Septentrion. Jaargang 41
(2012)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdUn hameau perdu du mauvais côté des digues: ‘Monsieur Henri’ de Filip De PillecynLa parution en français d'un classique de la littérature de langue néerlandaise appartenant à un passé littéraire déjà éloigné est un événement suffisamment rare pour qu'il mérite d'être mis en valeur. Cela est d'autant plus vrai lorsque l'auteur du livre fait partie de ces écrivains de talent injustement méconnus, voire presque oubliés: on ne peut que se réjouir de tenir entre les mains la traduction de Mensen achter de dijk (1949), oeuvre de premier ordre du romancier flamand Filip De Pillecyn (1891-1962), éditée sous le titre de Monsieur Henri (2012). La publication de cette excellente version française, fruit du minutieux travail de Roger De Vos, est une initiative du Filip De Pillecyncomité, un cercle littéraire très actif, qui veille par ses colloques, publications et manifestations diverses à entretenir la mémoire de cet écrivain attachant bien que controversé. Il faut en effet souligner que la réception de l'oeuvre de De Pillecyn a pu être ternie par son passé politique équivoque. Engagé dans le Mouvement flamand dès la Première Guerre mondiale, l'auteur, qui fut un des fondateurs du comité pour le pèlerinage de l'Yser, se fourvoya au cours de l'Occupation dans la mouvance la plus radicale du nationalisme flamand d'inspiration catholique et participa activement à la collaboration intellectuelle: il fut l'un des écrivains flamands sympathisants de l'Ordre nouveau invités par Goebbels au congrès de Weimar en 1941, auquel assistèrent également des auteurs français, fascistes notoires tels que Brasillach et Drieu la Rochelle. Condamné à dix ans de réclusion à la Libération pour son rôle dans l'administration collaborationniste, De Pillecyn fut libéré fin 1949, après avoir purgé environ la moitié de sa peine. C'est précisément à ce moment qu'il publia Mensen achter de dijk (littéralement: Ceux de derrière la digue), ode à son pays natal rédigée au cours de sa détention à la prison de Saint-Gilles (commune bruxelloise). Toutefois, si l'on ne saurait occulter ce passé, il ne faut pas jeter l'opprobre sur l'ensemble de son oeuvre: | |
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De Pillecyn n'a jamais été un chantre de l'outrance et de l'abjection au même titre que certains de ses confrères, tel un Brasillach. C'est presque du contraire qu'il s'agit; à l'exception de certains récits proches de l'idéologie du sang et de la terre comme le roman Le Soldat Johan (titre original: De soldaat Johan)Ga naar eindnoot1, l'oeuvre de Filip De Pillecyn appartient à un courant néoromantique volontiers tourné vers l'intériorité. Dans ses meilleurs livres, dont Monsieur Hawarden (1934)Ga naar eindnoot2, joyau de la nouvelle flamande de l'entre-deux-guerres, l'auteur fait montre d'un sens subtil de la psychologie, évoquant avec un grand raffinement stylistique des destinées tourmentées. Ainsi, Monsieur Hawarden conte l'histoire d'une Parisienne ayant choisi, à la suite d'un drame sentimental, l'exil dans un village des Hautes Fagnes (province de Liège), déguisée en homme. Elle s'y lie d'amitié avec un jeune garçon, qui découvrira petit à petit son secret. Le personnage ambigu de cette femme paraît emblématique de l'univers de notre romancier. Hésitant souvent entre l'action et la réflexion, l'aventure et la sécurité d'un foyer, les héros de De Pillecyn sont redevables d'une nature à la fois masculine et féminine. Dans la nouvelle citée, qui inspira au cinéaste flamand Harry Kümel un long métrage (1969)Ga naar eindnoot3, le personnage principal sublime une relation contrariée par des hommes décevants, en s'attribuant des habits masculins distingués. Mais l'environnement dans lequel évoluent les personnages joue également un rôle important dans leur transformation: la solitude volontairement consentie au milieu de la nature ardennaise mène celle qui se fait appeller Hawarden à l'apaisement. De Pillecyn eut volontiers recours à un cadre historique pour camper ses intrigues. Souvent, il s'agit d'un passé pour partie imaginaire ou idéalisé, qui met en exergue le goût de l'aventure et l'insatisfaction profonde de figures en conflit avec leur époque, comme dans Blauwbaard (Barbe-Bleue, 1931) et plusieurs romans dont les héros sont des mercenaires, tel Le Soldat Johan. Cependant, dans Monsieur Henri l'ancrage historique se fait plus réaliste. Un nouvel élément s'est ajouté ici à la palette du romancier: la critique sociale, absente dans la plupart des oeuvres précédentes, dominées par la peinture d'atmosphères et l'expressionJo Bocklandt, buste de Filip De Pillecyn, Hamme (Flandre-Orientale).
d'une nostalgie toute romantique. Peut-être en raison des épreuves qu'il subit après l'épuration, De Pillecyn a-t-il préféré se remémorer le milieu de son enfance, passée à Hamme, bourg de Flandre-Orientale situé dans l'angle formé par l'Escaut et la Durme: un terroir isolé, entre-deux-mondes entouré de rivières, de digues et d'alluvions. M. Henri est inspiré en partie par le propre père de l'écrivain, comptable à bord de bateaux à vapeur assurant la liaison avec Anvers, puis agent de change; ce sont là précisément les métiers qu'exerce le narrateur du roman, s'exprimant tantôt à la première, tantôt à la troisième personne. Le récit, dont la trame se compose d'une suite d'épisodes, est situé dans la seconde partie du XIXe siècle et se présente comme la chronique de la vie d'un hameau misérable, perdu du mauvais côté des digues. C'est là que survit tant bien que mal le petit peuple affamé des ouvriers du textile, des paysans sans terre, des chiffonniers, des passeurs ou des forestiers plus ou moins adeptes du braconnage. Face à eux les notables du bourg: notaires véreux, patrons d'usine exploitant sans | |
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vergogne le travail des femmes et des enfants ainsi que le clergé local, garant du bon ordre moral. Entre ces deux univers antagonistes évoluent l'instituteur et le narrateur lui-même, figure de contemplatif, ainsi que divers types féminins, de la mère pieuse à la gourgandine, qui profite habilement du notaire libidineux. Prenant le parti du peuple, l'auteur dénonce la morale hypocrite des nantis, sur fond de guerre scolaire, puis de grèves et de fermetures d'usine (il est possible de dater ces épisodes aux alentours de 1880). Le clergé borné en prend particulièrement pour son grade lorsque tout est mis en oeuvre pour chasser l'honnête instituteur de l'école publique. De Pillecyn prend ici clairement ses distances vis-à-vis d'un ultramontanisme caricatural. Ces thèmes mis à part, on retrouve dans le roman le personnage central du mélancolique esseulé cher à l'auteur: l'existence d' Henri, rythmée comme celle de son milieu par le cycle des saisons et la résignation à un destin qui semble inéluctable - le narrateur est condamné au célibat, malgré quelques timides tentatives féminines - illustre le thème de la fatalité, fil rouge de l'intrigue. Malgré tout, l'attachement profond à la poésie du terroir apporte comme ailleurs chez cet auteur sa part de consolation: De Pillecyn excelle dans l'évocation de la beauté intemporelle des rives de l'Escaut, élevant de la sorte son récit bien au-dessus des poncifs de la littérature régionaliste. dorian cumps |