La destination est plus importante que l'origine
Il s'en est passé des choses aux Pays-Bas ces dernières années. D'abord un homme politique a été assassiné, c'était le 6 mai 2002. Puis, le 2 novembre 2004, ce fut au tour d'un metteur en scène qui avait une grande gueule. Assassiné par un Néerlandais d'origine marocaine.
Les digues étaient rompues. Plusieurs mosquées et écoles islamiques furent la cible d'attentats. Des ‘autochtones’ et des ‘allochtones’ (les termes en eux-mêmes indiquent déjà une stigmatisation) se firent face. Deux politiques durent se cacher. L'image des Pays-Bas progressistes, modernes et tolérants était tout à coup ternie. Les autorités durcirent leur politique. On exigea plus de fermeté. D'autres firent et font allusion aux marchands d'angoisse qui tirent profit de ce durcissement.
A l'occasion de l'événement ‘Quatre cents années de relations entre les Pays-Bas et le Maroc’, Septentrion se propose d'apporter une contribution à une réflexion indispensable (voir les pp 19-54). L'illustration apparemment idyllique mais en fait inquiétante qui accompagne ce texte nous sert de point de départ. Au début des années 1960, les premiers travailleurs immigrés arrivèrent aux Pays-Bas. On leur donna le nom de gastarbeiders, ouvriers ‘invités’, qui ne resteraient que le temps nécessaire. Mais ils sont restés. On était allé les chercher parce que des cheminées d'usines avaient besoin d'eux pour continuer à cracher leurs fumées, et on les accueillit dans les gares avec tambours et trompettes. Les villageois regardent, curieux et plutôt mal à l'aise. A une certaine distance. On se méfie de l'homme qui s'avance vers eux pour leur souhaiter la bienvenue. Les nouveaux arrivants eux-mêmes semblent propres, décidés et joyeux: on dirait des gens évolués venus de la colonie. Leur candeur était vouée à la disparition. On connaît la suite.
L'écrivain Abdelkader Benali, dans l'oeil du cyclone, définit sa position de Néerlandais d'origine marocaine. J'ai l'impression qu'il reste fidèle à la thèse de V.S. Naipaul: pour le migrant, la destination est plus importante que l'origine. Relevons le comparatif, et la tension dynamique que traduit cette formule. L'origine n'est pas gommée, mais elle reçoit sa juste place dans un processus qui ne prend probablement jamais fin.
Cependant, les relations entre les Pays-Bas et le Maroc remontent à plus haut que les années 1960. Herman Obdeijn esquisse le cadre historique général de ces liens à partir de 1605, quand les Néerlandais demandèrent au sultan de Marrakech si leurs navires pouvaient accoster librement dans les ports marocains. Les intérêts commerciaux, bien entendu. Aujourd'hui, les relations sont d'une nature toute différente. L'enjeu également.
Mustafa Stitou est un écrivain néerlandais, aucun doute à ce sujet. Sa tradition est la tradition néerlandaise. Sa poésie doit se lire comme le compte rendu ‘d'une exploration critique’, d'une quête continuelle ‘des racines de notre culture occidentale. Ou plutôt de la culture occidentale, car ce sont justement des mots tels que notre qui sont radicalement problématisés dans sa poésie’.
Fouad Laroui a écrit pour nous un Carnet amstellodamois après le Carnet parisien d'Adriaan van Dis dans le numéro précédent. Son Amsterdam est la ville des imprimeurs et de la tolérance du xviie siècle: ‘une fiction nécessaire’. Comme un ‘inspecteur des travaux finis’, il attend à Amsterdam, tel Kavafys à Alexandrie, la venue des barbares. Cioran ne parlait-il pas des nouveaux venus, les ‘métèques’, qui sont les plus fidèles défenseurs d'une civilisation? Pour Fouad Laroui, Amsterdam, malgré tout, n'est pas triste et il n'a pas lu tous les livres. Voilà une position avec laquelle une revue telle que la nôtre ne peut qu'être d'accord.
Luc Devoldere
Rédacteur en chef.