De Zeventiende Eeuw. Jaargang 11
(1995)– [tijdschrift] Zeventiende Eeuw, De– Auteursrechtelijk beschermd
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Ripa en France
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plus vrai depuis qu'Emile Mâle, en 1920, eut soudainement à la Biblioteca Nazionale de Rome l'intuition de son importance, comme il le raconte lui-même. C'était encore à ce moment-là un livre méconnu des savants français, a fortiori du public cultivé. Le grand historiën choisit pour son article paru en 1927 dans la Revue des Deux Mondes un titre maladroit, ‘La clef des allégories peintes et sculptées aux XVIIe et XVIIIe siècles’Ga naar eind5. qui en scella en quelque sorte le destin critique, fit peut-être tort à ses intentions et contribua certainement à entretenir un malentendu à propos de la méthode iconologique elle- même. Aujourd'hui encore, l'Iconologia est souvent utilisée comme un outil commode de ‘décodage’ des oeuvres d'art, un lexique permettant d'identifier les sujets, et presque exclusivement considérée comme telle. Ce n'est pas céder à un esprit polémique de dire que Ripa est peu estimé par l'histoire de l'art à la française.Ga naar eind6. On le consulte un peu, par habitude ou par acquit de conscience. On n'a pas véritablement pris au sérieux son contenu théorique, l'anthropologie qu'il déploie. D'un ouvrage fondateur extraordinairement fécond, on a fait un usuel, parfois un parent pauvre dont la fréquentation est légèrement compromettante. Mais l'histoire de la pensée et la philosophie elle-mêmes n'ont pas fait le détour par Ripa. Dans sa réflexion sur l'épistémé pré-cartésienne, Les Mots et les ChosesGa naar eind7., Michel Foucault le négligé ou ne l'a pas rencontré. Pourtant la forme alphabétique de l'ouvrage, par sa grande nouveauté, aurait dû l'alerter. Robert Klein, dans un article important de 1957 sur la théorie de l'impresa en Italie au XVIe siècleGa naar eind8., ne le mentionne pas, ce qui surprend beaucoup. Cependant, le livre d'Hubert Damisch, Théorie du /nuage/ (Paris 1972) commente l'allégorie de la Beauté à la ‘tête dans les nuages’, et donnant la réplique à Foucault, pressent l'importance de Ripa dans l'histoire de la théorie du signe.Ga naar eind9. En 1989 paraît à Paris, avec une brève mais dense présentation de J.-P. Guillerm, la première reproduction en fac-similé de la traduction de 1644 par Baudouin.Ga naar eind10. Depuis quelques années, cette édition orne les rayonnages des bonnes librairies; ainsi l'observateur des courants intellectuels peut-il désormais noter l'élargissement de son audience.Ga naar eind11. Mais l'article d'Emile Mâle demeure un moment significatif de cette redécouverte, même si quelques critiques ont souligné, tantôt avec un agacement irréfléchi, tantôt avec une grande perspicacité, l' ‘effet de mode’ lié à certains emplois de l'Iconologie.Ga naar eind12. Emile Mâle établit par de nombreux exemples l'influence de la somme de Ripa sur l'art italien et français. En revanche, il n'étudie guère ‘Ripa avant Ripa’, c'est-à-dire la pratique de l'abstraction figurée comme un trait essentiel et neuf de la civilisation post-tridentine, un habitus en grande partie nouveau et non pas un archaïsme ou une ‘survivance’. Les limites de son sujet interdisaient à Emile Mâle d'étudier en détail les particularités des différentes traductions, leurs rapports avec l'oeuvre de Ripa, même s'il remarque que le livre de Baudouin, au style ‘lourd et obscur’, est ‘moins riche et plus froid’ que celui du compilateur pérugin. C'est par ces deux aspects que nous aimerions encadrer un bref tableau de l'‘influence’ de Ripa sur l'art français.
En étudiant l'histoire de la pensée figurée à la charnière de 1600, la longue fortune et les transformations des images parlantes - expression par laquelle on pourrait imparfaitement traduire Sinnbilder - à la veille de l'âge classique, on se rend compte que la réception des premières éditions italiennes de Ripa en France est un phéno- | |
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Ripa, Iconologia, Sienne, 1613 (Europa).
Baudouin, Iconologie, 1644 (Europe).
mène très mystérieux. Il faudrait pour l'aborder tenter une étude suffisamment vaste, quantitative, de l'accueil de la culture emblématique dans les bibliothèques au premier tiers du XVIIe siècle, comme j'ai essayé de le faire pour la Lorraine à partir d'enquêtes systématiques dans les fonds anciens, au moyen des inventaires après décès et d'autres documents d'archives.Ga naar eind13. Il nous manque aussi un recensement des exemplaires de l'Iconologia dans les bibliothèques publiques avec leurs marques de propriété. Ces deux sources convergent parfois. Le chercheur est surpris de reconnaître un superbe ex libris de Jacques Callot, accompagné d'un précieux dessin représentant la Renommée sur l'exemplaire de l'édition de Sienne de 1613 conservé à la Bibliothèque municipale de Nancy.Ga naar eind14. L'inventaire post mortem des biens du graveur, en 1635, mentionne en effet la présence de ‘L'Iconologia di Cesare Ripa Perugino’ dans sa bibliothèque, une collection fort estimable, ouverte à la littérature italienne et espagnole. La présence sur les pages de garde d'une figure allégorique très enlevée, non exempte d'une nuance d'ironie sur soi-même, et d'une belle signature flanquée du blason familial des Callot, témoigne certainement de l'importance que le graveur lorrain attachait à la possession de ce volume. Callot avait dû, dès le début de son séjour en Italie, peut-être vers 1616, se procurer cette base indispensable d'une bibliothèque d'artiste. D'autres découvertes analogues restent possibles. Ainsi, un exemplaire de l'Iconologia de la bibliothèque de l'Arsenal à Paris avait appartenu au poète Honoré d'Urfé qui l'avait acheté à Turin en 1617.
Un article récent a attiré l'attention, après Emile Mâle, sur un tableau du Musée | |
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des Augustins à Toulouse, daté de 1595, où trois allégories des vertus civiques paraissent suivre les propositions de Ripa avec une remarquable fidélité.Ga naar eind15. Il est très étonnant de voir l'ouvrage connu et utilisé deux ans seulement après la parution en Italie de sa première édition, non illustrée. Mais une étude approfondie des milieux lettrés de province montre que pouvait s'y développer une culture humaniste de haute valeur, reliée aux grands foyers européens par un réseau et des traditions de voyages, de correspondances, de Lehrjahre cosmopolites.
En revanche, il est facile d'établir que ce n'est pas Ripa, mais bien Valeriano ou la traduction en français par Chappuys (Lyon 1576) de ses Hieroglyphica, qui inspira entrées et pompes funèbres à la cour de Nancy jusqu'en 1610. Quelques années plus tard encore, le Conseil de Ville acquiert la traduction de Jean de Montlyart (Lyon, 1615) pour l'emploi que l'on devine, la conception des figures allégoriques abondamment répandues sur les dispositifs éphémères des entrées.
Il convient aussi de noter que l'on n'aperçoit aucune influence de Ripa sur les créations jésuites en Lorraine. Il faut supposer que Ripa était bien entendu parfaitement connu des jésuites, mais que ceux-ci ne lui firent aucun emprunt direct et identifiable, soucieux qu'ils étaient, selon leur aveu répété, de déployer des ‘inventions nouvelles’ et ‘jamais vues’. Ces observations semblent pouvoir être étendues à d'autres régions.Ga naar eind16. Des exemples isolés les confirmeraient peut-être. Ainsi, au milieu du XVIIe siècle encore, le peintre parisien Jean-Baptiste de Champaigne avait les Hieroglyphica léguées par son oncle Philippe de Champaigne; mais rien n'indique que les deux peintres aient possédé l'ouvrage de Ripa.
L'étude de la réception comparée des deux grandes compilations de Valeriano et de Ripa montrerait les fascinations, les résistances et les rejets successifs par lesquels se sont peu à peu formés l'esprit et le goût français. Longue histoire, qui trouve son point de crise et d'équilibre au moment où dans les décorations funéraires du règne de Louis XIV, la grâce de Bérain triomphe des inventions du père Menestrier.
Il n'est donc pas sûr que l'Iconologia italienne ait été perçue en France, au tournant de 1600, comme une grande nouveauté méritant beaucoup d'attention. Il est permis de se demander si l'oeuvre de Ripa n'apparut pas aux savants français qui l'eurent en mains, et dont nous ignorons qui ils furent, comme une production caractéristique des innombrables cercles académiques italiens, utile à une intense pratique de la pensée figurée. Un peu plus tard, le Teatro d'imprese de Giovanni Ferro (Venise 1623), promis à des succès beaucoup plus modestes, allait témoigner de cette frénésie d'invention symbolique, liée aux usages des académies d'outre-monts, bien différents des valeurs qui commençaient alors à se cristalliser en France, à la Cour et dans les salons parisiens. Le parti pris aristotélicien adopté par Ripa - ou les survivances néoplatoniciennes de Ferro -, le système des références littéraires jouant comme des demi-confidences propres à un noyau d'intimes, accentuaient cet aspect. Entre les lignes de l'Iconologia se devinent les conversations de l'Académie des Intronati et l'accès familier à de très riches bibliothèques, comme celle du cardinal Salviati.Ga naar eind17. Il n'est pas exclu que la forme fragmentée elle-même, au lieu | |
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de l'innovation du dictionnaire alphabétique, ait évoqué plutôt, aux yeux des lettrés français, les genres traditionnels de l'emblème. Mais la question du regard qu'un savant français pouvait poser sur Ripa dans les premières années du XVIIe siècle va plus loin encore. Comment pouvait être ressenti un recueil de figures ‘prêtes à l'emploi’, mettant le symbolique au service des artes et du décor de la vie, bien différent d'ailleurs des recueils de ‘lieux communs’ destinés à la prédication? Quelle était alors en France la légitimité intellectuelle de l'allégorie? Autant d'interrogations qui méritent encore l'attention de l'historien.
On notera au reste que l'abstraction figurée avait avant Ripa sa littérature, abondamment traduite et diffusée. Les recueils des mythographes tels que Conti, Cartari, les recueils d'imprese et de médailles de Paradin ou de Typotius se prêtaient à la manipulation, à la fabrication allégoriques. Comme le répertoire de Valeriano, par leur forme d'encyclopédies et de manuels, quelquefois par leurs index multiples, ils convenaient bien à la combinatoire des motifs et des attributs.
Il subsistait aussi en France, à la fin du XVIe siècle, une tradition de l'allégorie figurée héritière tout à la fois de l'ars memorativa de la première Renaissance, représentée par Bovelles et Ringmann, et du ramisme. Ces rajeunissements de l'‘allégorisation du monde’ se rencontraient aussi sous des formes vulgarisatrices, très accessibles, destinées à des publics bien précis. Les Tableaux accomplis... de Christofle de SavignyGa naar eind18. s'adressaient à une aristocratie d'épée que le temps des guerres avait empêchée de se frotter aux bonnes lettres et qui trouvaient là, sous une forme extrêmement ramassée et synthétique, présentées en chaînes ou en arborescences, les effigies des arts libéraux et des concepts afférents.
Quand Ripa franchit-il les Alpes? Emile Mâle a en effet trouvé et analysé plusieurs exemples et témoignages remarquables de l'‘influence’ de l'Iconologia sur les belle arti en France. Peut-être trop d'exemples. Car l'émerveillement devant le langage des signes - comme aujourd'hui l'engouement pour la ‘lecture des images’ - risquent de donner lieu à des jugements erronés sur l'utilisation de l'oeuvre de Ripa. Etait-il nécessaire de consulter Ripa pour expliquer que la cigogne représentait Pietas et le chien Fidelitas? ‘Le XVIIe siècle italien, observe Emile Mâle, est plein de la gloire de Ripa. On l'y sent toujours présent; on le nomme rarement et on le sait par coeur’. Cette assertion demeure-t-elle exacte pour le XVIIe siècle français?
On relève sans peine l'empreinte de Ripa sur les nombreux artistes français qui font le voyage d'Italie au début du XVIIe siècle. Parmi ceux qui semblent l'avoir découvert avant 1620-1630, le plus précoce est Callot. Sa série des Péchés capitaux est très fidèle aux propositions de l'Iconologia. Toutefois, le graveur paraît avoir peu utilisé l'ouvrage, même ou surtout à l'époque où il met en images pour de savants commanditaires ecclésiastiques, jésuites et franciscains, des données théologiques particulièrement ardues.Ga naar eind19. Callot a plutôt pratiqué Ripa comme une anthologie littéraire, avec le même esprit de grande liberté et de fantaisie qui se retrouve dans ses emblèmes et frontispices de thèses. | |
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Le peintre Simon Vouet, qui séjourna en Italie de 1612 à 1627, connut parfaitement le langage des attributs, des gestes et des couleurs enseigné dans l'Iconologia. Les allégories de la Vertu, de la Charité et de la Richesse peintes vers 1634 pour le Château-Neuf de Saint-Germain-en Laye, aujourd'hui au Musée du Louvre, correspondent exactement par leurs attributs aux indications iconographiques de Ripa. Les inventaires anciens des collections royales révèlent cependant que dès la fin du XVIIe siècle, ces allégories n'étaient déjà plus comprises et se trouvaient assimilées à des ‘Victoires’.Ga naar eind20. Charles Mellin, qui vécut à Rome et Naples à partir de 1620 au moins, se souvient de tel détail gestuel indiqué dans l'article Vengeance de Ripa pour figurer non pas une abstraction mais le personnage de Caïn.Ga naar eind21. Il n'est pas possible que Nicolas Poussin, peintre savant par excellence, l'ait ignoré, et nous montrerons plus loin à quel point il assimila et dépassa une science des symboles offerte aux lecteurs toute mêlée de références archéologiques et littéraires. La figure féminine de l'Autoportrait du Louvre, avec son joyau en forme d'oeil, se souvientelle de la Perspectiva de Ripa? Il est sans doute absurde de poser la question en ces termes. Mais bientôt des peintres parisiens qui n'étaient pas nourris de culture italienne ou n'allèrent jamais en Italie, comme Le Sueur, se mirent à recourir soigneusement aux codifications du célèbre dictionnaire.
Emile Mâle a bien mis en évidence la présence de l'Iconologia dans les grands programmes décoratifs de Versailles, les statues du parc, l'escalier des Ambassadeurs, la Galerie des Glaces. Il ne s'aventure pas trop en supposant qu'en dessinant ses projets, Le Brun bénéficia d'un commerce assidu avec Ripa, ‘consulté avec respect’. Il montre avec vraisemblance que pour les décors mythologiques de Versailles, Audran, Jean-Baptiste de Champaigne, La Fosse se sont servis des éditions italiennes de Ripa plutôt que de l'adaptation de Baudouin. Il identifie correctement les allégories du tombeau de Colbert dans l'église Saint-EustacheGa naar eind22., ramène à Ripa les oeuvres de Le Brun pour les châteaux de Sceaux et de Vaux-le-Vicomte, les sculptures de Michel Anguier au Val-de-Grâce, ou des oeuvres disparues telles que les sculptures de Desjardins au Collège des Quatre-Nations, celles de Blondel à la porte Saint-Bernard. ‘Si nous avions pu voir le Paris du XVIIe siècle dans toute sa gloire, nous eussions rencontré partout les filles de l'imagination et de l'érudition de Ripa’.
Certes, Ripa offrait aux artistes non seulement des personnifications isolées dotées de leur ‘équipement’ complet, mais des programmes entiers et des séries dont la structure encyclopédique et numérique guidait vers une pensée formelle équilibrée par la symétrie, et enfermait la promesse d'une totalité cosmique et poétique. Cette vision se trouve réalisée dans le programme iconographique de Versailles. Elle est très reconnaissable par exemple dans le dessein de Le Brun pour le Parterre d'Eau, avec ces vingt-quatre sculptures correspondant à six séries de quatre allégories (Les Eléments, les Saisons, les Heures du jour, les Parties du Monde, les Tempéraments, les Poèmes) prises chez Ripa, interprétées avec esprit et liberté. Mais la prolifération des données symboliques chez Ripa autorisait aussi des emprunts discrets venant orner une invention qui pouvait demeurer très indépendante à l'égard des propositions du dictionnaire. On voit par exemple Le Brun faire apparaître un dragon à sept têtes zoomorphes correspondant au bestiaire des Vices, dans La Chute | |
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Ripa, Iconologia, Sienne, 1613 (Bellezza).
Baudouin, Iconologie, 1644 (Beauté céleste).
des Anges rebelles, esquisse pour le plafond de la chapelle de Versailles (1687) conservée au Musée des Beaux-Arts de Dijon. Les emplois du langage allégorique ne se bornent pas, pourtant, aux emprunts faits à un lexique. La question de la ‘fidélité’ à l'égard d'un répertoire de ‘modèles’ est peut-être même une aberration, un faux sens dans l'étude de l'art du XVIIe siècle, qui appellerait plutôt des catégories telles que la ‘convenance’, l'aptitude à ‘bien lire l'histoire’ (Lomazzo), l'‘invention’, l'‘imitation’ plus ou moins ‘étroite’ des ‘choses vraies ou fabuleuses’ (Roger de Piles), la distinction entre ‘les auteurs’ et ‘la tradition’. L'abstraction personnifiée n'est qu'un aspect de l'allégorie, surtout dans la peinture. La peinture française du XVIIe siècle sut à la perfection utiliser le fatto, l'‘histoire’, afin de muer en exemplum la personnification et d'en développer les nuances émotives. Avec La Charité de Le Brun (Caen, Musée des Beaux-Arts) et Le Frappement du Rocher de Poussin (Paris, Musée du Louvre), l'allégorie, désolidarisée de la codification des attributs, ‘gagne en plénitude et en “bienséance” ce qu'elle perd peut-être en complexité et en profondeur émotive’.Ga naar eind23. Le langage allégorique se libère de la grammaire de la figure et de sa forme prédicative pour se mettre en scène dans l'espace d'une narration. Cette évolution est particulièrement sensible avec le vocabulaire des tempéraments, des vices, des caractères et des passions, dont Ripa semble avoir pressenti, par l'importance qu'il leur donne et la vivacité de ses réflexions, que leurs motifs si divers et expressifs allaient fonder une nouvelle peinture réconciliant les concepts et les récits. De fait, note Alain Tapié, ‘Poussin garde l'essence de l'allégorie sans en retenir l'obsession typologique et classificatrice. Il a, comme Rubens, échappé à l'Iconologia de Cesare Ripa’. Et plus loin, à propos de l'autre grand protagoniste du classicisme français: ‘Charles Le Brun n'a échappé, quant à lui, ni à Ripa ni à Poussin’, mais c'est finalement grâce au ‘souvenir vivant de Ripa’ qu'il réussit à maintenir l'équilibre entre l'humain | |
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et le sublime et à faire surgir ‘une nouvelle fonction de la peinture’, par laquelle elle tend à devenir, le siècle s'avançant, ‘une annexe du théâtre’.Ga naar eind24.
Dans l'un de ses Entretiens... consacré à Poussin (1688), André Félibien établit clairement à propos du Jugement de Salomon (Paris, Musée du Louvre), la distinction entre un attribut tel que la couleur de la chair, ‘marque’ élémentaire, identifiable et codifiable d'une inclination ou d'un tempérament, et les traits plus contingents - inépuisables, quant à eux - par lesquels le peintre fait connaître de façon tout à la fois plus intime et plus sublime l'essence d'une complexion et le mystère de l'humain. Ainsi la couleur plombée marque-t-elle la ‘bile noire’ de la ‘méchante femme’. Mais ‘la couleur du corps & du visage ne dépend pas seulement des tempéraments et des humeurs, mais encore de la naissance, de l'éducation, du pays & des emplois’. Le peintre doit chercher d' ‘autres signes’ des vertus et des vices que ceux que dicte la sémiologie courante des humeurs et des physionomies. De sorte que Poussin, continue Félibien, fait connaître la malice de la mauvaise mère par d'autres signes encore, qui sont la maigreur et la sécheresse. Le langage du corps, si soigneusement élaboré par Ripa sur la base des sources psycho-médicales traditionnelles, servait de rudiment et de justification à la plus savante et la plus délicate peinture des passions.
Il faudrait encore, relève Emile Mâle, étudier les emprunts faits à Ripa dans la littérature, les médailles, les portraitsGa naar eind25., les frontispices, les prologues d'opéras. Tâche démesurée. La question est toutefois de savoir quel était le sens de cette utilisation. Il est certain que les artistes prirent chez Ripa d'innombrables motifs, des thèmes et aussi des idées de cycles décoratifs. Mais le statut du livre dans la culture française du XVIIe siècle ne correspond pas à cet appétit d'allégories. Dans son Art de peinture, publié à Paris en 1668, Du Fresnoy décrit la bibliothèque idéale du peintre mais ne place pas l'Iconologie dans le fonds d'ouvrages indispensables à un artiste, pour la plupart des ouvrages grecs et latins en traduction française. Ripa appartient - avec Natale Conti et Vincenzo Cartari - aux textes secondaires: Il y en a d'autres dont le Peintre se servira lors seulement qu'il en aura besoin dans les rencontres & occasions particulières; Tels sont la Mythologie des Dieux. Les Images des Dieux. L'Iconologie. Les Fables d'Hyginus. La Perspective Pratique. Et d'autres. A cette date, la traduction de Baudouin avait totalement supplanté les éditions italiennes. L'héritage de l'érudition de la Renaissance et de la littérature italienne s'était perdu. Au passage s'était dissipée la dialectique du secret et du dévoilement qui connaîtrait encore des beaux jours dans la Péninsule et en Europe centrale avec le père Athanase Kircher.
Il ne reste plus rien d'italien dans le corpus allégorique français au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle. Le désaveu explicite de l'allégorie - abstraction figurée ou métaphore filée - pouvait d'ailleurs emprunter les voies de la réflexion sur l'excellence de la langue française ou sur les mérites de la devise. Dans ses fameux Entretiens d'Ariste et d'Eugène (Paris, 1671), le père Bouhours célèbre la Muse française, sage et retenue, qui ne se plaît guère aux ‘métaphores continuées’ ou ‘allégo- | |
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ries’ dont les Italiens et les Espagnols font leurs délices jusqu' à l'extravagance.Ga naar eind26. Certes, cela s'adresse surtout aux métaphores fleuries et brillantes, mais il est significatif que l'Entretien sur la devise, ‘science de la Cour’, la plus propre à instruire un jeune prince, enferme une condamnation des genres abâtardis de l'emblème et de l'allégorie. Le père Bouhours ne manque pas de prendre sa place dans le débat théorique traditionnel sur les règles de composition de la devise; c'est avant tout pour récuser le recours à la figure humaine, au ‘corps humain’, qu'il rappelle ‘le sentiment des bons auteurs’, ne citant au reste que Tesauro et Aresi, deux auteurs qui dans cette controverse très ancienne et très serrée avaient pris parti à propos de la ‘difficulté à signifier’ de la figure humaine.
Le succès de l'allégorie dans la France du XVIIe siècle est certainement dû à la hiérarchie des genres imposée par l'Académie de peinture et de sculpture. Roger de Piles, dans son Cours de Peinture par principes de 1708, novateur en ce qu'il apaise le conflit entre l'imitation de la nature et le Beau idéal, reste fort attaché à la hiérarchie des genres et plus encore à la hiérarchie des ‘niveaux d'interprétation’, donc des modes de l'invention (historique, allégorique, mystique). A l'occasion de l'énumération des qualités de l'‘invention allégorique’ (elle doit être ‘intelligible’, ‘autorisée’, ‘nécessaire’), il énonce sur l'ouvrage de Ripa et sa réception en France le jugement suivant, qui paraît aussi confirmer l'hypothèse que nous formulions plus haut au sujet de l'emploi de l'Iconologie tout à la fois comme manuel iconographique, florilège de faits historiques tournés en topoi, anthologie littéraire: La seconde qualité de l'allégorie est d'être autorisée. Ripa en a écrit un volume exprès qui est entre les mains des Peintres; mais ce qui est de meilleur dans cet auteur est ce qu'il a extrait des médailles antiques: ainsi l'autorité la mieux reçue pour les allégories est celle de l'Antiquité, parce qu'elle est incontestable. La faveur de l'allégorie tient donc à la supériorité indiscutée de la peinture d'histoire, à l'éclat des grands programmes décoratifs. Mais il faut aussi l'attribuer à ce qu'Emile Mâle a nommé avec sévérité ‘la complaisance du public cultivé’. La faiblesse des ‘connaisseurs’ pour le plaisir futile du déchiffrage est un penchant tout à fait français et même spécialement parisien qui s'épanouit au Grand Siècle avant de tomber en désuétude. Le succès puis la défaveur des emblèmes et des décorations funéraires du père Menestrier, dont la culture était italianisante, est un phénomène analogue.
Toutefois, bien que cette appréciation corresponde à une observation probablement assez exacte du point de vue de la sociologie des salons parisiens, elle reflète imparfaitement la fonction essentielle occupée par l'allégorie dans la civilisation française du XVIIe siècle et la manière dont l'ouvrage de Ripa, même transformé dans son contenu et son esprit, avait pu l'imprégner. L'Iconologie de Ripa est ‘une oeuvre tardive dans le champ symbolique, note Jean-François Groulier, puisqu'elle apparaît bien après les magnifiques synthèses de Colonna, de Cartari, de Valeriano ou de Natale Conti et quantité d'autres ouvrages déterminants dans la constitution d'un mode d'expression figurée. La primauté de la forme allégorique ne tient nullement à l'abondance des textes théoriques qui la consacrent [...], | |
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ou à son antiquité, mais à la perfection rhétorique de son mode de fonctionnement. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, quand toutes les figures symboliques déjà aussi vétustes que la devise, l'emblème, le revers de médaille et l'allégorie seront mobilisées afin d'exalter la personne du roi, il reviendra tout naturellement à celleci la place centrale au sein du programme iconographique de Versailles.’Ga naar eind27.
Le XVIIIe sera pourtant et paradoxalement, contrairement à ce que l'on avance trop souvent, le grand âge de l'allégorieGa naar eind28., des allégories morales et galantes nourries par de nombreuses publications illustrées, almanachs ou adaptations libres de Ripa et Baudouin. Le sculpteur Houdon possédait une édition italienne de l'Iconologia. Bouchardon, Caffieri s'en inspirèrent. Le XVIIIe siècle se plaît à une langue des images universelle qui croit pouvoir codifier toutes choses de façon agréable et naïve. La vocation pratique du dictionnaire, encore avouée dans quelques titresGa naar eind29. est peu à peu supplantée par des intentions pédagogiques généralement partagées avec la mythologie. Enfin la Révolution française, avec son appétit dévorant pour les symboles, trouva encore chez Baudouin une science historique qui lui enseignait à peu de frais les raisons de coiffer du bonnet phrygien la ‘Liberté’.
Un coup d'oeil sur les traductions et les adaptations françaises de l'Iconologia aide à comprendre à la fois cette inclination et ce malentendu. Comme je l'ai déjà souligné, la traduction de Baudouin est parue pour la première fois en 1636. Ensuite l'ouvrage fut complété et eut deux rééditons (1677, 1681) avant celle d'Amsterdam en 1698.Ga naar eind30.
L'édition de 1644 de l'Iconologia traduite par Jean Baudouin est un petit in folio en deux parties, qui réduit de près de la moitié le nombre des concepts. Les 700 entrées de l'ouvrage de Ripa y sont ramenées à 360. Les sources et les citations sont pratiquement supprimées, bien que la traduction soit par ailleurs très fidèle, au point parfois d'adhérer au texte italien avec une sorte d'affectation. Le système des index n'existe plus. Parmi les concepts qui disparaissent, on relève les séries géographiques telles que les fleuves d'Italie, des notions liées à des pratiques, par exemple ‘le pélerinage’. Une lecture attentive montre surtout que les coupes sombres opérées par Baudouin l'ont conduit à abandonner la plupart des concepts qui faisaient précisément la richesse littéraire et la nouveauté de l'oeuvre de Ripa parce qu'ils correspondaient à une psychologie des passions sensible et intuitive.
Cette déperdition est évidente jusque dans les articles maintenus. L'académicien français a pris le parti de privilégier l'univocité, alors que l'ouvrage italien déployait généreusement l'éventail de plusieurs suggestions iconographiques. Là où Ripa donnait jusqu'à cinq propositions différentes pour un seul concept, par exemple pour Avaritia, un Vice appartenant aux séries traditionnelles, Baudouin n'en retient qu'une. La conséquence en est plus grave qu'il n'y paraît. En effet, Ripa développe une véritable phénoménologie de notions ou de situations éthiques que le texte français abrégé abolit. L'article Innocenza comporte ainsi une précieuse méditation sur la conscience non troublée et sur l'intégrité. En le simplifiant, Baudouin anéantit la dimension philosophique de cet article. | |
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La différence stylistique la plus visible entre Ripa et Baudouin réside dans le temps choisi. Ripa emploie de préférence le futur, Baudouin le présent. Le futur exprime la normativité souple du texte, tandis que le présent est le temps de la description d'images visibles, de l'ecphrasis. Le texte de Baudouin semble commenter les vignettes en médaillons de Jacques de Bie, qu'une habile typographie groupe par planches non loin du texte. Toutes prêtes, toutes présentes, les gravures appellent en effet l'imitation. Au contraire, le livre de Ripa est par excellence oeuvre ouverte, opera aperta, exhibant ses sources et ses procédés.
Il y a beaucoup d'autres déperditions dans l'adaptation de Baudouin. Par exemple la mention de la couleur disparaît presque. Il est clair que l'auteur continue à avoir présente à l'esprit l'activité des peintres et des enlumineurs, mais le trésor du symbolisme chromatique commence à être oublié comme un archaïsme. De même, les indications gestuelles et physiognomoniques sont réduites. Paradoxalement, l'Iconologia de Ripa contenait en germe plus de portraits ou de ‘caractères’ à la manière de Théophraste et de La Bruyère, que sa version française du milieu du XVIIe siècle. L'écriture moraliste de Ripa est plus universelle et plus moderne que le discours allégorique de Baudouin.
Quant à la préface de l'édition d'Amsterdam de 1698, elle abandonne les considérations sémiotiques venues directement de Ripa et que Baudouin avait voulu préserver assez rigoureusement dans celle de 1644. Les pages liminaires de cette adaptation tardive expriment ouvertement le but de l'ouvrage: être ‘agréable et utile’ aux ‘personnes spirituelles’, divertir les esprits en inspirant l'amour de la vertu et la haine du vice. Le paragone, la réflexion sur l'Ut pictura poesis qui ornaient encore la préface de Baudouin ont disparu pour faire place à une morale platement utilitaire.
La France du XVIIIe siècle ne connaîtra pas d'amplification monumentale du propos allégorique de Ripa, comme en Italie ou en Allemagne avec les grandes entreprises éditoriales d'Orlandi et de Hertel. Le dictionnaire iconologique de Daniel de La Feuille paraît en Allemagne.Ga naar eind31. La belle Iconologie de Boudard est publiée à Parme. Aucun illustrateur français n'entreprend de renouveler la forme allégorique par l'assise théorique et iconographique du fatto comme Hertel choisit hardiment de le faire à Augsbourg. Mais la vitalité de l'édition, la fécondité des graveurs d'illustration expliquent le succès pendant dix-sept ans, à partir de 1765, de l'Almanach iconologique de Gravelot et Cochin.Ga naar eind32. Aux douze mois du calendrier correspondent des séries de douze sciences, vertus ou vices extraits, nous dit-on, ‘de César Ripa’ et constituant ‘une tentative sur le goût du public’. Une publicité annonce en 1775 qu'il a fallu renoncer à suivre Ripa, dont les ‘emblèmes’ paraissent ‘forcés’, ‘peu intelligibles aux yeux ou de nature à ne pouvoir être traités agréablement en peinture. Alors on en a substitué d'autres’, et l'on a réuni plusieurs figures sur la même planche, par exemple la Célérité et son contraire la Lenteur. Les planches seront réutilisées en 1789 et 1791 dans l'Iconologie par figures pouvant servir à l'éducation des jeunes personnes.
En 1768 était parue la Nouvelle Iconologie historique de l'architecte et ornemaniste Jean-Charles Delafosse.Ga naar eind33. Le projet était tout différent et tout nouveau. Il s'agissait | |
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d'adapter à l'ornement le contenu de l'Iconologie, de ‘rendre plus propre à la décoration en général l'Iconologie de Baudouin’. Delafosse participa avec une grande et libre inventio au dessein encyclopédique des Lumières: ‘Je présente à l'imagination tout ce qui s'est passé de plus mémorable depuis la création du monde jusqu'à présent’.
Quelque temps auparavant, en 1762, le Dictionnaire de l'Académie française avait accueilli pour la première fois le mot Iconologie. Mais dès le début de ce siècle, l'Abbé Du Bos écrivait, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peintureGa naar eind34.: ‘Les personnages allégoriques sont des êtres qui n'existent point, mais que l'imagination des peintres a conçus et qu'elle a enfantés en leur donnant un nom, un corps et des attributs’. Ces êtres qui n'existent pas ne sont rien d'autre que la chimère de la Troisième Méditation de Descartes. Les allégories de Rubens et de Le Brun, poursuit l'Abbé Du Bos, sont des incongruités, ‘des choses incompatibles’. Les peintures des galeries du Luxembourg et de Versailles sont devenues illisibles. Le sens des allégories s'est perdu même pour les plus lettrés; elles sont devenues ‘des chiffres dont personne n'a la clef, et même peu de gens la cherchent’.Ga naar eind35. La même attitude de rationalisme critique inspire à l'abbé Pluche, vers 1750, cette réflexion appliquée à l'allégorie, très souvent citée: ‘Puisqu'un tableau n'est destiné qu'à ne me montrer ce qu'on ne me dit pas, il est ridicule qu'il faille des efforts pour l'entendre. Et pour l'ordinaire, quand je suis parvenu à deviner l'intention de ces personnages mystérieux, je trouve que ce qu'on m'apprend ne valait guère les frais de l'enveloppe’.Ga naar eind36. Par la suite, les observations et les critiques formulées à l'encontre de l'allégorie par un Winckelmann, un Schopenhauer, un Croce, puis par un Huizinga, n'auront presque pas d'écho en France.
La fonction anthropologique de l'interprétation, telle que l'affirmait Ripa dès son Proemio, s'est effritée dans la critique et l'art français de l'âge classique. Rappelons que la définition de l'allégorie par Ripa enfermait toute la tradition occidentale, augustinienne du signe (‘Le Imagini fatte per significare una diversa cosa da quella, que si vede con l'occhio’) et de la ressemblance (‘la similitudine [...] è il nervo, e la forza dell'immagine ben formata’). Telle est la situation paradoxale de Ripa; il assume malgré la nouveauté de son projet et de sa forme l'héritage érudit de la Renaissance; il propose une mathesis universelle, fondée sur une combinatoire analogique plus que raisonnée. Ses motifs triomphent dans les réalisations des artistes français du Grand Siècle, mais la théorie du signe à laquelle il donne corps et âme anime une oeuvre discrète entre toutes, la Logique de Port-Royal.Ga naar eind37. |
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