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Le grand retard
par Marc Reugebrink
Traduit du néerlandais par Charles Franken.
Marc Reugebrink (o 1960) est-il un Flamand des Pays-Bas ou un Néerlandais de Flandre? Né à Groningue, cet écrivain habite Gand depuis longtemps. En 1988, c'est en poète qu'il entame sa carrière littéraire. Dix années plus tard paraît son premier roman, Wild vlees (Excroissance). Pour Het grote uitstel (Le Grand Retard), dont nous publions la traduction française de trois extraits, Reugebrink s'est vu décerner en 2008 le Hibou d'or, prix littéraire prestigieux dans les Plats Pays.
Daniel Winfried Rega est le personnage central du roman. En quête d'une place qui le situerait dans le monde, il trouve le point de repère recherché entre les jambes de ses petites amies mais sa quête n'est pas facilitée pour autant. Il aspire fiévreusement à maintenir ce court instant d'intimité et de consolation où deux êtres humains se rencontrent vraiment, mais en même temps, il fait tout pour le retarder.
Le livre comprend trois parties: Che, Rabenhaupt et Das Rote Kabinett. Dans Che, Reugebrink décrit la façon dont Rega brûle ses années de puberté dans une ferme délabrée. Notre héros se rend compte rapidement qu'il n'est pas Casanova. Influencé par des amis anticapitalistes, il se transforme en champion de l'idéologie gauchiste. Les trois fragments repris ici sont extraits de Rabenhaupt. Rega est étudiant. Il est plongé dans une époque confuse qui redéfinit les normes, qui remet en question toutes les anciennes valeurs. Il fait la connaissance de Rosa, l'amie d'un ami. Chez elle, il retrouve un peu l'intimité qu'il a connue avec Mireille, son ancienne amie. Mais un incendie se déclare et perturbe l'intimité que Rega vivait avec Rosa. Du reste, c'était déjà le feu qui avait dévasté la ferme dans Che.
Das Rote Kabinett est l'enseigne d'une boîte è strip-tease de Berlin-Ouest. Rega loue une chambre bon marché à l'arrière du bâtiment. Dans ce night-club les filles dansent nues, mais le verre de bière y est cher. Rega éprouve très brièvement un sentiment de grande solidarité avec tous ses contemporains: le Mur tombe, la foule est ivre de joie.
Het grote uitstel fait une description passionnante des années 1960 et 1970 aux Pays-Bas, de la poursuite d'idéaux exaltés et de leur ruine; il est surtout la relation d'une douloureuse et poignante recherche du sens de la vie.
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Pas de phrases standard
Non que Rega fût incapable de lever des filles, loin de là. Mais il ne comprenait pas comment Werda, qui n'avait rien d'un apollon, les séduisait si facilement. Comment, alors qu'elles lui lançaient d'abord un regard franchement suspicieux, donc hostile, qui aurait privé immédiatement Rega de tous ses moyens, il lui suffisait de quelques phrases somme toute anodines - Rega l'avait observé plus d'une fois - pour les faire fondre dès qu'il levait le petit doigt ou qu'il ouvrait la bouche; et comment, après un bref passage sur la piste de danse, elles restaient plaquées contre lui, hanches contre hanches, épaules contre épaules, avant de passer rapidement à de longs baisers presque indécents; comment elles permettaient même à Werda - qui lançait un petit clin d'oeil à Rega - de glisser ses mains sous leurs tricots moulants, leurs t-shirts flottants ou leurs corsages délicats, de tâter, d'empoigner et de pétrir au vu de tous - Rega y voyait parfois la manifestation d'une force surhumaine, surnaturelle. La méfiance que Rega voyait dans des yeux soulignés de khôl ou chargés de mascara, cette méfiance qu'il lisait dans le léger affaissement des commissures ou sur les lèvres fardées de rouge vif ou quelquefois même de noir le désarmait aussitôt et lui donnait envie de dire qu'il comprenait cette fille, que les intentions de Werda n'étaient pas pures, en effet, qu'il s'intéressait à autre chose, disons... naturellement, que... que... qu'à sa personnalité et qu'il trouvait ça, lui aussi, même lui, absolument infâme, que c'était montrer bien peu de respect pour la fille en question et qu'il s'excusait d'avance de cette grossièreté. En réalité, il
ne disait rien mais il était assis au zinc, près d'une fille de ce style à qui il ne parlait pas, et il lui souriait gentiment tandis que la bouche de celle-ci se figeait peu à peu en une ligne réprobatrice. Puis elle lui tournait le dos et il regardait la foule grouillante sur la piste de danse, sous les spots de couleur, Werda qui secouait la tête au rythme de la musique, dominant de toute sa taille une beauté rousse qui tournoyait autour de lui comme une fumée de cigarette, avec une souplesse, devait commenter Werda peu après en se masquant la bouche, ‘pleine de promesses!’
De fait, arrivés Rabenhauptstraat plus tard, bien plus tard que Rega, Werda et sa rouquine gravirent l'escalier raide du grenier en riant et en gloussant - opération qui sembla leur coûter beaucoup d'efforts car ils firent un beau tapage, comme si la partie de jambes en l'air avait commencé au pied de l'escalier et que Werda poussait sa dernière conquête de marche en marche puis sur le plancher, franchissait la porte et gagnait le lit dans le coin de sa chambre - et à travers la cloison de bois, Rega entendit alors Werda qui sifflait entre ses dents et s'extasiait: ‘Bon Dieu, une contorsionniste! Hop là!’ Peu après, une plainte continue semblable à un hurlement de loup se fit entendre et Rega supposa que c'étaient les gémissements de la fille, ce qui lui donna des frissons dans le dos. Encore heureux que ce week-end-là, Van Parys fût sorti chez sa Rosa.
‘Il n'y a pas de phrases standard, Daniel, voilà le secret’, déclara Werda bien après, des mois et des mois plus tard, quand Rega lui demanda, un peu par plaisanterie, d'écrire une méthode pour séduire les femmes, avec quantité de formules à sortir dans les bars et en discothèque. En attendant et avec l'approbation bourrue de Van Parys, il avait demandé à Rosa de lui couper les cheveux et tout en dansant autour de lui, elle avait taillé de-ci de-là à coups de ciseaux pointus et lui avait demandé en souriant: ‘¿Adiós a los sesenta, Daniel?’, ce que Rega n'avait pas compris. Elle se tenait ici, puis là, puis à ses côtés ou derrière lui, ou elle s'appuyait sur son épaule, ou elle se plaçait en face de lui, se mettait à genoux et considérait la coupe d'un oeil critique, le visage à une dizaine de centimètres du sien. Elle baissa enfin les yeux et planta son regard une, deux, peut-être cinq secondes dans les yeux de Rega - brun foncé... non, terre cuite, l'iris cerclé de brun gris -, ensuite elle lui fit un clin d'oeil et une sorte de borborygme
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monta en lui qu'il avala à grand-peine, ce qui ne l'empêcha pas d'émettre un bruit. ‘Gloup!’, fit-il à peu près, et il sentit le rouge lui monter aux joues.
‘Pas de phrases standard et encore moins de bonnes phrases’, dit Werda. ‘Que de mauvaises formules. Tu sais, le style “Est-ce que je ne vous ai pas déjà rencontrée quelque part?”. C'est toujours, toujours une erreur, dans tous les cas, même si tu penses ce que tu dis, que tu n'as pas d'idée derrière la tête et que tu veux réellement t'assurer que la fille ne t'est pas connue. Non, tu dois parler de telle manière que ton interlocutrice pense que tu envisages simplement de parler.’
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L'irréalisation permanente du lointain idéal
Je ne pense pas que ce fût sa façon de voir, à l'époque, mais quelque chose en lui devait être déjà prêt à céder, a ce moment et à cet endroit, devant tout ce qui l'entourait, comme une chaude soirée d'été où, songeait-il encore, le cours du temps s'arrêtait, bien que le crépuscule finisse évidemment par s'effacer devant la nuit et qu'à un certain moment, tous reviennent se glisser dans la chambre de Werda en passant par la gouttière, Van Parys en tête, puis Rosa, Werda et enfin Rega qui se sentait la tête légère et qui, au moment de se baisser pour passer sous le bâton portant le rétroviseur, faillit perdre l'équilibre, se retrouva même un instant dans la gouttière à faire des moulinets avec ses bras, puis se retint de justesse au châssis. Quelque chose en lui le poussait à s'abandonner à l'odeur de goudron du carton bitumé, au murmure de la circulation sur le périphérique, dans le lointain, au crissement des trains dans le virage, sur le viaduc qui franchit le Hereweg, quand les voyageurs arrivés à destination, déjà debout, comprimés, démunis sur la plate-forme, entre les portes, perdent toujours un peu l'équilibre; à mon avis, quelque chose en lui avait envie de se confondre avec le réel tel qu'il était et de dire: tout est bien ainsi - en dépit des objections que Bama, de Vries et tous les méthodologues, pédagogues, didacticiens et réformateurs pouvaient formuler.
Mais ce désir était évidemment le reste le plus tenace de son impatience à se fondre et à disparaître dans un monde où ce qui appartient à l'un appartient aux autres, où nous et eux, moi et les autres se confondent, et ainsi de suite. Cela tombe sous le sens. Werda avait raison: la révolution cherchait l'immobilité compléte et son unique salut résidait dans l'irréalisation permanente du lointain idéal. Et ce même soir, sur le toit, la main de Rosa s'était posée sur son avant-bras, une main qui, parfois, déplaçait un poil ou deux et lui donnait des picotements par tout le corps, c'était la main de Rosa qui lui procurait la certitude - pas spécialement comme une pensée, plutôt comme une chose qu'il... enfin... euh... disons qu'il éprouvait - non, la certitude apparente qu'une libération existait pour chaque distance entre lui et le monde, entre lui et Werda, entre lui et Van Parys. Entre lui et Rosa. Pas maintenant, bien entendu. Mais plus tard. Peut-être même d'ici peu. C'était la conscience de... (quel est le mot exact?)... c'était le... l'inachevé? Non... Le surplus? Non, non plus... Non, c'était ce qui, dans l'apparente réalisation du moment, venait de rendre visible le désir de l'objectif final, voilà ce que c'était, je crois.
‘Le transcendantal, Daniel? C'est ce que tu veux dire?’ demanda Werda et Rega fit oui, hocha la tête, haussa les épaules. ‘La tension entre le bien et le mal, peut-être?’ poursuivit Werda. ‘Peut-être entre Logos et Éros?’ Il ricana. ‘Cet examen partiel, mon vieux, tu le réussiras haut la main chez Bama...’
Il n'y avait pas le choix. Tout était là. C'était notre liberté, avait dit Werda. Il faisait une retouche à la veste de contrôleur qu'il avait dénichée peu avant chez un brocanteur de la Hoekstraat. ‘Tu n'as pas le sifflet qui va avec?’ s'était enquis Van Parys lorsqu'il était rentré avec son achat, ‘ou un... ça s'appelle comment déjà?... un guidon de départ?’ Mais Rosa,
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qui avait trouvé la veste très jolie, avait passé la main sur les épaules de Werda en s'émerveillant et lui avait demandé de se retourner, et de se retourner encore. ‘Bah!’, dit Van Parys en ne s'adressant à personne en particulier, ‘la fille est du pays de Franco, voilà le résultat, hein? L'attrait de l'uniforme.’
‘Tu veux que je te dise, Daniel?’ avait dit Werda. ‘Tu veux que je te dise? À l'heure actuelle, chacun de nous se promène avec je ne sais combien de kilos de TNT au-dessus du crâne, tu imagines. Et cette donnée, le fait que les Soviets et les Amerloques n'ont qu'à presser un bouton pour se foutre en l'air et le monde entier avec eux, a pour conséquence que toute pensée orientée vers un objectif final, vers le bienheureux état d'Être dont les réformateurs de tout poil nous rebattent les oreilles, équivaut aujourd'hui, comme par nécessité, à l'anéantissement complet. Ça nous rend libres, tu piges? Plus besoin de choisir puisque dans cette optique, tout choix disparaît. L'idée même qu'il faille choisir, rejeter, préférer, et qu'il existe des pays idéaux, des paradis et d'autres lieux célestes a rendu le choix impossible.’
D'une chiquenaude, il chassa une poussière de sa veste, considéra ses doigts minces qui n'avaient toutefois rien de raffiné - ‘de grandes mains d'ouvrier, Daniel, de grandes mains d'ouvrier rugueuse’, c'est ce qu' Esther Vernooij dirait plus tard à Rega après une liaison avec Werda qui avait duré bien plus qu'une nuit, et ses yeux s'étaient remplis de larmes, et elle s'était blottie contre Rega et puis, mon Dieu, les événements s'étaient enchaînés.
‘N'aspire pas, ô mon âme, à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible’, disait Werda à présent. Il le faisait exprès, me sembla-t-il, un tantinet cérémonieux, comme s'il ne pensait pas ce qu'il disait, comme s'il s'agissait d'une sentence que des jeunes comme lui ou comme elle ne pouvaient prononcer sans cligner de l'oeil. Mais il ne fit pas de clin d'oeil. Il regarda Rega en esquissant un pâle sourire.
‘Ce n'est pas du Lénine’, dit-il, ‘ni du Mao. Notre sort n'est pas dans l'avenir, Daniel - notre sort se trouve en nous, dans l'ici et maintenant.’
Il regarda les boutons cuivrés de sa veste d'uniforme et poursuivit: ‘Et ne va pas dire ce genre de choses aux gonzesses, hein Daniel? Elles n'aiment pas. Elles aiment l'avenir, l'avenir immédiat sans doute mais l'avenir quand même. Elles aiment qu'on choisisse, qu'on choisisse pour elles, et tu as intérêt à opiner, à t'écraser et à dire oui, ou non le cas échéant, sans quoi l'exploration du champ du possible ne rapportera rien dans cet ici et maintenant, tu vois?’
Il eut un petit rire et Rega ricana à son tour et songea: le choix n'existe pas, nous n'avons pas le choix, nous devons, nous allons être, nous sommes.
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La liberté et rien que la liberté
Dans un monde qui a dépassé l'attente, où l'espoir a disparu et qui ne connaît que l'ici et maintenant, dans un monde comme celui-là, se dit-il, le changement est absent, les choses ne peuvent être que telles qu'elles sont, n'est-ce pas? Seule existe la similitude d'un moment et d'un autre. L'échange, non..., la permutabilité. Une sorte d'éternité, au fond. Quand on y songe. Ou plutôt, non, pas une éternité... non, immortel... non, intemporel, un royaume intemporel ou ce style-là. C'est un monde qui ne bouge pas, lui semblait-il, comme sur le toit, ou à l'intérieur, puis retour sur le toit, le jour que l'on veut, la saison au choix, indéfiniment, ensemble, toujours. Peter, Steven. Et lui. Rega, Daniel Winfried Rega.
Et Rosa, Rosa en était... Rosa Rosa, toujours, la main posée sur son bras. Et ça ne veut rien dire, évidemment, ça ne signifie rien, ça n'a jamais rien signifié, elle n'y mettait aucune intention particulière, rien de plus que sa main sur son bras posé là où il était, mais il pensa, il remarqua, il supposa que c'était sa main à elle qui faisait bouger quelque chose sur son bras,
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un, deux poils, tandis que Van Parys, tandis que Steven doucement, avec beaucoup de conviction, peut-être même avec... avec passion, avec ce qui différencie art et savoir-faire, c'était au fond le désir qui le faisait chanter cette chanson de... de machin... quel est son nom... il en avait cherché les accords parce que Rosa, Rosa la trouvait si belle. ‘This old love has me bound but the new love cuts deep’, chantait-il et comme lui, Rega et chacun de nous en avaient l'estomac serré; tous étaient serrés sur le toit, sous un ciel qui s'obscurcissait lentement, que les lumières de la ville faisaient virer à l'orange par en dessous, tout autour, tandis que leurs visages se fondaient dans l'obscurité, eût-on dit, s'effaçaient dans l'ombre, ou presque, comme s'ils n'étaient pas ce qu'ils étaient. Ou pas. Ce qu'ils n'étaient pas. Mais c'était Rosa. C'était la main de Rosa. C'était sa main sur son bras. Et c'était Rega, le dos appuyé contre la cheminée de briques qui avait gardé la chaleur du soleil. Et le temps semblait suspendu. Pourtant, il se trompait, il en était conscient, il se trompait lourdement. Il savait très bien que c'était un réflexe invétéré, un... comment dit-on... un truc d'autrefois, de ce qu'il avait oublié. Qu'il a oublié. C'était un atavisme.
‘Oui, oui, Daniel, c'est le bonheur, le grand bonheur auquel les gens aspirent leur vie durant. Et encore après, me suis-je laissé dire. Jusque dans l'éternité, quoi. Mais... euh... ça n'a rien à voir avec nous, mon vieux, et rien ne t'empêche évidemment de compter sur tes doigts pour savoir quand ça se termine.’
Il se leva subitement de sa chaise, jambes écartées, la guitare sur la hanche et il brailla à tue-tête, toujours un tout petit peu faux:
Happiness is a warm gun mama
When I hold you in my arms
And I feel my finger on your trigger
I know nobody can do me no harm
Happiness is a warm gun mama
Il se rassit aussi subitement qu'il s'était levé. Il parut soudain fatigué, comme si cette débauche vocale avait été au-dessus de ses forces. ‘Non, Daniel’, fit-il, ‘il ne s'agit pas de bonheur ou de malheur. C'est la liberté qui est en cause. Pas en tant que libération d'une contrainte car cette liberté-là est très restreinte, une liberté conditionnelle en quelque sorte. Elle garde des liens avec ce qu'elle croit avoir vaincu, tu vois? Non, il s'agit de la liberté, absolue, une liberté qui ne se réclame de rien, qui ne cherche pas à s'excuser de ce qu'elle est. Une liberté qui n'est liée ni au bonheur ni au malheur, qui ne promet rien, qui n'annonce pas les paradis artificiels de je ne sais quels réformateurs ou fanatiques religieux mais simplement l'être, la présence’.
Pas d'excuses. Et pas de choix. Pour personne. Pour rien. Ni pour Werda, ni pour lui, Rega, ni, pourquoi s'arrêter en si bon chemin, pour Van Parys ou Willig. Ou Rosa. Pas d'excuses pour elle non plus. Et pas de choix. La liberté et rien que la liberté. La liberté, sans plus. La liberté sans délai. Sans retard. Ici. Maintenant.
Extraits de Het grote uitstel (Le Grand Retard), Meulenhoff / Manteau, Amsterdam / Anvers, 2007, pp. 159-162, 191-194 et 218-221.
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