endroit à l'autre pour y prononcer des conférences, le poète consacré, le prophète (qui avait vieilli très vite) échappe ainsi à la déchéance tant physique que psychique. C'est à la tâche, debout, que meurt le Viking, le barde du Nord, le chantre de la Flandre profonde, ‘mystique’ et ‘sensuelle’
Verhaeren se révèle un tacticien consommé, possédant au plus haut point le sens du positionnement littéraire: il débute comme ‘naturaliste’ d'inspiration et ‘parnassien’ de forme, rejoint ensuite les ‘décadents’ tout en jouant le rôle d'officier de liaison entre les milieux littéraires belges et parisiens. En 1886, il quitte La Jeune Belgique et se convertit au symbolisme. Marx relativise la crise, la sombre période ‘décadente’. La ‘neurasthénie’ dont souffre Verhaeren est avant tout littéraire. Dans son oeuvre, comme dans tant d'autres datant de cette époque, le culte du factice est omniprésent.
Poète-bourgeois éclairé, il rêve d'un monde meilleur, fondé sur la solidarité entre les hommes. Il partage la foi des socialistes belges dans l'édification du peuple, susceptible de renouveler les sources d'inspiration de l'artiste, taries par le décadentisme. Toutefois, la conception qu'il se fait de l'artiste, auquel il confie la charge de guider l'humanité, demeure élitiste.
La maturité poétique qu'il atteint dans les années 1890, lui apporte les gros tirages et la gloire. On le lit à Paris et à Londres et sa rencontre avec Stefan Zweig en 1902 favorisera la diffusion de son oeuvre dans le monde germanophone. Observons d'ailleurs, sans risque d'exagérer, que Zweig a été le principal artisan du succès que Verhaeren s'est taillé en Europe.
A la même époque, Verhaeren passe le plus clair de son temps à l'étranger, ce qui le conduit à lancer cette formule révélatrice: ‘Je m'exile pour que la nostalgie de mon pays m'inspire mieux’. Il parcourt l'Allemagne et la Russie, donnant des conférences sur le thème: ‘La culture de l'enthousiasme’.
Quand, en 1914, la guerre éclate, Verhaeren s'apprête à jouer son dernier rôle. L'Européen qu'il est se rend compte de la faillite de ses idéaux humanitaires et se mue en patriote fervent, découvrant sa haine de l'Allemagne. Sa faculté quasi mystique d'empathie prend la forme d'une idéologie nationaliste. Le roi Albert Ier l'ayant invité à La Panne, il y passe en revue les troupes, du haut d'une dune, en compagnie du couple royal. Le poeta laureatus devient un propagandiste zélé qui, tel un vassal fidèle, servira son pays et son souverain. Soulignons toutefois que son ‘nationalisme’ concernait davantage le pays et le paysage (on devrait plutôt l'appeler ‘patriotisme’) que la nation, il était affaire de sentiment plutôt que de doctrine. Mais, même considéré comme tel, il soulève le doute si l'on en croit la lettre retrouvée après sa mort et adressée à un ami allemand qui se trouvait dans les tranchées près de la Somme: ‘Ich bin müde des Kämpfens. Die ganze Welt ist müde’ (Je suis las de la guerre. Le monde entier est las). Marthe Massin ne manquera pas, bien entendu, de nier l'authenticité de la lettre. Tout compte fait, Verhaeren était peut-être davantage en proie aux déchirements que son entourage et lui-même voulaient bien l'admettre. Quoi qu'il en soit, Marx conclut comme suit: ‘Verhaeren identifia le sort du pays avec celui de ses oeuvres d'art. L'identification totale entre sa personne, son oeuvre et le destin du pays constituait désormais le centre même de sa pensée’ (p. 523). Et puis, il y eut ce train à Rouen. Drôle de timing!
Luc Devoldere
(Tr. U. Dewaele)
jacques marx, Verhaeren, Biographie d'une oeuvre, Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, Bruxelles, 1996, 675 p.
Voir aussi:
émile verhaeren, Poésie Complète 2, Les Campagnes hallucinées, Les Villes tentaculaires, Édition critique établie par Michel Otten et présentée par Jacques Marx, Éditions Labor, Liège, 1997, 370 p.
émile verhaeren, De heldere uren/Les heures claires, traduit du français par Stefaan van den Bremt, avant-propos de Vic Nachtergaele, Manteau, Anvers, 1997.