de la carriole,... sont ma femme... et... mes trois... enfants: nous revenions d'une fête... d'une... fête...!
Dans le véhicule les cris d'effroi s'étaient changés en lamentations et en gémissements, et l'homme aussi sanglotait maintenant en conduisant son cheval enfin calmé par la bride à travers la voie, tandis que le garde, les yeux noirs et la face décolorée, le suivait machinalement, sans un mot, sentant s'opérer en lui une véritable révolution. Un soulagement immense, un soulagement sans nom détendait tous les ressorts surexcités et exaspérés de son être. Il se sentit d'un coup délivré de son abominable cauchemar, il sentit que le Grand Evénement redoutable avait passé, l'avait frôlé, terrible mais impuissant, emporté par l'express rugissant vers d'autres destinées...
Tremblant et faible, après avoir définitivement clos ses barrières pour la nuit, il avait suivi sur la chaussée la carriole, où l'homme s'apprêtait à rejoindre sa femme et ses enfants éplorés. Mais il ne pouvait plus parler, il ne pouvait rien leur dire pour s'excuser ou pour les rassurer: à son tour il sanglotait et il pleurait à chaudes larmes; il épanchait son agonie passée et son immense soulagement, la sensation délicieuse de sa longue quiétude maintenant à venir.
L'homme, cependant, était enfin remonté dans le véhicule, avait repris les rênes. Alors, le garde, par un effort suprême, put tout de même lui dire:
- Ne m'en veuillez pas, j'étais malade. A présent je me sens guéri, pour longtemps, longtemps guéri.
Et il tendit une main frémissante, que l'homme, sous la bâche, irrésistiblement serra, d'une longue étreinte, en murmurant un bonsoir étranglé. La femme et les enfants, dans un dernier hoquet, lui rendirent également un salut navré et doux, plein de réconciliation. Et, d'un trot cadencé, le petit cheval blanc s'éloigna avec la carriole sur la chaussée étroite et solitaire, vaguement grise sous l'ombre noire des peupliers.
Tandis que, seul dans la nuit douce et embaumée, les poumons dilatés comme ouverts au bonheur, tout l'être imprégné
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d'apaisement, poussant à intervalles réguliers de longs soupirs de soulagement, qui le plongaient dans une torpeur suave, le pauvre garde, les yeux à demi clos, le dos courbé et la démarche vacillante de fatigue, s'acheminait vers sa chaumière.
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