Septentrion. Jaargang 43
(2014)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdEuripide et les ‘Furies de Pella’ de Theun de VriesAprès avoir publié en 2008 la première traduction française d'un recueil de nouvelles de l'écrivain néerlandais Theun de Vries (1907-2005), l'enseignant et traducteur bruxellois Christian Marcipont récidive fort opportunément cinq ans plus tard avec un roman historique du même auteur, issu comme Le Chapeau chinoisGa naar eindnoot1 de sa dernière époque créative. On peut à juste titre considérer que Les Furies de Pella constitue le chant du cygne de l'écrivain d'origine frisonne, puisqu'il s'agit de son dernier roman, un récit dont la thématique prend parfois les allures d'un testament littéraire. L'oeuvre évoque le séjour du célèbre poète tragique grec Euripide à la cour d'Archélaos, roi de Macédoine, où il mourut en 406 avant notre ère, non sans avoir achevé la rédaction de deux tragédies, Iphigénie à Aulis et Les Bacchantes. En situant l'intrigue de son ultime roman dans l'Antiquité, De Vries s'inspire des romans antiques de son ami Simon Vestdijk (1898-1971)Ga naar eindnoot2, qui abordaient déjà l'évolution de la mentalité mythique, d'essence religieuse, vers les prémisses de la modernité profane, l'homme se libérant progressivement de la suprématie des Dieux. C'est là précisément une des caractéristiques principales de l'oeuvre d'Euripide, qui le différencie des deux autres poètes tragiques majeurs de l'époque classique: Sophocle et Eschyle, restés plus proches de l'esprit légendaire du mythe et de sa fatalité inéluctable. Le roman est raconté à la première personne, du point de vue d'Euripide, invité à Pella par le roi Archélaos. Le souverain de cette contrée barbare tente de rivaliser avec Athènes en réunissant autour de lui quelques grands acteurs de la civilisation grecque. Les rencontres du poète tragique avec d'autres figures marquantes de l'âge d'or de la culture antique, tels que l'historien Thucydide (l'action se situe à l'époque de la guerre du Péloponnèse qui opposa Athènes à Sparte), le peintre Zeuxis (immortalisé au siècle d'or des Pays-Bas par un | |
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portrait qu'en imagina Rembrandt), le musicien Timothée de Millet et un autre auteur de tragédies, Agathon, sont prétextes à des échanges passionnants sur les relations entre les arts, le sens de la tragédie et le rôle de la religion dans la création artistique. Par ce truchement, De Vries invite le lecteur à suivre les réflexions et le cheminement d'Euripide, en lui permettant de porter un regard sur l'oeuvre en gestation. En filigrane apparaissent les propres conceptions et convictions du romancier. Dans un premier temps, Euripide devise de la tragédie avec son confrère Agathon (dont les écrits ont été perdus), lequel considère que l'évocation de la mythologie tient plus de l'artifice théâtral; le doute s'installe dans l'esprit d'Euripide, mais après avoir assisté aux orgies dionysiaques, il songe à rappeler le mythe à la rescousse en composant ses Bacchantes. C'est à ce moment qu'intervient un épisode spectaculaire qui amènera le poète à transgresser un tabou: intrigué par les rituels ancestraux accompagnant le culte de Dionysos, dont on sait qu'il donna naissance au théâtre grec, Euripide assiste en cachette aux fameuses bacchanales; ce rite, exclusivement réservé aux femmes et rigoureusement interdit aux hommes, se déroule au fond d'une sombre forêt. Vêtues de peaux de bêtes, les ‘furies de Pella’, parmi lesquelles on reconnaît la reine de Macédoine en personne, sacrifient du gibier en une sarabande frénétique. S'inspirant de cette vision à la fois mystérieuse et traumatisante, le poète tentera d'humaniser le mythe, mettant les Dieux en accusation, ainsi que les sacrifices cruels perpétrés en leur honneur. Mais la lecture que le fils d'Euripide fera de la tragédie devant la cour déclenche le courroux de la reine Marpessa et le vieux poète est mis à l'écart, non sans être resté fidèle à son idéal d'indépendance: ‘je demeure qui je suis’, conclut-il, une devise qu'aurait pu faire sienne Theun de Vries lui-même dans son testament littéraire. De fait, à la veille de sa mort, Euripide se prend à espérer que les hommes puissent s'affranchir de leur ignorance pour écouter la voix de la raison. Le lecteur est dès lors témoin de l'effacement des croyances archaïquesJoop Sjollema, portrait de Theun de Vries, 1970, collection Letterkundig Museum, La Haye.
devant la force de la pensée. Le poète aura eu l'intuition du passage de la légende mythique empreinte de superstitions à la pensée rationnelle, en quelque sorte de la mythologie à la philosophie. Christian Marcipont donne de ce beau récit, injustement méconnu, une traduction remarquablement raffinée, traquant le vocable rare et la tournure précieuse, en hommage au style à la fois limpide et recherché de ce Nestor des lettres néerlandaises que fut Theun de Vries. dorian cumps |