Septentrion. Jaargang 38
(2009)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Flamand parmi les francophonesDepuis mes premières publications, vers la fin des années 1990 (je suis une vocation poétique fort tardive), la question de mon ‘rôle linguistique’, pour parler en termes administratifs belges, n'a cessé d'intriguer la critique. En fait, on n'arrête pas de me faire revenir sur mon choix d'écrire en français, qui sera toujours ma langue d'adoption, plutôt qu'en néerlandais, qui fut et reste ma langue maternelle. Les réponses à cette question sont évidemment complexes et multiples, sans compter qu'elles varient aussi dans le temps et, sans doute un peu hypocritement, en fonction du lieu d'où on m'interroge. Si je comprends pourquoi la question de l'outil linguistique fascine les lecteurs et les institutions belges, je ne suis pas sûr qu'elle me hante autant qu'eux. Certes, le choix du français est aussi un choix pour le français et contre le néerlandais, il serait absurde de le nier. Toutefois, il me semble que, détachée de l'écriture même, la question de la langue perd vite de sa pertinence, du moins en termes littéraires. Car autant le fait d'écrire en telle ou telle langue peut revêtir une importance capitale en termes politiques ou culturels, disons, autant le fait d'écrire et, plus encore, de s'attaquer à tel ou tel projet d'écriture est, quant à lui, incomparablement plus grave. En ce sens, le choix du français est pour moi largement inféodé à toute une série d'autres désirs et d'autres décisions, qui malheureusement passionnent beaucoup moins la critique. Pourquoi écrire - plutôt que s'adonner à autre chose (ou à rien)? Et pourquoi écrire de la poésie - ce qui condamne n'importe quel auteur à une solitude quasi absolue (dans le meilleur des cas, car il y a aussi le ridicule qui entache presque inévitablement toute parole poétique aujourd'hui)? Et, enfin, comment avancer en poésie, et dans quelle voie - car toutes les options sont permises à qui veut faire de la poésie de nos jours, sans qu'aucune ne s'impose directement au détriment de toutes les autres. Nous vivons en effet une époque où l'arrière-garde et l'avant-garde ont toutes les deux pignon sur rue, où les naïvetés insondables du slam passent pour autant d'innovations et les expériences les plus inouïes donnent l'impression d'être usées jusqu'à la corde. | |
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Par rapport à ces questions, celle du choix du français ne peut être que futile, et le retour lancinant sur le refus de ma langue maternelle m'a toujours paru une façon de se voiler la face devant certaines réalités plus cruelles. À quoi bon s'entêter à m'arracher quelque aveu sur mon amour du français, si en même temps on ne s'intéresse guère au projet littéraire qui l'explique? Car voici sans doute l'essentiel: en ce qui me concerne, le choix d'une langue ne relève pas d'une décision initiale, il est en revanche dérivé d'un programme littéraire qui, tout vague qu'il demeure, le rend nécessaire. | |
Hésitation permanenteCe programme est issu de mon intérêt très ancien pour les littératures dites à contraintes, c'est-à-dire pour les littératures qui, loin de laisser l'initiative à l'inspiration de l'auteur ou à la réalité qu'il cherche à transcrire, partent d'une série de consignes préconstruites, qui littéralement font oeuvre: ce sont les contraintes qui mettent en branle le processus d'écriture, pour permettre ensuite de le mener à son terme - parfois fort surprenant, mais c'est une autre histoire. Dans une telle optique, représentée dans la littérature moderne par des textes comme la Philosophie de la composition d'Edgar Allan Poe et, dans des années plus récentes, par les créations de l'Oulipo entre autresGa naar eindnoot1, le choix d'une langue change résolument de statut: au lieu de précéder l'acte d'écrire même, il peut faire l'objet d'une réflexion et d'une sélection au même titre que n'importe quel autre aspect du texte littéraire. De même que le jeu des contraintes peut porter, par exemple, sur le choix du genre des mots (ainsi une romancière féministe comme Régine Detambel n'utilise-t-elle dans La Modéliste que des substantifs féminins tandis qu'une auteure queer comme Anne Garréta exclut dans Sphinx toute forme adjectivale ou pronominale qui fixe le genre, masculin et / ou féminin, de la voix narrative), de même la préparation d'un programme littéraire peut conduire l'écrivain à opter pour telle langue et non pas pour telle autre. Dans mon cas, l'amour de la contrainte a signifié l'abandon de la langue maternelle et l'adoption d'une langue étrangère. Il m'a semblé en effet que seul le maniement d'une langue étrangère était à même de m'aider à réaliser mes rêves d'écriture à contraintes. S'agissant de ce type de littérature, il ne suffit pas d'essayer de réaliser le programme que l'on essaie de se donner. Encore et surtout faut-il réussir à tordre le cou à tout ce qui viendrait le parasiter, et le pire ennemi à cet égard est la facilité, celle par exemple que donne l'emploi d'une langue maternelle: moins cela résiste, plus il devient difficile de laisser de côté les éléments qui viennent spontanément à l'esprit et qui pour cette raison-là risquent de brouiller ou d'affaiblir le jeu de la contrainte. Ou pour le dire autrement: si l'écriture à contraintes est un instrument formidable pour déclencher un processus d'écriture (la règle est productive), la réalisation effective du projet exige qu'on se fasse aussi et très diversement violence (après tout, le mot contrainte signifié aussi écueil, obstacle, handicap). Si on ne parvient pas à s'interdire ce qui fait diversion, le projet contraint se dilue presque immédiatement. Petit à petit, mon goût de la contrainte s'est assoupli (un peu à l'instar du sous-titre de la revue Formules que j'ai eu le plaisir de créer avec mon ami Bernardo Schiavetta - auteur argentin qui est passé, lui aussi, au français -: à l'origine elle se nommait ‘revue des littératures à contraintes’; aujourd'hui elle est devenue la ‘revue des littératures formelles’)Ga naar eindnoot2. Pourtant ce changement ne m'a pas fait renoncer au français, et c'est ici que l'affaire se corse. Car à quoi bon continuer à s'opposer a l'emploi du néerlandais si la raison initiale de son exclusion, le goût de l'esthétique des contraintes, s'est peu a peu modifiée, voire effacée (la contrainte n'a aujourd'hui pas disparu de mon écriture, mais elle est devenue pur moyen, alors qu'au début | |
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elle en était vraiment l'horizon premier). Est-ce que je continue à écrire en français par paresse, par habitude, par affinité, par opportunisme ou encore, pourquoi pas, par snobisme? Peut-être, et il y a sûrement un peu de toutes ces choses, certaines avouables, d'autres non. Toutefois, je crois que les raisons fondamentales sont un rien différentes. En effet, personne n'écrit dans le vide, et que le poète moderne n'ait que très peu de lecteurs ne l'empêche pas de s'inscrire dans un contexte, c'est-à-dire un patrimoine, une actualité, une série de mutations littéraires, un ensemble d'institutions culturelles, dont il a inévitablement grande conscience (à défaut de cela, il ne pourrait que produire une poésie socialement décalée et partant non reçue, voire non recevable). Or, en ce qui me concerne, l'envie de faire partie du champ littéraire en néerlandais fait totalement défaut: j'ai non seulement du mal à penser mes textes à l'intérieur du contexte flamand et néerlandais, je n'en ai surtout aucun désir. Cette position est strictement irrationnelle, j'en conviens. D'une part, il n'y a rien en mes textes qui soit ‘étranger’ à l'une ou l'autre tradition néerlandophone (après tout, l'écriture à contraintes existe également en langue néerlandaise et il serait prétentieux, pour ne pas dire choquant, de prétendre que ma production s'écarte absolument de ce qui s' écrit en néerlandais). D'autre part, la poésie flamande ou néerlandaise, surtout pour ce qui est des contemporains, m'inspire nettement plus que les écoles qui dominent actuellement le paysage poétique français, tragiquement muselé par la confusion entre poésie et philosophie, mais là encore c'est une autre histoire. Si en dépit de tout cela je suis resté fidèle au français, il faut donc bien que les raisons en soient très profondes. Parmi celles-ci, et au-delà de mon amour pour certaines oeuvres ou, plus exactement, certains textes (par exemple Courir les rues de Raymond Queneau, La Rue Soufflot de Valery Larbaud, l'art du rythme et de la rime chez Paul-Jean Toulet ou la démarche générale d'un auteur comme Francis Ponge), je nommerais avant tout la conviction très forte que la beauté d'une langue est surtout question de syntaxe et que, sur ce point-là, le français - et sous ce dernier le latin, bien entendu - me donne davantage satisfaction que le néerlandais, supérieur sans aucun doute sur le plan de la souplesse lexicale comme le savent très bien tous ceux qui ont jamais essayé de traduire du néerlandais au français - chose infiniment plus difficile que l'opération inverse. Mais qui dit syntaxe française dit surtout prose, le jeu sur l'ordre et le rythme et le nombre et la longueur des mots ayant été longtemps bâillonné en poésie par les deux... contraintes du mètre et de la rime. Bref, je n'en suis pas à une contradiction près, et ce sont peut-être cette hésitation permanente, ce scrupule tenace qui m'enfoncent toujours davantage dans la poésie de langue française. Jan Baetens |