| |
| |
| |
Résumé
La première branche du Roman de Renart (le Plaid) fut traduite en thiois au treizième siècle, par un certain Willem. Cette épopée flamande, connue sous le titre Van den vos Reynaerde, ressemble considérablement quant au fond et à la forme à l'original français. Néanmoins, Willem utilisa fort librement sa source. Ainsi, son Reinaert, qui, tout comme Renart se voit accusé, cité par trois fois puis condamné, réussit d'une manière tout à fait originale à échapper à son exécution et à faire connaître sa ruse à la cour. Nombreux sont les exemples qui confirment cette originalité: le départ des parents de Reinaert; celui de ses trois ennemis les plus farouches, qui vont préparer le gibet; le mensongeux récit de Reinaert au sujet d'un trésor et d'un complot dans lequel seraient impliqués les dits ennemis et deux des parents de Reinaert, et ceci alors que tous ces personnages sont absents; la réconciliation entre Reinaert et le roi, lequel se fait promettre le trésor; la double festucatio symbolisant l'accord conclu; la façon dont Reinaert, après avoir donné la description de la cachette au trésor, parvient à tranquilliser le roi devenu méfiant en le persuadant que Kriekeputte existe bel et bien; la ruse d'excommunication qui sauve Reinaert des mains du roi; le discours adressé par le roi Nobel à ses sujets, où celui-ci annonce sa clémence mais ne dit mot à propos du trésor et présente Reinaert comme un pélerin pénitent en route pour Rome et la Terre Sainte; l'emprisonnement de Bruun et du couple de loups qui, à cause du goupil, sont de plus obligés de donner une partie
de leur fourrure de façon plutôt sanguinolente pour fabriquer une besace et des chaussures de route; la bénédiction forcée des attributs de pélerin par le chapelain Belijn, menacé par Nobel; le départ de Reinaert en compagnie de Cuwaert et Belijn, dont le premier, attiré d'abord dans Maupertuus, est tué par Reinaert, et le second est envoyé au roi Nobel avec une lettre dont, abusé, il prétend être l'auteur, alors que cette lettre n'est autre que la sanglante tête de Cuwaert; la fuite du goupil et sa famille dans le monde sauvage et, enfin, la dubieuse réconciliation entre Nobel, le loup et l'ours, dont seront victimes Belijn, ses proches et les parents de Reinaert. Cette partie finale du Reinaert, qui compte plus de 1600 vers (Lfs. 1865-3469) - soit près de la moitié du total des vers en moyen-néerlandais - remplace la fin de la branche I, beaucoup plus courte puisqu'elle ne compte que 300 vers.
Cette thèse de doctorat étudie le Reinaert comme récriture du Plaid. Son but est d'essayer de distinguer les vues littéraires et la technique de composition du poète moyen néerlandais en analysant la manière dont il a adapté l'original. Les résultats de cette analyse contribueront,
| |
| |
nous l'espérons, à une meilleure interprétation du Reinaert et, sur un plan plus général, à une meilleure connaissance des techniques de récriture.
Le premier chapitre est consacré à l'étude du texte de base. Treize rédactions complètes de la branche I du Roman de Renart nous sont parvenues: A B C D F G H I L M N O a. Ces rédactions présentent plusieurs variantes et peuvent être divisées en deux groupes opposés: BH/ADFGN; Les autres rédactions appartiennent tantôt à l'un, tantôt à l'autre des deux groupes. La dichotomie dominante est BH/ACDFGILMNOa. Cette dichotomie concerne principalement des variantes au niveau de la versification. Mais le passage relatant la condamnation et la grâce de Renart comprend d'importantes divergences d'intrigue et la versification y est sensiblement différente (voir Mar. 1318-1414 et Roq. 1344-1478).
Le Reinaert montre des ressemblances manifestes à la fois avec des lectures du groupe ‘BH’ et avec des lectures du groupe ‘ADFGN’. Comment ce phénomène s'explique-t-il? Il semble fort improbable que le texte de base soit une version plus ancienne de ‘BH’. Tout comme il est peu vraisemblable que le texte de base constitue une autre version de la branche I, qui aurait contaminé, d'une façon inconnue jusqu'à présent, les versions ‘BH’ et ‘ADFGN’. Ceci nous amène à supposer que le Reinaert doit avoir eu deux textes de base. Willem doit avoir disposé de deux rédactions de la branche I: une rédaction du type ‘BH’ et une autre, du type ‘ADFGN’. Cette supposition est la seule qui permette d'expliquer que dans l'épopée animale flamande, outre les ressemblances rédactionnelles existant avec ‘BH’ et ‘ADFGN’, on relève des traces des deux versions de la condamnation puis de la grâce de Renart.
Le deuxième chapitre est un commentaire dans lequel le poème moyen néerlandais est comparé du début à la fin, avec le modèle en ancien français. Les ajoutes, lacunes, permutations et autres changements y sont inventarisés et interprétés. Une telle étude systématique des différences entre les deux textes a à peine été entamée pour le Reinaert. Les ressemblances entre le Reinaert et la branche I ont bien fait, dans le passé, l'objet de recherches destinées à établir dans quelle mesure le Reinaert est tributaire de la tradition française. Mais ces recherches se sont en fait limitées aux éléments communs aux deux traditions, négligeant de la sorte l'étude du caractère propre du Reinaert. Or, il est indispensable, pour bien saisir la structure éventuellement cachée derrière les différences concrètes, d'étudier avec grande précision les
| |
| |
motifs de cettes différences et de leur trouver une explication satisfaisante.
Les textes à comparer sont, à l'exception du prologue, à diviser en six épisodes correspondants:
Hfdg |
journée à la cour (Roq. 11-452, Lfs. 1-464) |
1eInd |
première citation (Roq. 453-736, Lfs. 465-997) |
2eInd |
deuxième citation (Roq. 737-939, Lfs. 998-1325 |
3eInd |
troisième citation (Roq. 940-1220, Lfs. 1326-1752) |
V&vz |
condamnation et réconciliation (Roq. 1221-1478, Lfs. 1753-2795) |
P&vl |
pélérinage et fuite (Roq. 1479-1678, Lfs. 2796-3469) |
Ces épisodes, tout comme le prologue d'ailleurs, sont divisés en segments. L'appendice I donne une édition synoptique des textes de la branche I et du Reinaert. Le texte en ancien français est celui de l'édition de Roques (représentatif pour ‘BH’); celui de l'édition en moyen néerlandais est de Lulofs.
Le troisième chapitre est consacré aux éléments communs relevés dans les divergences par rapport au texte français. Au départ de ce relevé, nous avons tenté d'esquisser la méthode de récriture appliquée par l'auteur moyen néerlandais.
L'auteur du Reinaert raconte le procès de Renart à sa façon, en modifiant plus ou moins lourdement tel ou tel épisode du récit original: des éléments parfois importants de la branche I sont tout simplement retranchés ou déplacés; d'autres éléments sont introduits. On remarque en outre un autre aspect de la composition narrative: Willem ‘transplante’ régulièrement des données narratives d'autres sources dans son propre texte. Willem a très vraisemblablement fait des emprunts aux branches Ia, VI, VIII et X du Roman de Renart, et il est à supposer qu'il emprunta également certaines choses aux branches III et V, et peut-être aux branches Ib, Va et XV. Le parallélisme de certains libellés du texte laisse supposer que, pour la rédaction de son Reinaert, Willem dut disposer d'au moins un manuscrit du Roman de Renart. Il ne me parait pratiquement pas possible que le poète du Reinaert ait été en mesure, pour sa profonde récriture de la branche I, de ne recourir qu'à sa mémoire pour entrelacer des éléments provenant non seulement des sept branches de Renart mais encore d'autres sources. En effet, Willem se laissa inspirer, pour certains développements de l'intrigue finale, par le thème de la trahison, tel qu'on le retrouve dans un certain nombre de chansons de geste (Garin le Loherain et Aye d'Avignon). Et la fable des grenouilles est inspirée par un des nombreux recueils de fables remontant au Romulus. Peut-être s'agit-il d'un recueil en bas latin. Il
| |
| |
est difficile d'établir si, et dans quelle mesure, le Reinaert, qui s'inspire de branches du Renart elles-mêmes redevables à Ysengrinus, a emprunté directement certains éléments à cette épopée animale latine. Sur la base de tout ce que nous venons de dire, le Reinaert peut se caractériser comme un remaniement.
Les modifications de fond qu'on trouve dans le Reinaert sont souvent importantes et il est malaisé de les diviser en catégories qui éclairent réellement la récriture de Willem. Néanmoins, je considère qu'on peut avec raison distinguer cinq glissements bien précis. Les trois premiers regardent respectivement l'espace, l'anthropomorphisme et le droit. Des glissements plus importants - vu les grands changements qu'ils occasionnent - sont constitués par l'intensification de la ruse et de l'effet de la ruse sur le public mediéval, ainsi que par l'accentuation sensible du conflit. Ces cinq catégories peuvent se distinguer les unes des autres mais leur distinction respective n'est nullement absolue. Ainsi, le conflit entre le monde de la cour et Reinaert devient un conflit juridique, qui, de plus, se voit moralement projeté dans l'espace: le monde de la cour, ordonné pour ne pas dire paradisiaque, est mis en opposition avec le monde sauvage. Et les ruses du goupil se déploient au maximum, précisément dans des situations de conflit.
Willem s'est donné beaucoup de mal pour son Reinaert: il chercha puis consulta probablement deux textes de base français, modifia parfois radicalement les situations décrites et s'inspira de façon créative d'une palette d'autres textes. Le résultat de ce travail est un remaniement moyen néerlandais qui, à la fois par son ampleur et par sa complexité, surpasse son modèle français. Cet immense processus de retravaillement, que Willem a dû prévoir au moment où il conçut son projet, s'accompagna d'un certain nombre de changements d'accents dans le récit. L'espace porte, dans le Reinaert, une signification plus symbolique et se situe dans le paysage flamand. Les traits animaux et les côtés humains des personnages sont mieux en équilibre dans la description des personnages et de leur entourage, bien que, d'un autre côté, certains personnages acquièrent de nouveaux aspects humains. Au début, la conscience du droit dans la vie de cour est renforcée par l'attitude du roi, mais bientôt, le souverain foulera lui-même allègrement ce droit. Les ruses du goupil se multiplient, deviennent de plus en plus subtiles et déterminent encore plus qu'auparavant la structure du récit. Reinaert agit plus agressivement, plus méchamment même dans les conflits qui l'opposent à ses ennemis. Sa confrontation avec le roi aura pour conséquence de faire éclater en conflits le monde de cour qui, dans la branche I, restait encore intacte. Ce faisant, la structure cyclique de la
| |
| |
branche I, dans laquelle la situation finale ne se différenciait pas vraiment de la situation de départ, est remplacée par une structure où la fin s'avère définitive.
Cette étude montre en outre que les différences entre Reinaert I A et B, indiquées par le passé par J.W. Muller, sont, somme toute, relatives. On relève dans les deux parties de l'épopée flamande des traces des deux textes de base en ancien français (rédactions ‘BH’ et ‘ADFGN’ de la branche I), ainsi que des emprunts aux branches Ia, VI, VIII et X. Les deux parties laissent transparaître des traces de remaniement et des glissements de sens. Si bien que l'hypothèse de l'existence de deux auteurs pour le Reinaert nous paraît, personnellement, peu probable.
Enfin, les résultats de la recherche sur la récriture du texte nous permet de retarder l'ancien terminus a quo du Reinaert (après 1179, datation de la branche I selon Foulet). Car il y a deux raisons de supposer que le Reinaert dépend d'au moins un manuscrit en ancien français, issu des phases de compilation plus récentes. Premièrement, Willem s'inspire de plusieurs branches de Renart, dont il a certainement connu les branches Ia et VIII sous une forme de rédaction écrite. Deuxiémement, le Reinaert comprend des ressemblances avec la branche I, telle qu'elle fut transmise dans les manuscrits en ancien français qui nous sont connus. Car la rédaction ‘BH’ de la branche I doit remonter à un manuscrit remontant à la première grande compilation (l'archétype X dans le stemma de Büttner). Le terminus a quo du Roman de Renart, 1205, est donc également valable pour le Reinaert. Il en résulte que le poème se voit définitivement banni des dernières années du douzième siècle, où des philologues comme Muller, Hellinga et Gysseling l'avaient placé. La datation que nous proposons est 1225-1275.
|
|