Servaes
Servaes (1942)
Paris, le 15 octobre 1926.
Je suis loin de Servaes. J'ai besoin de penser à lui dans cette ville où l'incident, le fait, ont trop souvent le pas sur la vie même. Vivons-nous? En avons-nous le temps encore?
Servaes vit comme il peint, peint comme il vit. De tout son coeur, de toute son âme. De toutes ses forces: morales, physiques. Le petit homme énergique aux yeux clairs et qui voit plus loin que les apparences, je l'accompagne en pensée sur les routes de Laethem, aux berges de la Lys. Le soir tombe. Coucher de soleil. Servaes est très près de la terre, près des hommes, plus près de Dieu. Je le tiens pour un réaliste au sens le plus complet du mot. Réaliste pour qui le réel n'est pas seulement dans les choses. L'âme est une réalité, la moins trompeuse. Flamand, Servaes m'apparaît aussi profondément religieux dans ses paysages, dans ses paysans, que dans ses compositions auréolées d'une lumière intérieure.
Mysticisme? Mot dangereux. Disons que Servaes est chrétien.
Je ferme les yeux: je vois son Christ immatériel, pure expression de la douleur, vérité nullement symbolique, oeuvre d'amour et de foi.
J'ouvre les yeux: deux paysages, en plein Paris, me rappellent des soirées ferventes, des hivers lucides, me donnent le mal du pays.
Albert Servaes, je suis prés de vous...
Ce peintre descend de Rubens et de Rembrandt. Même son héritage vient de plus loin. Travaillant dans le sens chrétien, sans calcul et sans concession, comment ne rencontrerait-il point les créateurs de la tradition catholique: peintres des Catacombes, artistes du moyenâge?
Fierens-Gevaert, Le Centaure, november 1926.
Servaes a l'esprit cyclique. Chacun de ses tableaux est comme le maillon d'une chaîne qui relie l'artiste à un sujet. Il y a, de la sorte, la chaîne des Crucifixions, celle des portraits de paysans, celles des paysages de neige, celle des soleils couchants, celle des faucheurs dans les blés. Il y a aussi les polyptyques d'un symbolisme élémentaire: la Vie du Paysan et le Chemin de Croix. Si on étudie chacun de ces chapitres, on aperçoit une évolution intérieure qui conduit du réalisme le plus exact à la synthèse la plus arbitraire et parfois la plus échevelée. Mais c'est là un aspect particulier de son talent qui, cherchant en tout l'affirmation, supprime comme des éléments pernicieux les réticences de la nature ou de l'esprit.
Servaes est un peintre religieux. On l'a dit souvent et on a eu raison. Mais c'est d'avantage encore un romantique, c'est-à-dire un tempérament dominé par un sentimentalisme exaspéré. Enthousiasme ou aversion. Il se donne ou se refuse, tend les mains ou tourne le front, s'exalte pour la sonorité d'un paysage ou pour le rythme d'un mouvement, s'acharne à paroxyser dans telle parabole ou dans tel dogme l'élément de tendresse ou d'orgueil qui, dès l'abord l'a subjugué. Son art est aux antipodes d'un Maurice Denis au d'un Vande Woestijne. Sa brutalité chasse la ferveur, l'abandon, le frémissement d'âme qui évoque le mystère et le miracle. Il a en lui l'austérité sauvage des Jansénistes, leur lyrisme aveugle, leur manque de pitié.
De telles tendances ne sont pas sans mettre à l'épreuve la simplicité et la franchise d'un artiste. Elles provoquent souvent des crises de grandiloquence, des démonstrations de puissance ou d'adresse, des attitudes théâtrales ou conventionnelles. Servaes n'a pas échappé à ces embûches qui l'ont poursuivi jusque dans sa vie quotidienne. Et sa peinture s'en est ressentie parfois. Rien d'ailleurs n'est plus regrettable car ces grandes