Poésies

[p. 199]

A propos d'une jeune fille

I

Comme en un jour d'hiver un soleil nébuleux
A grand' peine ébauchant la brume fantastique,
On aperçoit languir au fond de ses yeux bleus
Le souvenir en deuil de la beauté plastique.

Et Ton dirait, à voir son corps svelte et frileux,
Le fantôme ambulant d'une Vénus antique,
Cherchant les airs perdus de ces temps fabuleux
Où la forme chantait son radieux cantique.

Sa chair, larve impuissant de l'hymne primitif,
Dépérit; mais perçant le blanc tissu chétif
De son être pareil au lis quand il se fane,

Comme à travers l'albâtre un rayon d'or furtif,
Son âme, qui vacille au moindre vent profane,
Resplendit â travers son beau front diaphane.

II

O douce jeune fille, ange déshérité,
Dans les afflictions que notre âge énumère,
En te voyant pâlir - supplice immérité -
On a le coeur saisi d'une pensée amère.

- Où donc aboutira la triste humanite?
Il semble qu'en secret la nature éphémère
Songe, en se résignant à ta virginité,
Au malheur des enfants dont tu serais la mère.

Quel homme à ton aspect, pauvre, fleur sans appuis,
Croissant sur le tombeau de l'époque homérique,
Na plaindrait ta beauté moderne et chimérique,

Toi qui fus engendrée, hélas! au fond du puits
De la corruption qui nous ronge, depuis
Que Christophe Colomb découvrit l'Amérique?

[p. 200]

III

Où donc sont-ils, ces temps de force et de fierté
Où Dieu se révélait dans toute créature,
Où l'homme, jeune encore, errant en liberté,
Du chêne des forêts égalait la stature?

Malheur à nous, malheur! nous avons déserté
Les chemins rayonnants de la grande Nature,
Et nous faisons rougir le ver déconcerté
De nos corps au tombeau rongeant la pourriture.

Le soleil dans les cieux a bien pitié de nous,
Peuple de myrmidons adorant à genoux
Nos piètres demi-dieux, héros de vaudevilles.

Amour, beauté, vertu, l'on voit tout s'en aller,
Et comme des cancers nous laissons s'installer
Les monstres de Sodome aux quatre coins des villes!

[La Revue Belge 1-7-1891]