Septentrion. Jaargang 43
(2014)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdLittératurePrécautionneux et mûrement réfléchi: Gerrit Kouwenaar (1923-2014)Gerrit Kouwenaar, qui est décédé le 4 septembre 2014, était l'un des poètes néerlandais les plus importants de la deuxième moitié du xxe siècle. Son oeuvre lui a valu non seulement tous les grands prix décernés dans la néerlandophonie, il a également figuré, pendant plusieurs années, parmi les candidats susceptibles d'obtenir le prix Nobel. Ayant débuté comme romancier à la fin des années 1940, Kouwenaar s'est cantonné dans la poésie de 1953 jusqu'en 2005. Ses nombreuses traductions de pièces de théâtre (de Sartre, Pinter, Brecht, Goethe et d'autres auteurs encore) ont également été couronnées, mais aux yeux de Kouwenaar elles ne constituaient qu'un gagne-pain sans aucun rapport avec son oeuvre proprement dite. Initialement, Kouwenaar faisait partie du groupe de poètes des Vijftigers (poètes des années 1950), qui a profondément secoué la poésie néerlandaise au milieu du siècle dernier. Pendant la Seconde Guerre mondiale, grâce notamment à La Revue européenne, Kouwenaar avait fait connaissance avec le surréalisme et le mouvement Dada. Au lendemain de la guerre il a été associé, avec ses amis poètes Vijftigers, à l'essor du groupe de peintres CoBrA. Ainsi sa première publication en forme poétique Goede morgen haan (Bonjour coq, 1949) se présentait-elle comme un petit ouvrage avec des textes et des dessins issus d'une collaboration spontanée avec le peintre de CoBrA Constant NieuwenhuysGa naar eindnoot1. | |
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C'est la découverte de l'oeuvre du poète américain Wallace Stevens qui a mis Kouwenaar sur le chemin de sa tonalité poétique définitive en 1958; la spontanéité antérieure s'y effaçait devant un usage des mots plus maîtrisé, très précautionneux et mûrement réfléchi. Aussi le premier recueil qui témoignait de cette nouvelle manière s'intitulait-il tout simplement et prosaïquement Het gebruik van woorden (L'Usage de mots), titre qui faisait en même temps office de manifeste: les seules armes dont peut se prévaloir le poète sont des mots. Depuis, la poésie de Kouwenaar s'avère particulièrement dense, concise, et se caractérise surtout par une variation pour ainsi dire infinie autour d'un certain nombre de concepts liés à l'idée centrale qu'elle véhicule: à savoir que l'être humain est physique et mortel. L'une de ces notions fondamentales est celle du ‘manger’. Dans les poèmes de Kouwenaar, on se retrouve fréquemment autour de la table, on cuisine, les mets y sont consommés. Outre une réalité il s'agit là d'une notion couvrant plusieurs significations métaphoriques: le fait de ressentir la vie, la fugacité du temps, mais également, par exemple, l'écriture: ‘Poésie - je mange / pour avoir de quoi vivre. Demeurons / chair et mourons’, écrivait-il dans un poème intitulé een voorjaarsmaaltijd (un repas printanier). Dans un autre poème il écrit: ‘et mon esprit est tellement tout chair / que je dois manger’ et ‘est présent à mon esprit / unGerrit Kouwenaar (1923-2014) en 2008, photo Kl. Koppe.
clair et fort bouillon / de tendre viande et de dures / vérités’. Bon nombre de formulations de Kouwenaar affichent un caractère paradoxal prononcé. Ce paradoxe naît du fait qu'il est conscient que toute affirmation suscite son contraire: destruction et création sont indissociablement liées; Kouwenaar l'exprime comme suit: ‘de toutes les formes de créer celle de tuer / s'avère bel et bien la plus parfaite’. Cette manière de voir les choses aboutit souvent, dans ses poèmes, à des formulations quasiment intraduisibles du fait que, dans ses paradoxes, non seulement la signification des mots mais également leur aspect formel ainsi que leur composition jouent un rôle important. Lorsqu'il exprime le passage presque sans transition de la vie à la mort, il écrit par exemple: achter de adem / stilt zich de made (‘derrière le souffle / se tient tranquille le ver’). En néerlandais, les mots adem et made (qui, en l'occurrence, désignent la vie et la mort) comportent en effet les quatre mêmes lettres dans un ordre différent. Le recours au ‘on’ impersonnel là où le ‘je’ serait parfaitement à sa place et plausible est une autre caractéristique de la poésie de Kouwenaar, qui est aussi une manière de se démarquer de la spontanéité. Kouwenaar éprouvait une défiance fondée à l'égard de ce ‘je’ romantique et idéaliste. Il s'est attiré ainsi le reproche d'être un poète distant, froid, indifférent. Or, l'unique chose dont | |
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il se distanciait était l'anecdote; les sentiments personnels et les idées y échappaient. Par ailleurs, cela fait coïncider le moi du poète et celui du lecteur, comme l'illustre le poème ‘men’ (on) dans son dernier recueil important totaal witte kamer (chambre totalement blanche, 2002):
Qu'avant tout on est soi-même
dans sa baignoire sa guerre son miroir
qu'avant tout on est sa maison
avec son intérieur ses lunettes pour lire son miroir
qu'avant tout son extérieur
avec son jardin d'agrément sa faucille son miroir
qu'avant tout sa date
dans son arrêt son écoulement son miroir
qu'avant tout son autre
dans son être à moitié son âtre au complet son miroir
qu'avant tout on est de chair de viande
dans son canapé son bloc-notes son assiette -
Tr. Pierre Gallissaires et Jan H. Mysjkin.Ga naar eindnoot2
Le poète est un ‘on’ qui se tend un miroir à soi-même ainsi qu'au lecteur. Le tiret à la fin (autre détail caractéristique de la poésie de Kouwenaar) indique que le poème n'est achevé qu'à titre provisoire. Kouwenaar a beau s'efforcer d'éliminer l'anecdote de ses poèmes, l'oeuvre ultérieure n'en contient pas moins nombre de poèmes où il se réfère à une jeunesse heureuse, où il s'inspire d'oeuvres d'amis plasticiens, où sa maison de campagne dans l'Hérault joue un rôle. Dans ce lieu de séjour il a mis en images de manière tranchée le temps qui passe, comme dans le poème ‘een geur van verbrande veren’ (une odeur de plumes brûlées). Celui-ci se lit certes comme un poème sur la fugacité du temps ou comme un témoignage convaincant que la poésie de Kouwenaar s'épanouit sur la déchéance et la mort, mais il a également eu pour effet que bien des propriétaires néerlandais d'une seconde résidence en France entrent dans leur maison avec circonspection au printemps parce qu'un hibou y a peut-être trouvé la mort au cours de l'hiver:
On rentre, au mois de mars, on ouvre
la maison en hivernage, absence et manque
ont tissé les toiles, dévoré les vermines, poussé
par la cheminée la chouette à la mort
le plancher plein d'impuissant duvet, les livres
de chiures blanc de chaux, les verres en mille morceaux
sur le lit éternel un squelette bien propre
aux ailes immenses
qu'a-t-on fait aujourd'hui?
ramassé quelques branches, plaint le sureau qui s'étiole
allumé un feu de déchets -
Tr. Jan H. Mysjkin (en collaboration avec Pierre Gallissaires).
Kouwenaar s'est senti chez lui en France à plusieurs égards: sa thématique, sa tonalité, ses spécificités poétiques y ont aisément trouvé leur place. Aussi est-il tout à fait logique que le titre de ce poème soit aussi devenu celui d'une sélection de son oeuvre publiée en traduction française: Une odeur de plumes brûlées (2003)Ga naar eindnoot3. ad zuiderent |
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