Septentrion. Jaargang 38
(2009)– [tijdschrift] Septentrion[p. 70] | |
HistorieVaut le voyage: un parcours belge du souvenir‘Lieux de mémoire’. Ceci n'est pas qu'un titre, mais une nouvelle façon de concevoir l'historiographie. L'ouvrage inaugural de cette nouvelle conception fut publié en 1984 sous la direction de l'historien français Pierre Nora. Sous-titré La République, il contenait des essais historiques sur le drapeau tricolore (français) et le calendrier républicain jusques et y compris les ‘souvenirs contraires’ sur la Vendée et le mur des Fédérés. Le concept s'est avéré particulièrement fécond. Six volumes français s'y sont ajoutés depuis. À leur tour les historiens italiens et allemands ont repris l'idée et publié une version originale du souvenir national. La première publication suivant ce concept dans les Plats Pays vit le jour en 1993, et ce en français, en guise d'hommage à l'inventeur1. Deux ans plus tard, l'historien néerlandais Niek van Sas rédigea une série de souvenirs consacrés à la patrie (du nord des Plats Pays) dans une édition de langue néerlandaise. Dix ans plus tard ce fut le tour de Plaatsen van herinnering (Lieux de souvenir)2, sous la direction rédactionnelle de l'historien de Leyde H.L. Wesseling3. Chez le même éditeur et dans le même format vient de paraître, sous la direction du professeur de la Katholieke Universiteit Leuven Jo Tollebeek, une version belge: Parcours van herinnering (Parcours du souvenir). Dans l'édition néerlandaise on insiste sur les ‘lieux’ alors que dans l'édition belge l'accent est mis sur le ‘souvenir’. Le point de départ de chaque contribution est le même: une photo d'une composition de couleurs aussi exceptionnelle que claire. Dans la version néerlandaise, la photo est celle de l'endroit où l'événement historique a eu lieu, tandis que dans la version belge, elle est le déclenchement d'un souvenir. La topographie se transforme ainsi en mémorial. On pourrait dire, en empruntant le vocabulaire de l'histoire de l'art, que le réalisme néerlandais contraste avec le symbolisme belge. Jo Tollebeek a utilisé pour l'avant-propos de Parcours van herinnering un titre puisé dans le jargon touristique français: ‘Vaut le voyage’ Le voyageur flâne dans le paysage historique de l'État belge (depuis 1830) et se forge un souvenir à partir des lieux et des objets choisis. Ce souvenir prend des formes multiples: culture élitaire et populaire, politique des hautes sphères et de Monsieur Tout-le-monde. À Liège on peut réfléchir à la cathédrale Saint-Lambert, disparue pendant la Révolution française et qui a laissé un vide. À Werchter, près de Louvain, des tentes rappellent au lecteur curieux le festival rock annuel. La mémoire trouve un prolongement aujourd'hui. La publication néerlandaise remonte à la préhistoire, elle est structurée chronologiquement et compte quatre volumes. Le Parcours belge commence de facto en 1830, il est thématique et couvre deux volumes. Les lieux du souvenir néerlandais peuvent se trouver outre-mer mais aussi dans la Belgique actuelle. Plus fort encore, les Plats Pays constituent un territoire illimité ou l'histoire du Moyen Âge peut être rendue tangible aussi bien dans la géographie que dans les pierres. Le Parcours franchit aussi des frontières vers l'Afrique ou vers Cobourg en Bavière, mais la frontière nord semble bloquée. Les deux volumes sont une mine d'or pour les vrais amoureux de la Belgique. Le lecteur suit le Parcours en langue néerlandaise, mais visite toutes les régions, même les communes (partiellement) germanophones d'Eupen et de Malmédy ne sont pas laissées pour compte. Les lieux décrits sont classés en cinq catégories: les deux premières, celles de l'histoire et de l'expansion, paraissent dans le premier volume; celles de la discorde, de la crise et de la nostalgie se retrouvent dans le second volume. Dans la phase historique il s'agit par exemple de monuments commémoratifs tels que la statue d'Ambiorix (le chef des Éburons qui s'était attaqué à Jules César) à Tongres ou celle de Godefroid de Bouillon, le chef de la première croisade, à Bruxelles, ou encore celle de l'énigmatique Perron à Liège, symbole des libertés communales. Ces monuments semblent s'ériger comme des jalons historiques évoquant un souvenir particulier à travers lesquels l'État belge tente | |
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![]() La statue de Godefroid de Bouillon (vers 1060 - 1100), chef de la première croisade, place Royale de Bruxelles.
après 1830 de conquérir une place légitime dans l'histoire. Le choix des ‘lieux d'expansion’, argumenté par Sophie De Schaepdrijver, semble relever davantage de l'arbitraire. La prospérité industrielle de la Belgique au XIXe siècle est évidente dans les usines Cockerill liégeoises, mais également dans la gare centrale d'Anvers (‘une cathédrale des chemins de fer’) ou dans la salle des fêtes du Vooruit (En avant) à Gand, la maison de la culture du mouvement ouvrier socialiste dédiée à l'édification du peuple. Par la suite, le pouvoir de l'imagination est moins sollicité. Le Wijnegem Shopping Center dans les environs d'Anvers s'inscrit-il dans la Belgique contemporaine ou n'est-il que la marque d'une standardisation galopante, inconciliable avec le souvenir? La ‘discorde’ est un mot-clé de la Belgique fédérale. Dans cette partie, présentée par Gita Deneckere, on passe en revue les lieux de souvenir conflictuels. Et il n'en manque pas. Toutes formes de lutte en Belgique sont à découvrir le long de ce Parcours; y compris la lutte pour l'identité et la légitimité de l'université de Louvain. La ‘crise’, une série de souvenirs qui ont été recueillis par Chantal Kesteloot, ne se distingue pas vraiment de la ‘discorde’. Fait remarquable, la décolonisation spectaculaire du Congo se voit dédier comme lieu de souvenir ‘Léopoldville’. Le nom de la capitale est un rappel permanent de la férocité (actuelle), mais également du romantisme colonial. La ‘crise’ détient, tout comme la ‘discorde’ antérieure, la clé des constructions où convergent les réminiscences du XXe siècle. Le Parcours n'est donc pas une promenade de plaisir. La dernière partie s'intitule ‘Lieux de nostalgie’. Elle est présentée par Geert Buelens. Le promeneur parcourant la Belgique éprouve ici | |
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le plaisir de se retrouver en pays de connaissance: la colombophilie à Quiévrain dans le Hainaut ou les artistes de Laethem-Saint-Martin le long de la Lys, ou encore l'atmosphère distinguée de la station balnéaire de Blankenberge. La course cycliste annuelle Paris-Roubaix est chargée du souvenir des ouvriers flamands contraints d'assurer leur subsistance dans les villes industrielles de Wallonie et du nord de la France. L'imaginaire ‘de ville morte’ de Bruges est évoqué, ainsi que les ruines romantiques de l'abbaye de Villers-la-Ville dans le Brabant wallon. Les deux volumes suscitent une cohérence parmi les souvenirs de la Belgique contemporaine. Le lecteur est ballotté entre reconnaissance et surprise de ce qui s'est ancré dans la mémoire collective. jan bank |