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Nourriture, savoir et conscience: Louise Fresco, femme de lettres et de sciences
Scientifique, administratrice, écrivaine, chroniqueuse, réalisatrice de télévision. Fait plutôt rare, l'experte néerlandaise en nutrition Louise Fresco (o 1952) conjugue de multiples talents. Mais derrière ces nombreux visages se cache une femme investie d'une mission quasi sacrée. Adolescente, en effet, elle résolut de consacrer ses études et son existence au problème de l'alimentation dans le monde. Sa fidélité à ce choix posé dans ses primes années ne s'est jamais démentie. D'abord comme chercheuse de terrain dans les régions marécageuses de Papouasie-Nouvelle-Guinée et dans le sud du Zaïre. Ensuite comme professeur de systèmes de productions végétales à l'université de Wageningen. À partir de 1997, elle a occupé de hautes fonctions auprès de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) à Rome. Jusqu'il y a peu, elle enseignait les fondements du développement durable dans un contexte international à l'Universiteit van Amsterdam. Et elle vient d'être nommée directrice générale du Wageningen Universiteit en Research Centrum, institut de recherche qui jouit d'un prestige mondial dans le domaine de l'alimentation et de l'agriculture.
Un peu plus de quatre décennies après cette décision de jeunesse est paru son magnum opus, consacré à ce thème auquel elle a donné le meilleur de ses forces, et intitulé: Hamburgers in het paradijs. Voedsel in tijden van schaarste en overvloed (Des hamburgers au paradis. Nourriture en périodes de disette et d'abondance, 2012). Un moment idéal pour s'arrêter sur les résultats de ses cogitations.
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Une rigueur dénuée de tout romantisme
À embrasser l'oeuvre de Louise Fresco, on s'aperçoit rapidement que la beauté et le danger de l'idéalisme et de la passion en représentent un des thèmes majeurs. Dans la nouvelle inaugurale de son premier livre, Bambusa (1990), le protagoniste est un architecte sélectionné
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Louise Fresco, photo J. Oerlemans.
par le président qui lui confie la mission de construire, quelque part dans une région aride et inhospitalière de l'Afrique, un centre universitaire et culturel destiné à traduire le rôle directeur que joue cette nation sur le plan intellectuel. Deux ans après l'ouverture, alors qu'il déambule parmi les bâtiments déserts, il comprend que le projet n'était qu'un mirage. Les romans de Louise Fresco De kosmopolieten (2003) et De utopisten (2007) peuvent eux aussi se lire comme des paraboles illustrant la tentation et la débâcle de l'idéalisme. Ses antihéros s'engagent sans faire la moindre concession, qu'il s'agisse d'améliorer le sort de la planète ou de répondre à une vocation artistique. Au contraire de leurs vieux compagnons de lutte qui ont succombé aux sirènes du standing et de la puissance, se réfugiant dans un cynisme indolent, eux se laissent exagérément entraîner par leurs rêves. Résultat: ce n'est pas seulement la réalité, mais aussi leurs amis et eux-mêmes qu'ils finissent par perdre.
En prodiguant, lors de la rentrée universitaire de 2004 à Nimègue, cette recommandation à son auditoire: ‘Impliquez-vous, mais préférez les faits aux idéologies’, Louise Fresco tente de sauver ce qu'il y a de précieux dans l'idéalisme, tout en le couplant au sens des réalités. Cette femme de lettres et de sciences aime à se présenter comme une adepte du réalisme, comme quelqu'un qui ne se laisse pas guider par le sentiment mais par la raison et la science. Dans une conférence prononcée en 1998, Schaduwdenkers en Lichtzoekers (Penseurs de l'ombre et Chercheurs de lumière), reprise dans le recueil d'essais Nieuwe spijswetten (Nouvelles prescriptions alimentaires, 2006), elle opposait ‘la rigueur dénuée de romantisme des chiffres’ à toutes les peurs irrationnelles ayant trait à la qualité de la nourriture et à la destruction de la nature. Les données statistiques brutes montrent - grâce en soit rendue à la technologie agricole moderne - que l'humanité se porte mieux que jamais. Les alliés des ‘penseurs de l'ombre’, qui redoutent que le monde ne coure à sa perte, sont les ‘chercheurs de lumière’ qui aspirent à la pureté naturelle d'un passé inaltéré. Aux yeux de Louise Fresco, ils font preuve d'autant d'irrationalité, car le paradis dont ils rêvent n'a jamais existé.
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Dans Hamburgers in het paradijs, l'auteure décortique davantage encore l'imprégnation mythique de notre manière de concevoir la nourriture et l'agriculture. Au plus profond de nous est ancrée la croyance qu'il y eut jadis une époque d'harmonie et de richesse édéniques. Nous autres, citadins trop choyés, considérons la nature comme un jardin luxuriant et pacifique, et l'agriculture comme le métier qui consiste à en cueillir les fruits. Toutefois, si nous baignons aujourd'hui dans la nourriture, il ne faut pas en chercher la cause dans la prodigalité de la mère nature, mais dans un combat de plusieurs millénaires visant, à travers les innovations technologiques, à augmenter les productions. Notre froment et notre maïs, en effet, n'ont jamais poussé sur les prairies herbeuses d'une nature originelle paradisiaque, mais sont de lointains descendants de leurs congénères sauvages, le produit d'une longue histoire de domestication et d'amendement.
Dans son volumineux ouvrage consacré à la nourriture, Louise Fresco défend sans état d'âme des idées dénuées de tout romantisme, telles que l'implantation de mégaétables sur des zones industrielles. Elle prend plaisir à mettre le doigt là où cela fait mal. Le hamburger, symbole de notre attirance pour une nourriture copieuse, infecte, malsaine et antiécologique? Le produit tant décrié de la ‘McDonaldisation’ du monde est précisément le ‘recycleur idéal’ des viandes surnuméraires. L'agriculture biologique plus respectueuse de l'environnement? Non, dixit Louise Fresco, elle est précisément moins durable, car elle exige davantage de sol et fait un usage moins efficace des moyens de production. Alors qu'on l'associe au choix de ceux qui veulent le bien de la nature et des animaux, le recours à la grande distribution biologique est plutôt une tentative de s'élever sur l'échelle de l'humain.
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Des bébés qui ont grandi trop vite
Le magnum opus de Louise Fresco démontre de manière impressionnante l'énorme somme de connaissances qu'elle a engrangées durant sa longue carrière dans les domaines de l'alimentation et de l'agriculture. Le livre regorge de faits surprenants, d'analyses pointues et de belles histoires. Mais son bagage est si lourd qu'il frise parfois l'excédent. Elle a beaucoup de mal à contenir son agacement devant tous ceux qui s'arrogent le droit d'émettre des jugements sur l'agriculture et l'alimentation, quand ils sont parfaitement ignorants en la matière. Elle n'est que dédain à l'endroit de l'homme de la rue esclave de la consommation et obsédé par ce qu'il mange. ‘Avec leur biberon d'eau ou de jus de fruit, à moins qu'il ne s'agisse d'un gobelet de latte extra, muni d'une paille qu'ils tètent sans arrêt, les mangeurs en train de faire leurs emplettes font penser à des bébés qui ont grandi trop vite.’
Cependant, Louise Fresco a beau se présenter comme la messagère de faits bruts, elle n'en pêche pas moins dans la mer à boire de la réalité et il lui arrive de faire précisément usage de cette pêche pour alimenter son raisonnement. La réalité va rarement de soi: tout observateur trie, ordonne et interprète, ce qui ne va jamais sans un bon lot d'idéologie, voire parfois de sentiment.
‘Dans la nature, il n'existe pas d'harmonie, quoi que veuillent bien en dire la publicité et les écologistes, il n'y a qu'une lutte à la vie à la mort’, note Louise Fresco. Pour autant, la science autorise d'autres visions de la nature: le primatologue Frans de Waal, par exemple, pense y déceler une empathie omniprésente et la biologiste Lynn Margulis a perçu dans les mécanismes de coopération qu'elle a partout découverts une dimension symbiotique du monde.
La révolte de Louise Fresco contre les ‘penseurs de l'ombre’ et son optimisme relativement à la situation dans le monde reposent néanmoins sur des faits solides. La vision
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angoissée du Club de Rome, selon laquelle la terre est une chandelle qui se consume, est exagérée, estime celle qui est une spécialiste universitaire de la durabilité. ‘Dans presque tous les domaines, de l'eau jusqu'à la qualité de l'air, les statistiques démontrent que, malgré la croissance de la population, la situation, proportionnellement, ne s'est pas dégradée, mais qu'au contraire elle s'est améliorée dans bien des cas.’ Quoi qu'il en soit, libre à elle d'affirmer que les statistiques lui donnent raison, mais on ne peut pas dire que cela corresponde vraiment à l'image que présente le cinquième rapport, L'Avenir de l'environnement mondial, de l'Agence pour l'environnement des Nations unies, paru en 2012. On peut lire dans la conclusion de ce rapport que pour seuls quatre des quatre-vingt-dix objectifs environnementaux majeurs des avancées significatives ont été enregistrées et que, si l'humanité continue sur sa lancée dans la voie de la consommation et de la production non durables, des seuils critiques seront franchis, entraînant d'irréversibles dommages pour les fonctions vitales de la planète.
Louise Fresco sait sans doute mieux que personne que, dans ce débat sur l'alimentation et l'agriculture, ce n'est pas seulement aux faits que l'on donne la parole, mais que la morale finit toujours par pointer le bout du nez. ‘Qui dit nourriture dit conscience, et qui dit conscience dit science’, déclarait-elle en 2005 dans Nieuwe Spijswetten, le discours inaugural prononcé lors de son accession à une chaire d'enseignement à Leyde. Dans Hamburgers in het paradijs, elle défend l'idée qu'il est essentiel que ‘la production alimentaire, de la terre à la bouche, soit vécue comme une responsabilité appartenant à chacun.’ Mais, à sa grande frustration, force lui est de constater qu'il n'en va pas ainsi dans la réalité. Le consommateur moderne n'imagine pas un instant ce qu'il accapare comme ressources naturelles rares, pas plus qu'il n'imagine les conditions de travail et les conséquences pour l'environnement qu'implique son usage compulsif de produits et de biens alimentaires. Louise Fresco n'y voit rien d'autre que de la perversion, ce qui explique qu'elle plaide sans discontinuer pour de nouvelles prescriptions alimentaires, ‘un vaste ensemble de règles impliquant un travail de conscientisation pour remettre la production alimentaire sur les rails.’
Ces nouvelles prescriptions alimentaires exigent, selon elle, que nous balayions devant notre porte et que nous interrogions notre orgueil de consommateur. Mais dans le même temps elle ne croit nullement en ce qu'elle appelle la ‘consomodération’, arguant du fait que tous, dans les pays en voie de développement, soupirent après un bien-être à l'occidentale et que nous n'avons pas le droit d'en priver quiconque. De ce fait, elle estime nécessaire que nous misions exclusivement sur une innovation technologique garante d'une croissance aux effets moins négatifs pour les personnes et l'environnement. Mais c'est un conseil qu'elle donne après avoir reconnu, trois pages plus haut, que les effets positifs des progrès technologiques étaient invariablement réduits à néant par l'augmentation de notre consommation. La philosophe sans état d'âme semble ici se prendre les pieds dans les paradoxes idéologiques.
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Exubérance intellectuelle
Louise Fresco appartient à l'ordre établi. Elle est, entre autres fonctions, présidente du conseil d'administration d'une université, commissaire d'une grande banque, membre de l'Académie royale néerlandaise des sciences et chroniqueuse pour un journal de premier plan. Dans son essai Een dosis dartelheid (Une dose d'exubérance), Louise Fresco, dans les années 90 du siècle précédent, décrivait un phénomène récurrent pénible: ‘Au cours d'une vie humaine, tôt ou tard - généralement plus tôt que tard - l'autosatisfaction et l'indolence frappent impitoyablement à la porte.’ Elle estimait que cette vertu que représente l'exubérance
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intellectuelle était rarement de nature à résister à la prise de conscience, de plus en plus importante au fil des ans, que le succès repose souvent sur une contribution à un équilibre précaire des forces. Et de fait, Hamburgers in het paradijs apporte de l'eau au moulin de ceux qui constatent que Louise Fresco n'a pas toujours su échapper à cette autosatisfaction qu'on peut détecter dans la manière qu'elle a de revendiquer le monopole des faits et de rejeter ceux qui pensent autrement pour cause d'ignorance.
L'indolence est toutefois la dernière chose que l'on puisse reprocher à Louise Fresco. Le passage des ans n'a fait qu'accroître son indignation et sa virulence. Aussi controversé - peutêtre précisément pour cette raison - que soit son magnum opus, il n'en constitue pas moins la preuve éclatante que la femme de sciences parvenue au sommet n'a pas le moins du monde renié l'engagement de sa jeunesse et que le choix radical qu'elle a fait adolescente a donné des fruits acides et doux à la fois.
Tomas Vanheste
Rédacteur du média numérique De Correspondent.
tomas@decorrespondent.nl
Traduit du néerlandais par Christian Marcipont.
www.louiseofresco.com
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