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Une réalité d'un autre ordre: Jan Lauwers et sa ‘Needcompany’
Dire que le théâtre est surtout une question de regard est un truisme, bien sûr, mais il y a peu de faiseurs de théâtre qui aient fait ressortir aussi fortement l'aspect visuel que le Flamand Jan Lauwers (o 1957), fondateur de la Needcompany. Cela n'a par ailleurs rien d'étonnant pour qui sait qu'il est artiste de formation. Aussi, dans son oeuvre théâtrale, s'est-il toujours comporté en ‘marginal’: un explorateur des frontières qui ne cesse jamais d'adopter une attitude critique à l'égard de l'aspect formel du média qu'est le théâtre. On peut le comparer, à cet égard, à Jan Fabre (o1958), qui a presque le même âge et appartient à la même génération dans le monde du théâtre. Ayant suivi une formation d'étalagiste, Fabre, comme Lauwers, fit son entrée dans le théâtre en tant que dilettante.
L'oeuvre de Lauwers se construit à partir de pôles opposés qui se complètent: jeu individuel par rapport à l'action de l'ensemble, jeu vécu contrastant avec la distance, beauté face à la décrépitude, passion et violence, éros et thanatos. Tous ces éléments se voient accorder une place dans un combat incessant entre la ‘certitude de la forme’ - c'est ainsi que Lauwers définit le théâtre conventionnel - et un émiettement de l'histoire dû à la manière dont elle est présentée. Bref, tout est toujours mis en question. C'est dans l'espace entre ces deux pôles que se joue le théâtre de Lauwers: lorsque parler devient une cacophonie de voix ou un mélange du néerlandais avec d'autres langues, ou quand une actrice se tait soudain et commence à se mouvoir, de sorte que nous sommes tentés de croire que nous regardons un tableau vivant, et non que nous assistons à une représentation théâtrale. Le jeu, les attributs sur la scène et l'utilisation du temps dans un élément du jeu servent normalement à conférer un caractère ‘réaliste’ à l'histoire. Tel n'est pas le cas dans ce théâtre-ci. En procédant de la sorte, Lauwers dévoile le trajet impossible et artificiel du théâtre, car la réalité théâtrale est évidemment d'un autre ordre que la réalité réelle. Sur ce point aussi, il y a un parallélisme avec l'oeuvre théâtrale de Fabre, qui passe toujours outre aux codes du théâtre: l'unité de temps et d'espace, le fait que les acteurs se mettent dans la peau de leur personnage, choses encore tout à fait courantes dans le
théâtre en Flandre jusqu'au milieu des années 80.
C'est dans sa trilogie théâtrale The Snakesong Trilogy (La trilogie du chant du serpent), qu'il acheva pendant la saison 1997-1998, que Lauwers analysa d'une manière particulièrement désarçonnante la différence entre le théâtre et la réalité.
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‘Needcompany’, ‘The Snakesong Trilogy’ (La trilogie du chant du serpent), 1994-1996 (Photo Phile Deprez).
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Le voyeurisme
En 1993, Lauwers écrivit, à la demande de la manifestation ‘Antwerpen 93’ - lorsque la ville d'Anvers était capitale culturelle - le livret du projet de théâtre musical Orfeo du compositeur Walter Hus et en assuma la régie. Cet Orfeo fut également à l'origine de The Snakesong Trilogy, car dans le monologue de l'oracle, il définit les lignes de force qui ont trait au rôle de l'art par rapport à la société: ‘(...) Que puis-je faire d'autre que regarder seulement, me trouvant sur la ligne de côté, sans même essayer de comprendre, regardant sans rire ni pleurer, lorsque la nécessité est détruite, ensemble avec le désir.’
Cette citation constitue le noyau de la première partie de The Snakesong Trilogy: Le voyeur (1994), pour laquelle Lauwers s'est basé sur des textes d'Alberto Moravia: l'homme regarde, est curieux, sans toutefois participer à l'action; tel est le message. Le spectateur est le témoin d'un interrogatoire portant sur la vie sexuelle de quelques femmes, inspiré de L'angelo dell'informazione (L'ange de l'information) de Moravia. Cet interrogatoire se déroule sous la forme d'un show scintillant où les actrices se laissent passablement aller. La distance et en même temps l'émotivité que l'auteur parvient à susciter dans cette scène du fait que les actrices récitent simultanément des fragments de texte est caractéristique de la manière de travailler de Lauwers. Le texte et la diction sont ainsi dissociés l'un de l'autre pour illustrer qu'il n'est pas évident qu'un texte soit dit sur la scène: il s'agit là d'une manière de parler
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différente, non transparente. Et Lauwers veut en même temps faire en sorte que le spectateur se prenne lui-même en flagrant délit de voyeurisme, car, en tout état de cause, il assiste à cette scène qu'il regarde et écoute de manière tout à fait concentrée. Le spectateur se sent ainsi envahi par un doute: doit-il, en regardant les représentations théâtrales de Lauwers, faire appel à sa raison ou à son sentiment? Ce heurt entre la raison et le sentiment ainsi que le voyeurisme constituent les thèmes centraux de The Snakesong Trilogy.
Lauwers continue à développer le conflit entre la raison et le sentiment dans les deux autres parties de la trilogie: pour Le pouvoir (1995), il s'inspira des Larmes d'Éros du philosophe français Georges Bataille, qui parle dans ce texte d'une peinture rupestre dans la grotte de Lascaux où figure un bison blessé qui perd ses entrailles. Devant l'animal est allongé un homme au sexe en érection. La peinture comporte encore un autre symbole phallique: un oiseau à l'extrêmité d'un bâton. Le sexe et la violence ont apparemment toujours revêtu une importance cruciale, et tel est toujours le cas, mais d'une manière refoulée, parce que notre société semble être dominée par la raison, en conclut Lauwers. C'est là le sujet de Léda, texte de Lauwers même qu'il incorpora dans la pièce Le pouvoir. Ce texte est fortement axé sur la question de la culpabilité. Léda et le dieu mythologique grec Zeus comparaissent devant les juges suprêmes et doivent répondre à la question si, oui on non, ils ont joui lors de l'acte sexuel. Il est évidemment impossible de répondre, car le langage ne permet jamais d'exprimer complètement une expérience corporelle extrême.
Dans la triologie de Lauwers, l'homme doit à chaque fois se justifier de manière rationnelle: dans Le voyeur, cela se fait dans le cadre d'une sorte de show télévisé; dans Le pouvoir, nous assistons à un interrogatoire complexe. La reine (symbole du sentiment) voit péricliter son royaume parce qu'elle réfléchit trop, ce qui est surtout dû à son conseiller, le professeur Fight, qui incarne la raison. Il est frappant que dans la troisième partie, le professeur ait un rôle beaucoup plus actif que dans Le voyeur. Tel n'est pas le cas dans la scène finale, Le désir (1996), d'une ironie irrésistible, où il apparaît sur scène en hémiplégique. Le spectateur apprend que le professeur a assassiné la reine-mère: la raison a tué le sentiment, mais se voit elle-même lourdement punie. Aux yeux du professeur, les femmes représentent le plaisir; il fait comprendre que lui-même est au-dessus de celui-ci, mais ce sont précisément les femmes qui prennent en main son existence moribonde: il doit régulièrement recourir à leur aide.
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La mort
Non seulement la raison et le sentiment, mais aussi le sexe, la violence et la mort - que Lauwers désigne comme sa Sainte Trinité - occupent donc toujours l'avant-scène dans The Snakesong Trilogy. La fascination de Lauwers pour ces trois phénomènes n'a rien de surprenant, car s'il y a des sujets auxquels il est impossible de donner une forme concrète sur la scène sans tomber dans le ridicule ou le pathétique, ce sont bien ces trois-là.
Dans Jules César, une adaptation que Lauwers fit de la pièce de Shakespeare en 1990, la mort du despote occupait la place centrale. Lauwers considère que l'on ne peut pas montrer
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‘Needcompany’, ‘Morning Song’ (Chant du matin), 1998-1999 (Photo Maarten van den Abeele).
la mort sur scène, mais dans cette représentation-là, paradoxalement, il le faisait tout de même en la présentant dans sa forme la plus épurée: tel César mourant, l'acteur Mil Seghers, pendant plusieurs minutes, se tenait face à la salle, le regard éteint, puis sortait de scène d'un pas extrêmement lent. Il y a de nouveau ce voyeurisme: le spectateur se surprenait à regarder quelque chose d'incroyablement poignant comme une scène d'agonie sans toutefois avoir la moindre prise sur ce fait-là. L'émotion était devenue une pure image: quelqu'un qui restait là, immobile, pendant des minutes, et voilà, c'était tout.
Dans les représentations Invictos (Les invaincus, 1991) et SCHADE/schade (DÉGATS/dégâts, 1992), la mort prenait une autre forme encore parce qu'elle y était explicitement liée à l'acte de parler ou d'écrire. Invictos se fondait sur la vie et la mort
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d'Ernest Hemingway, et plus particulièrement sur sa nouvelle Les neiges du Kilimandjaro, où l'écrivain, sentant sa fin proche, donne libre cours à sa fureur et à son cynisme au détriment de son amie. Cette donnée n'était qu'une occasion pour exprimer la ‘mort’ du théâtre, expliquait Lauwers dans une interview: ‘On voit comment six personnes jouent une représentation jusqu'à la détruire complètement. Elle traite de l'impossibilité de la jouer, précisément, parce que l'une des personnes du groupe, l'auteur, ne veut plus écrire, en l'occurence ne veut plus jouer.’
Dans SCHADE/schade, monologue écrit par l'auteur néerlandais Tom Jansen et mis en scène par Lauwers, Jansen, jouant son propre texte, repoussait toujours la mort par sa façon rythmée de parler.
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La beauté
Lauwers établit un lien si étroit entre le sexe, la violence et la mort, d'une part, et le caractère plastique et langagier de ses représentations, d'autre part, que nous pouvons parler sans hésitation d'un désir de beauté: le caractère artificiel de tous ces phénomènes réalistes présentés sur la scène est tellement souligné qu'on les dirait recouverts d'une couche de maquillage. En agissant de la sorte, Lauwers nous provoque: nous regardons, sans savoir si nous devons regarder avec notre intelligence ou avec notre sensibilité, mais cette beauté en tout cas nous fascine.
Dans le diptyque No beauty for me there where human life is rare (Pas de beauté pour moi là où la vie humaine se fait rare), que l'on a pu voir au cours de la saison théâtrale 1998-1999, la réflexion sur l'art contemporain et les lois du théâtre ainsi que la discussion sur l'art et la beauté occupent la place centrale, mais elles traduisent surtout la question de savoir comment conférer une forme à la beauté dans l'existence. Dans la première partie, qui présente sa version de Caligula, Lauwers se concentre sur le tyran, qui croit pouvoir détruire tout et tout le monde parce que cette attitude-là serait somme toute la vraie vie à proprement parler. Finalement, chez Lauwers, Caligula est à la recherche de sa propre mort. Dans la deuxième partie, Morning Song (Chant du matin), nous avons droit à l'histoire de Liliane Grandiflora et de sa famille, portrait plutôt tragi-comique de gens qui pensent qu'ils peuvent infléchir la vie d'une manière décisive et se retrouvent ainsi dans la mort.
L'oeuvre théâtrale de Lauwers a évolué pas à pas. En 1979, il créa l'Epigonenensemble, rebaptisé assez vite Epigonentheater ZLV (Théâtre des épigones SDD (= sans direction de)). Ce groupe se composait de personnes qui, issues de diverses disciplines artistiques, abordaient le théâtre sans préjugés. L'Epigonentheater développait un langage gestuel très énergique. Les images assaillaient les spectateurs à un rythme inhabituel mais changeaient également d'intensité, comme dans une partition: des moments de répétition et de repos modéraient le flot d'images. En 1986, la compagnie de l'Epigonentheater ZLV changea à nouveau de nom et devint la Needcompany.
Le nom Epigonentheater ZLV ‘sans direction de’ renvoie à la manière dont Lauwers créait ses représentations à l'époque: de manière collective, sans que quelqu'un prenne résolument
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‘Needcompany's Macbeth’, 1996 (Photo Phile Deprez).
l'initiative. La personnalité des acteurs jouait un rôle important, de sorte que, grâce à l'apport d'émotions et d'expériences des acteurs, les éléments présents dans des représentations telles que Reeds gewond en het is niet eens oorlog (Déjà blessé et la guerre n'a même pas encore commencé, 1981), De demonstratie (La démonstration, 1983), De struiskogel (Oiseau-couteau, 1983) et Incident (1985) acquéraient indirectement une importance sur le plan social. Mais les effets grotesques dans ces représentations-performances préfiguraient déjà ce qui deviendrait une constante dans l'oeuvre de Lauwers: à l'époque, il sapait les codes du théâtre traditionnel par la seule succession rapide d'images.
L'abstraction, combinée avec une épuration formelle, prit pour la première fois une forme concrète dans Need to know (Besoin de connaître, 1987). Le titre de cette représentation renvoie à la volonté de puissance, car celui qui aspire à la connaissance cherche un moyen pour contrôler les choses. L'oeuvre théâtrale de Lauwers, présentée à partir de cette représentation par la Needcompany, va à l'encontre de cette aspiration: elle suscite plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. La ligne de l'histoire et le thème central, en revanche, y sont indiqués avec plus de clarté.
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Le pouvoir
Surtout dans ses représentations inspirées de Shakespeare: Julius Cesar (1990), Antonius en Cleopatra (1992), Needcompany's Macbeth (1996) et Needcompany's King Lear (2000), Lauwers montre sa fascination pour le thème du pouvoir: celui-ci repose souvent entre les mains d'un souverain (masculin), dont la position apparemment inattaquable est toutefois ébranlée par des pensées et mobiles irrationnels que lui souffle généralement une femme. Ce n'était donc pas un hasard si, dans la version de Lauwers, le rôle de Macbeth était joué par Viviane de Muynck, l'une des actrices les plus talentueuses de Flandre. Cette représentation offrait un miroir à notre société: la politique (et dès lors le pouvoir) - hélas, devons-nous dire - a plutôt
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dégénéré en une sorte de représentation - sous la forme d'interviews et de débats politiques devenus presque plus importants que ce que font réellement les politiques -, tout comme nous voyons se profiler le phénomène du pouvoir à partir des tragédies royales de Shakespeare revues par Lauwers.
Alors que la violence, liée à l'exercice du pouvoir, reste sous-jacente dans MacBeth, dans Needcompany's King Lear, Jan Lauwers montre le côté sombre de l'homme. Mais il use d'oppositions: pour tempérer de lumière les ténèbres, il incorpore des fragments de danse; en outre, le texte reçoit un caractère quasi physique de sa projection intégrale au-dessus de la tête des acteurs, projection qui lui confère en quelque sorte le contrôle de la situation.
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Le désir
Il me semble toutefois qu'à côté du phénomène du pouvoir, un autre élément encore des textes de Shakespeare exerce une attraction irrésistible sur Lauwers: le désir d'amour et de reconnaissance, mais, avant tout, de mort. Jules César et Macbeth, en effet, tempêtent tellement contre leur entourage que leur attitude ne peut que conduire à leur perte. En d'autres termes, ils sont à la recherche de la frontière, ce qui, bien sûr, ne peut que fasciner une ‘figure marginale’ comme Jan Lauwers.
PAUL DEMETS
Critique de théâtre.
Adresse: Kasteelstraat 56, B-9870 Olsene-Zulte.
Traduit du néerlandais par Willy Devos.
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Dans les semaines à venir, la ‘Needcompany’ se produira en France, notamment à:
- | Rouen (Théâtre des arts, le 20 et 21 octobre 2000) |
- | Le Havre (Le Volcan, le 27 octobre 2000) |
- | Paris (Théâtre de la ville, du 2 au 4 novembre 2000 / Théâtre de la Bastille, du 15 au 18 novembre 2000). |
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Publication intéressante comportant aussi des textes en français:
jan lauwers, rudi laermans et jan denolf, De luciditeit van het obscene/Het obscene in de luciditeit (La lucidité de l'obscène/Lobscénité dans la lucidité): des photos de maarten van den abeele, des essais, des récits et des entretiens illustrent ce que signifient le théâtre, l'art et la vie pour les membres de la Needcompany. Une édition de la Needcompany en collaboration avec International Theatre and Film Books, Bruxelles/Amsterdam, 1998. |
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