Septentrion. Jaargang 43
(2014)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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‘Je suis un poisson, mais je veux devenir l'eau’: l'oeuvre d'Esther GerritsenNée en 1972 près de Nimègue, Esther Gerritsen a grandi au sein d'une famille catholique; dans son oeuvre, le rôle de la religion et de la foi comme échappatoires aux soucis quotidiens et sources de consolation est plus particulièrement thématisé dans un roman au titre symptomatique: De kleine miezerige god (Le Petit Dieu minable, 2008); le personnage féminin y imagine une incarnation toute personnelle d'un dieu du quotidien, qu'elle nomme parfois jijgod (le ‘toi-dieu’), auquel elle fait appel dans ses cogitations sans qu'il puisse vraiment lui apporter un soulagement ou une solution face aux drames de sa vie (elle perdra un enfant mort-né) ou à ses interrogations existentielles obsédantes. Du reste, ce dieu n'est en quelque sorte qu'un ‘petit passant sans importance’, qu'elle aperçoit un jour par la fenêtre, même si l'héroïne n'aura de cesse de le rechercher ou de l'invoquer. D'une manière qui lui est propre, et non sans ironie, l'oeuvre de Gerritsen appartient à un courant postchrétien, qui continue de s'interroger sur la foi et les rituels du christianisme dans un univers romanesque en mal de repères, où les personnages paraissent sérieusement déboussolés - il n'est pas difficile d'y reconnaître un miroir du monde réel et les personnages de Gerritsen hésitent justement entre l'image qu'ils peuvent se faire de la réalité, en tentant de fuir la banalité du quotidien par l'imagination et la création de leurs propres histoires d'une part, et l'adaptation laborieuse mais nécessaire à la normalité de l'autre. Un de ses romans les plus remarqués, Normale dagen (Jours normaux, 2005), porte à cet égard un titre tout aussi emblématique et la petite héroïne de Superduif (Pigeon extraordinaire, 2001), son avant-dernier roman, s'imagine dotée du pouvoir d'un ‘super-volatile’, capable d'échapper aux lois de la réalité pour se porter au secours des nécessiteux. | |
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Esther Gerritsen, photo L. Kuipers.
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À mi-chemin entre le théâtre et la proseGerritsen a étudié la thérapie par le psychodrame, puis l'écriture dramatique, un cursus qui sera également thématisé dans son oeuvre, sans que l'on puisse parler chez elle d'écriture autobiographique: l'héroïne de Normale dagen a le projet d'écrire une pièce sur un tueur en série qui a défrayé la chronique aux États-Unis (le cas réel du terroriste paranoïaque Timothy Mc Veigh, qui provoqua la mort de plus d'une centaine d'innocents à Oklahoma City en 1995); Dominique dans De kleine miezerige god est elle-même thérapeute; elle propose à ses patients de jouer leur propre rôle dans l'adaptation d'une pièce de l'auteur baroque Calderon de la Barca, La vie est un songe (dans le contexte d'une cure dans un hôpital de jour, ce titre en trompe-l'oeil est évidemment à nouveau ambigu); enfin, dans son dernier roman, Dorst (Soif, 2012), les nombreux dialogues intégrés au récit ressemblent à s'y méprendre à des répliques au théâtre, de sorte que ce livre paraît en partie élaboré tel une suite de saynètes, réalisant ainsi une synthèse peu fréquente dans la littérature néerlandaise contemporaine entre théâtre et roman. L'écriture d'Esther Gerritsen peut être qualifiée de minimaliste, tout en associant à l'aspect dramatique, voire tragique de maintes situations (le grand-père de Normale dagen est mourant, la mère dans Dorst est atteinte d'un cancer en phase terminale) un humour caustique souvent dû au comique de situation et en accordant une place prépondérante au langage quotidien, ainsi qu'à la manipulation langagière, jusqu'à la répétition et au bégayement. Son style pourrait être considéré comme une variante contemporaine de la ‘nouvelle objectivité’ des années modernistes, produisant une écriture chirurgicale à coups de scalpel, corollaire d'une analyse de sentiments d'une distance impitoyable, bien que souvent cocasse et déconcertante à la fois, dans sa déconstruction constante de la banalité absurde du quotidien et de relations humaines stéréotypées. Dans Normale dagen, l'héroïne se heurte justement à la médiocrité de la vie quotidienne et à ses rituels répétés jusqu'à la nausée. Dans ce roman, le décalage s'avère abyssal entre le | |
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questionnement existentiel de l'orpheline Lucie, qui telle une fille prodigue retourne après des années d'absence revoir les grands-parents qui l'ont élevée, et la vie silencieuse et répétitive de ces derniers, à la campagne, dans la région d'où provient précisément l'écrivaine. L'écriture de la pièce consacrée au terroriste américain, lui-même issu d'un univers on ne peut plus quelconque, constitue pour Lucie un antidote à cette confrontation démoralisante avec ses grands-parents, qui plus est dans le cadre de la déchéance physique du grand-père, qui se meurt petit à petit jusqu'à la fin du roman, où l'on assiste par le menu à son agonie et à son enterrement, avec toutes les conventions d'usage dans un milieu traditionnel - cette situation se répète dans Dorst, lors du lent glissement vers le néant de la mère de l'héroïne, suivi du règlement de sa succession. Le tout est chaque fois disséqué dans les moindres détails, jusqu'à l'écoeurement. Gerritsen développe ainsi un discours de l'aliénation, de la solitude et de la misère existentielle; si la nausée sartrienne et les non-dits chers à Beckett viennent souvent à l'esprit, on pense également au nouveau roman lorsque certains personnages féminins se prennent à établir un inventaire rigoureux de leur environnement, soulignant le caractère maniaque de leur rapport aux objets, qu'il leur arrive d'énumérer comme pour mieux les appréhender et maîtriser leur angoisse. Échapper à l'horreur du vide que suscite la banalité et aux échecs relationnels récurrents reste néanmoins possible temporairement, non seulement en fuyant dans l'imaginaire, mais surtout en s'abandonnant à la boisson - dans Dorst particulièrement (une fois de plus, le titre suggère un de ces sens), les personnages se saoulent régulièrement, ou s'abandonnent à la boulimie, telle Coco, le personnage de la fille adulte, également tentée par la recherche effrénée de plaisirs sexuels; ceci la conduira à des situations particulièrement glauques, telles ces fellations qu'elle prodigue à des inconnus dans des bars, jusqu'à la nausée vécue littéralement cette fois. Toutefois, une prise de conscience se produit quelquefois au contact du vécu le plus frustrant; ainsi, suite aux obsèques de son grand-père, Lucie renonce à son projet d'écriture théâtrale à propos du terroriste Mc Veigh, réalisant qu'elle ne vit pas en vase clos | |
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dans une histoire inventée, comme c'était le cas de cet individu, mais dans le monde tangible, aussi médiocre soit-il. | |
Vices cachésSi les romans antérieurs de Gerritsen pèchent parfois par un excès d'analyse psychologique, qui caractérise précisément ses personnages dans leur ressassement continuel mais contamine également la narration, trop dépourvue d'empathie, malgré des tentatives d'introduire une variété de points de vue - dans la dernière partie de De kleine miezerige god, c'est l'ami de Dominique qui devient le focalisateur -, dans son dernier roman Dorst, l'auteure semble avoir trouvé un équilibre entre participation et distanciation vis-à-vis de l'intrigue. La mise en récit des relations complexes, faites de complicité et de haine entre la fille Coco et sa mère atteinte d'un cancer, n'est pas étrangère à cette évolution bienvenue, de même que la place prépondérante qu'occupent désormais les dialogues, mêlant burlesque et dérision avec une rare virtuosité, telles ces scènes où la mère discute avec son coiffeur. Dans Dorst, Gerritsen se rapproche aussi de la thématique de Renate Dorrestein (o 1954)Ga naar eindnoot1, qui révèle volontiers les vices cachés des relations familiales dans ses romans souvent très noirs. Ainsi, il s'avère que la mère de Coco aura jusqu'aux derniers soubresauts de sa maladie tenté de rejeter sa fille; petite, elle l'enfermait déjà sans véritable raison dans une chambre. Ces souvenirs remontent à la surface lorsque Coco décide de revenir habiter chez sa mère en phase terminale, relayée à son chevet par son père dont la mère vivait séparée. Une sorte de parallélisme grotesque se produit alors, l'ex-mari revenant auprès de sa femme alors que sa fille a elle aussi quitté son ami et délaissé ses études pour tenter de retrouver sa mère dans ses derniers moments, ce qui n'empêchera nullement la mourante d'essayer une dernière fois d'enfermer sa fille. On atteint alors au paroxysme du dérèglement relationnel et c'est un poncif bien connu de la tradition néerlandaise, le soi-disant bonheur du foyer qui est définitivement ridiculisé, de la manière la plus sarcastique que l'on puisse imaginer. Les illustrations de couverture des romans d'Esther Gerritsen ne semblent pas choisies par hasard. Sur celle de Dorst, on peut voir un (faux) dessin d'enfant représentant le squelette d'un poisson. L'illustration renvoie à un autre épisode de l'enfance de Coco, où elle fit une chute dans un escalier, échappant à sa mère tel un poisson visqueux qui glisse entre les doigts. L'image finira par se transformer en métaphore, suggérant la libération à laquelle aspire la fille, mais il faudra attendre la disparition de sa mère pour qu'elle se réalise et que le poisson devienne en quelque sorte l'eau. Dorian Cumps |