m'entourer, à vie, de toute cette beauté? Et ces scrupules petits-bourgeois, c'est quoi? C'est le décor qu'il te faut! Mais des considérations purement matérielles viennent systématiquement éclipser mes rêves tandis que la belle et riche ville me dit: retourne à ta place.
Cela fait bientôt quarante ans que je barbe tout le monde en disant que je veux habiter Paris. Combien de fois ne suis-je pas resté planté devant la vitrine des agences immobilières du quartier (il doit y en avoir des milliers, trois cents rien que dans le sixième arrondissement selon des estimations discutables)... chambre de service, chambre de bonne, studio de charme. Sur les logements plus spacieux, je n'ose pas même jeter un oeil. J'ai grimpé je ne sais combien d'escaliers derrière des agents immobiliers; alors que j'étais hors d'haleine, qu'une volonté inquiète m'animait, il m'a été donné de voir les mansardes les plus miteuses. Au fil des ans, j'ai loué en tout et pour tout quatre studios, non sans être habité par un sentiment d'indécision. Mon désir de beauté et de solitude assouvi, je repartais pour Amsterdam. Jusqu'à ce que Paris revienne me hanter. Autrefois, je m'en défaisais comme on se défait d'un rêve d'ado, mais au fil des années, le rêve et l'attrait n'ont fait que croître. Paris, Paris... Non pour fuir, mais pour écrire. Écrire dans une métropole. Une ville où je peux respirer librement, où je suis invisible et où je n'ai guère autre chose à faire que cravacher - loin des commérages.
A ma surprise, j'ai de nouveau prêté l'oreille à cet appel. Par une languissante journée de printemps, alors que je ne demandais rien. Avant même de me rendre compte de ce que je faisais, j'avais escaladé un escalier et signé des papiers: l'angoisse donne parfois des ailes. Me voilà depuis lors l'habitant, pour un an minimum, d'un studio ensoleillé dans le sixième - trente et un mètres carrés, cinquième étage, sous un toit en zinc. Cette fois, c'est du sérieux: j'ai mon nom sur la boîte aux lettres, un abonnement EDF-GDF, un vélo, un coiffeur, un médecin et deux fois par mois une femme de ménage qui condescend à faire le repassage. J'ai la carte du club de remise en forme, je passe une demi-heure par jour à lire Le Monde, petit dico à portée de la main. Mes courses, je les fais en face, au Marché d'Annie. Annie, c'est mon point de repère. Sa vitrine est tapissée de dizaines de tickets de caisse - les gens du voisinage qui ont une ardoise chez elle. Ce qui n'empêche qu'elle voit tout; avec ses oreilles. Tout le monde peut compter sur Annie, c'est la mairesse de la rue. Elle a tenu à ce que j'achète à crédit, moi aussi: encaisser une fois par mois lui paraît plus pratique. C'est sa façon à elle de retenir sa clientèle. Après qu'elle eut longtemps insisté, j'ai fini par céder. ‘Vous faites partie du quartier maintenant’, m'a-t-elle dit. Le lendemain, j'ai été présenté aux autres ardoiseurs du voisinage. Depuis, quand j'en croise un, je taille la bavette sur le trottoir, on m'invite à la brasserie pour les soirées oenophiles, je dis bonjour au coiffeur en passant devant sa boutique et la vendeuse du Palais des Thés me gratifie
d'un sourire. Aux Pays-Bas, je partirais en courant et en poussant des cris; ici, je brûle d'envie qu'on me salue. Le clochard qui a élu domicile à la porte d'entrée de mon immeuble me salue lui aussi - même si ça ne s'est pas fait sans que je débourse quelques euros. Je me laisse accroire que je fais déjà un peu partie de ma rue. Et qui sait, à la longue, de la ville. Mon bureau, face à la fenêtre, donne sur les toits en zinc. Lettre après lettre, je vais reconnaître et conquérir l'horizon. Je vais lire la ville, descendre dans mes souvenirs et remonter la rue. C'es ma façon à moi de m'intégrer dans la capitale: à partir d'un alphabet provisoire de Paris.
PS: Le clochard m'a serré la main. (Je l'ai respirée plusieurs fois en buvant mon café.) Il s'appelle M. Dubois.