Septentrion. Jaargang 38
(2009)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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‘Ut musica poesis’: motifs musicaux dans l'oeuvre d'Anna EnquistPeu d'écrivains contemporains ont thématisé aussi intensément la relation entre écriture et musique que la Néerlandaise Anna Enquist (pseudonyme de Christa Broer-Widlund, o 1945). Non seulement dans plusieurs de ses romans mais surtout dans sa poésie, la musique est omniprésente, sous des formes très diversifiées: transposition ou commentaire d'oeuvres par le biais du poème ou de la fiction, référence à quantité de genres musicaux, imitation de structures musicales dans le texte littéraire, recours au discours musical en tant que métaphore de l'expression poétique. Ce rapport privilégié de la littérature à la musique chez Enquist tient d'abord à sa double formation de pianiste et de psychanalyste: lorsqu'elle se consacra sur le tard à l'écriture - son premier recueil, Soldatenliederen (Chansons de soldats), parut en 1991 -, l'auteur tenta d'emblée d'apprivoiser le langage, révélateur du tumulte des affects, par la rigueur de la forme musicale, soulignant par la même occasion les affinités entre les exigences de la poétique et la discipline de la composition. La structure de ce recueil le montre bien: les séries de poèmes consacrés aux émotions et aux passions (représentées notamment par l'eau et le feu, sources inépuisables de variations dans son oeuvre poétique) sont encadrées par deux cycles musicaux. Dans ses romans, Enquist enrichit la littérature de son impressionnante culture musicale. Ses débuts en prose, Le Chef-d'oeuvreGa naar eindnoot1, peuvent se lire comme une adaptation moderne du Don Giovanni de Mozart. À la manière des metteurs en scène contemporains, qui n'hésitent plus à transposer l'argument d'un opéra du répertoire classique dans des décors et des costumes actuels, la romancière revisite Don Juan dans le cadre des relations complexes qui se tissent au sein d'une famille bourgeoise issue du milieu artistique amstellodamois à notre époque. Les protagonistes de l'opéra sont entre autres reconnaissables aux initiales identiques des personnages du roman, mais l'adaptation reste libre, et l'auteur s'autorise par exemple le dédoublement du personnage de Leporello et l'insertion d'une sorte de troisième acte, informant le lecteur sur le passé de certaines figures pour les besoins de la narration. Quant aux arias, duos ou terzetti qui font la renommée du drame lyrique | |
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mozartien, on en perçoit le style sinon les effets au travers de l'exubérance de maints dialogues et répliques. Le second roman d'Enquist, Le SecretGa naar eindnoot2, est quant à lui axé pour l'essentiel sur la personnalité énigmatique d'une pianiste de concert. Le piano à queue y occupe d'ailleurs la place d'un personnage à part entière, et les références musicales qui émaillent l'intrigue sont si nombreuses et si variées que l'auteur leur a consacré un enregistrement, où elle lit des passages de son roman, accompagnée d'interprétations des oeuvres citées par le pianiste Ivo JanssenGa naar eindnoot3. En outre, une des significations que l'on peut attribuer au titre du roman éclaire la relation de la littérature à la musique chez elle. En effet, le passage qui suit, traitant du secret de l'art pianistique, peut également être compris comme l'expression de son propre art poétique: ‘tout ce que l'on ressent doit être traduit par la technique. Le jeu doit être bilingue. Qui ne peut jouer qu'en langage technique est sans doute virtuose, mais ennuyeux. Qui ne s'exprime que dans le langage de la sensibilité est expressif, mais débridé. Le fin du fin, c'est le bilinguisme’Ga naar eindnoot4. Paru courant octobre 2008 aux Pays-Bas, le dernier roman d'Enquist, Contrapunt (Contrepoint), accomplit finalement la symbiose parfaite entre littérature et musique. Il s'agit d'un hommage à la fois littéraire et musical à sa fille Margit, décédée en 2001 dans un accident de la circulation. La narratrice, alter ego de la romancière, y décrypte les Variations Goldberg que Bach pourrait avoir composées en son temps pour tenter de sublimer son chagrin en une offrande musicale, suite à la mort prématurée d'un de ses fils. À chacune des pièces de ce monument de l'écriture contrapuntique (une aria et ses trente variations) correspondent dans le roman un récit et un commentaire; la transposition littéraire fait écho aux atmosphères suggérées par le compositeur ainsi qu'à la polyphonie des morceaux, le récit ayant valeur d'interprétation de la partition, sous la forme imagée de souvenirs, tantôt enjoués et impétueux, tantôt paisibles ou mélancoliques, évoquant une vie de complicités avec sa fille défunte. Deux des thèmes principaux de la poésie d'Enquist se dégagent de ce roman: le rôle de la mère comme gardienne de la mémoire familiale et le combat désespéré contre la fuite inexorable du temps et ses corollaires, la séparation, la perte, le deuil. Avant la disparition de sa fille, ces thèmes étaient déjà bien présents, comme en témoignent des titres de poèmes, de cycles poétiques ou de recueils entiers; ainsi on rencontre, dans un sens littéral: Tegen de groei (Contre la croissance, en d'autres termes l'évolution vers l'âge adulte et le départ des enfants, dans le premier recueil), Laatste zomer met de kinderen (Dernier Été avec les enfants, dans le troisième recueil) ou Een nieuw afscheid (Un nouvel adieu, titre du troisième recueil); citons aussi, cette fois sous une forme métaphorique acerbe: De jager, de prooi (Le Chasseur, la proie - autrement dit: le Temps et son acolyte la Mort, personnifiés, à la poursuite de l'homme), cinquième cycle du second recueil Jachtscènes (Scènes de chasse, 1992), et Onomkeerbare afbraak van het afweersysteem, tweezijdig (Destruction irréversible du système immunitaire, irréversible et irrémédiable - avec ce que le diagnostic médical peut avoir de cynique) dans le troisième recueil. Enfin, dans son dernier recueil, De tussentijd (L'Intervalle, 2004), composé également à la mémoire de sa fille, l'écriture s'identifiant désormais au travail de deuil produit encore un titre sans équivoque: Essentie van het missen (Quintessence du manque). Dans ce contexte où la problématique existentielle s'assimile de fait à la douleur du vécu, la musique fait figure d'ultime rempart face à la menace du néant, comme le suggère, dans ce dernier recueil, le poème Opus 126, renvoyant à une série de Bagatelles composées par Beethoven. Cette oeuvre tardive, datant de l'époque de la surdité du musicien, explore les limites de la communication: Beethoven y utilisa plus particulièrement la tessiture extrême | |
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Anna Enquist (o 1945), photo Kl. Koppe.
du clavier dans le grave et l'aigu. La poétesse donne une impression visuelle de l'adieu tourmenté du compositeur à l'harmonie, comme pour y voir elle-même plus clair dans le chaos des émotions qui la submergent; c'est donc l'analogie avec l'oeuvre musicale qui explique ici le choix de la référence. À l'opposé de cette approche douloureuse de l'indicible, la musique peut, de même que la poésie, apporter un réconfort, une consolation. Dans le premier recueil, le souvenir d'une visite au jardin botanique avec ses enfantsGa naar eindnoot5 inspire à l'auteur un rapprochement avec l'univers enchanteur des Scènes d'enfants de Schumann. L'allusion demeure modulable: l'enregistrement qu'elle réalisa par la suite de ce Hortus bij nacht (Jardin botanique, de nuit), toujours accompagnée des interprétations d'Ivo Janssen, figure en regard d'une autre miniature célébrant l'imaginaire enfantin, The Snow Is Dancing, extraite de Children's Corner de DebussyGa naar eindnoot6. Ces deux cycles de pièces de Schumann et Debussy appartiennent à la poésie musicale de compositeurs qui, comme Enquist, les conçurent en souvenir d'enfants ayant entre-temps grandi. Le poème Voor hobo en piano (Pour hautbois et piano), figurant dans le second recueil de la poétesse, est précisément lu par elle à la suite d'une des Kinderszenen, sur le même disque compact. Il s'agit d'une pièce intimiste, décrivant l'arrivée d'un instrument à vent dans une famille de musiciens habitués aux cordes (le mari d'Anna Enquist est lui-même violoncelliste professionnel). Le caractère fantasque du hautbois choisi par sa fille détermine sa personnalité. Cependant, dans ce texte comme dans Hortus bij nacht, la fragilité du bonheur est soulignée par des effets sonores, lexicaux ou typographiques: la présence de prime abord ludique d'allitérations sur le s, associées au serpent comme pour évoquer une vague menace d'être chassés du paradis, puis l'absence de ponctuation dans la dernière strophe légèrement déstructurée d'Hortus; l'image d'un clavier abîmé et le choix de ‘vent contraire’ comme mot de la fin dans Voor hobo. Ces caractéristiques montrent combien Enquist attache de l'importance à la composition et à la musicalité dans sa poésie. | |
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L'effet musical peut par ailleurs naître d'une allusion à un autre poème dans lequel la musique est l'élément essentiel. C'est le cas dans Op het land (extrait du quatrième recueil, Klaarlichte dag (Plein Jour, 1996)), où un vers de la première strophe, ‘la rivière pleine glisse’, renvoie au lexique de Mélopée du poète flamand Paul Van Ostaijen (1896-1928)Ga naar eindnoot7. Dans ce texte comme dans Een lofzang (Une louange, emprunté au cinquième recueil, De tweede helft (La Seconde Mi-temps (2000)), l'accent est mis sur l'attachement aux joies simples du quotidien, non sans une touche d'humour impertinent, en ce qui concerne l'hymne au tabac. Dans ce dernier cas, le feu emblématique de la passion peut être maîtrisé dans le réconfort de l'instant présent, ainsi que l'évoque la rime intérieure de la deuxième strophe, autre exemple de musicalité. Ici, les qualités esthétiques de la poésie, comme il en va également de la musique, offrent l'illusion d'échapper un instant à la condition humaine: par son caractère immatériel, l'expression artistique peut d'une certaine manière arrêter le temps et élever l'homme au-dessus de sa condition. C'est là l'idéal que formule clairement l'auteur dans le poème Concert (troisième recueil): ‘even tijdloos heersen over eindigheid’ (pour un instant, dominer intemporellement la finitude). Du point de vue de la problématique qui caractérise l'oeuvre d'Anna Enquist, la qualité essentielle de la musique par rapport au langage repose sur un paradoxe: l'idiome musical est le mieux à même de suspendre le temps, de le retenir prisonnier, précisément parce qu'aucune création autre que la partition musicale n'est à ce point dépendante du respect des règles rythmiques et de la maîtrise du tempo. De plus, le caractère abstrait, non référentiel de la musique libère des contraintes de la parole, tributaire du langage. La musique peut donc servir de modèle formel et de source d'inspiration à la poésie. À l'inverse, comme le remarque également la romancière dans la conclusion de Contrapunt, l'absence de signification et de contenu narratif de la musique oblige à utiliser le langage des mots pour traduire la complexité des sentiments. Ainsi, musique et littérature sont-elles amenées à se compléter et à demeurer indissociables, ce dont la poésie d'Anna Enquist offre de précieux témoignages. Dorian Cumps |
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