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‘Le désir de la queue perdue’:
la poésie récente de langue néerlandaise
Les derniers recueils poétiques du siècle dernier ne manifestent guère une croyance affirmée dans une conception linéaire du temps. L'éternel pour l'un et le momentané pour l'autre sont plus importants que le compte des années, générateur de tant de folie millénariste. Piet Gerbrandy, C.O. Jellema, Stefan Hertmans et K. Michel viennent de produire quatre très beaux recueils qui évoquent le temps de quatre manières différentes.
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Contrôle bourru
La poésie du recueil de Piet Gerbrandy (o1958) Nors en zonder haten (Bourru et sans haine, 1999) use d'un idiome particulier. Féru d'études classiques, Gerbrandy utilise à profusion des adjectifs fleuris, manifestement choisis pour leur sonorité. Pronoms personnels, articles et autres formes qui n'ajoutent rien à la sonorité du poème, il les évite la plupart du temps. Ainsi naissent des vers très denses, très musicaux, qui surprennent par leur ‘nouveauté’. Le poème de la page 14 se clôt par exemple ainsi:
Se terre anguleux animal sur langue
après dixièmes bières, cage
d'organes fourmillant dans un écheveau
Dans sa poésie, Piet Gerbrandy accorde la prééminence à la carence et au sarcasme. Il contemple et décrit la vie sur un ton de dégoût. Vivre c'est se décomposer, pourrir. La preuve tangible de cette déchéance, le corps humain, il le livre dans toute sa petitesse au lecteur. La langue imagée nous fait entrer dans chaque déchirure de la réalité; plus la langue est belle et drue, plus étriqué ce qu'elle décrit. Gerbrandy opte pour des vers aboutis, métriques, qui tentent de sauvegarder l'apparence de contrôle et d'harmonie. C'est
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Piet Gerbrandy (o1958) (Photo Hans van Lith).
ainsi que le fréquent recours au participe présent exprime un présent continué, un répit au non-être. Tout comme à la sonorité, Gerbrandy s'accroche à la grammaire pour introduire une structure dans le désordre de la vie et de la réalité.
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Boucles
Dans la poésie de Gerbrandy la forme s'oppose au sombre contenu, dans les poèmes de C.O. Jellema (o1936) par contre, forme et contenu sont en harmonie. Gerbrandy fait remarquer à propos de Jellema: ‘Fréquemment il utilise l'inversion, procédé très fonctionnel dans cette poésie: si le temps lui-même fait des boucles, la phrase peut en faire autant.’ Il est typique de Gerbrandy qu'il recoure lui-même à l'inversion pour cette remarque. La manière ludique et frivole d'accorder la forme au contenu chez Gerbrandy s'oppose diamétralement au sérieux et à l'emphase qu'y met Jellema. Jellema est un poète philosophique. Il ne recule pas devant les grandes questions vitales. Parfois, il les exprime en images, mais souvent aussi directement. C'est ainsi que son recueil Droomtijd (Le temps du rêve) s'ouvre sur les vers suivants:
Est-ce des êtres le suprême désir
d'arriver dans l'origine?
Cela nous mène d'emblée à deux des principaux thèmes de Jellema: le désir et l'origine. Le désir découle de la carence fondamentale de l'homme. L'origine est le point de départ
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C.O. Jellema (o1936) (Photo Bernard van Giessen).
imaginaire du temps. Jellema suggère que c'en est aussi le point final. Aussi l'expérience linéaire du temps est-elle seconde par rapport à l'expérience cyclique. Le poète veut:
les yeux ouverts accepter le retour à
la simplicité, l'incommencé dans l'origine.
Le désir romantique de l'incommencé, suppose une attitude quasiment destructrice vis-à-vis de la réalité, attitude qu'autorise la douce destruction du rêve ou de la poésie. Dans ses poèmes, Jellema biffe presque un siècle entier d'évolution linguistique pour aboutir à une variante archaïque, intemporelle du néerlandais. C'est dans cette langue qu'il espère pouvoir exprimer l'énigme de l'éternité. Le poème elliptique ‘Hand’ (Main) de la page 32 décrit les sentiments ambigus du poète vis-à-vis de son corps, qui lui est propre et pourtant étranger. Il craint son corps du fait de sa condition mortelle: ‘corps, tu finiras par être ma mort’ et il veut le soumettre à son pouvoir: ‘tu étais mien, un point c'est tout’. Mais il se rend compte que toute son existence en dépend: ‘mais moi, qui suis-je sans toi?’. La matière est la réalisation de l'âme, de même qu'un poème n'a pas de contenu en l'absence d'une forme. En rendant ses vers aussi harmonieux que possible, Jellema essaie de révéler l'âme.
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Le regard oblique
Rien à voir avec l'approche d'un poète pourtant tout aussi philosophe comme Stefan Hertmans (o1951) dans son dixième recueil Goya als hond (Goya en chien, 1999). L'érudition qui
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Stefan Hertmans (o1951) (Photo David Samyn).
caractérise les textes de Hertmans entre toujours en symbiose dans la poésie avec le banal et le quotidien. Nulle part dans ce recueil le lecteur n'est trop expressément confronté à la culture et à la formation philosophique de l'auteur. Le questionnement philosophique qui sous-tend ces poèmes, est coulé dans une forme poétique limpide, imagée et sensuelle. La ‘problématique’ de ce recueil est, selon le poète et critique Dirk van Bastelaere, le ‘traumatisme du réel’; il définit la tactique à mettre en oeuvre pour pratiquer ce traumatisme: ‘le regard métamorphique’. Sous l'angle stylistique, il le considère comme un ‘ouvrage assez insignifiant’ ‘qui n'a rien du recueil qu'il faut lire du fait des anecdotes autobiographiques auxquelles fait allusion la jaquette’. Bien sûr, la lecture de Van Bastelaere est ni plus ni moins normative que celle de la quatrième de couverture incriminée. Le fait de négliger le style et l'anecdotique au profit de la ‘problématique’ réduit à tort ces poèmes à n'être qu'un traité.
Il y a en effet ‘un coeur lointain’ autour duquel gravitent ces poèmes, il y a quelque chose qui échappe et n'existe que dans cette esquive. Le ‘coeur lointain’ ne peut être approché que de biais, ‘une vie de biais, du coin de l'oeil / mais alors complètement’. Qui marche droit au but, tape à côté. Dans chacun de ces poèmes, Hertmans essaie de jeter un regard en biais sur le coeur. Le ton de ce recueil est indéniablement sombre, mais on peut soupçonner le poète de vouloir ainsi saisir par surprise ‘le plus clair’. La seule tactique possible pour approcher le coeur est la désinvolture. Mais, naturellement, celle-ci s'évanouit quand elle devient tactique. Aussi la mission du poète est-elle quasiment impossible. Les poèmes de Hertmans dans ce recueil semblent partir dans tous les sens, chaque poème est une toute nouvelle tentative, allant du philosophique à l'anecdotique, pour atteindre le ‘point encore invisible’:
Ce qui est vraiment important
gît quand même, comme racines après
méconnaissables près d'une haie.
Qui cherche ne trouve pas.
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K. Michel (o1958) (Photo Roeland Fossen).
Le caractère anecdotique de certains poèmes est une tentative aussi valable que les renvois intertextuels ou les poèmes imagés. L'apathie qui effarouche tant Van Bastelaere ne doit pas être ramenée par des constructions théoriques au philosophique. La simplicité stylistique des poèmes de Goya als hond passe ‘inaperçue’ et c'est précisément ce qui rend cette poésie efficace dans son lorgnement désinvolte vers le coeur.
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Arrête de creuser
Le registre dans lequel K. Michel (o1958) écrit son troisième recueil poétique, Waterstudies (Études d'eau) est encore bien plus simple que celui de Hertmans, dont la simplicité n'est en effet qu'une forme travaillée de la complexité. K. Michel semble bien considérer le poème comme une forme de communication où le lecteur ne doit pas être effarouché par une expression trop difficile ou un réseau de renvois intertextuels. Communication donc, mais de quoi? Il part d'observations, d'associations, de nouvelles de journaux et d'éléments du même genre. Pour lui, il n'existe pas de différence entre le poétique et le non-poétique, tout est pour ce poète un matériau utilisable. Aussi lui arrive-t-il de tomber dans le ready-made, technique qui enlève naturellement à l'étiquette poésie toute sa distinction. Les aspirations ‘supérieures’ de la poésie et son sentiment de supériorité ont manifestement le don d'agacer Michel. La transcendance est une illusion: ‘Bien regarder c'est se projeter en avant’. Être confronté à la banale réalité - à laquelle l'homme aussi appartient - est la seule chose dont l'homme soit capable. Dans ‘Wortel en staart’ (Racine et queue) il ridiculise ‘les questions qui visent l'essence’:
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Ce sont des questions qui errent sans repos sur la terre
drogués vindicatifs de leur propre carence
qui tout comme des zombies et des demi-morts
harcèlent les vivants de leur faim
et qui infectent leurs victimes du désir de la queue perdue.
Il essaie de réprimer sévèrement cette sorte de désirs: ‘zit niet zo te kutviolen’ (ne reste pas là comme ça à violoner la foufoune), mais tâche quand même de t'en tirer une fois encore en zigzaguant à travers la réalité. Ce n'est qu'inconsciemment, sans le vouloir même, que le souvenir de l'origine est possible:
Peut-être le spasme soudain qui
juste avant que tu ne t'endormes ébranle ton corps
est-il une secousse lointaine de cette violence originelle.
Pourtant Michel ne voit pas cette origine comme la base de l'existence humaine, mais comme son absence: ‘aucun sol ne nous porte’. Je lis quelque chose du même genre dans le poème liminaire ‘Vuistregels’ (Préceptes généraux), qui se présente comme une sorte de mode d'emploi, pour la vie et/ou pour la lecture:
cesse de creuser quand tu atteins le fond
sois prêt à dire aïe & oui
Nous sommes incités à cesser de creuser, sans doute vers un fondement ultime, vers une strate plus profonde, tant dans l'existence que dans le poème. L'homme est tenté de chercher partout signification et cohérence, mais elles n'existent pas. Cela ne chagrine en rien Michel: il est prêt à supporter la peine de l'existence pour pouvoir en éprouver la joie, il est prêt à dire ‘aïe & oui’. La quête anxieuse, nous la retrouvons par exemple dans un poème comme ‘Konvooi op drift’ (Convoi fou à la dérive) inspiré d'une nouvelle du journal sur un convoi d'animaux-jouets bigarrés sillonnant les mers après qu'une tempête l'ait basculé par-dessus bord. Dire ‘aïe’, nous retrouvons l'expression dans ‘Geval driehonderdacht’ (Cas trois cent huit) où l'amour et le désir restent sans écho et se muent en l'inhumaine peine de ‘quelque chose qui cherche son souffle de toute sa force’. K. Michel refuse de creuser sa fosse, on lit page 42, cette déclaration très claire: ‘Maintenant je suis ici’. C'est l'unique dimension de l'existence humaine, l'ici et le maintenant.
ELKE BREMS
Aspirante ‘FWO’ (attachée à l'unité d'enseignement et de recherche de littérature néerlandaise de la ‘Katholieke Universiteit Leuven’).
Adresse: Oude Baan 45, B-3360 Korbeek-Lo.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut.
piet gerbrandy, Nors en zonder haten (Bourru et sans haine), Meulenhoff, Amsterdam, 1999 (ISBN 90 29059 4 00). |
c.o. jellema, Droomtijd (Le temps du rêve), Querido, Amsterdam, 1999 (ISBN 90 21468 9 48). |
stefan hertmans, Goya als hond (Goya en chien), Meulenhoff, Amsterdam, 1999 (ISBN 90 29065 2 73). |
k. michel, Waterstudies (Études d'eau), Meulenhoff, Amsterdam, 1999 (ISBN 90 29058 5 95). |
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