Septentrion. Jaargang 25
(1996)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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l'apparition quotidienne du facteur au seuil de l'allée du jardin, la longue note flûtée que file la grive du soir à la pointe du bouleau (...)’. Non, il ne sera pas question ici de pages retrouvées ou de variantes inconnues d'un Proust ou d'un Chateaubriand. Mais La petite dame en son jardin de Bruges, le récit autobiographique de Charles Bertin d'où cette citation est tirée, se pare de plus d'une réminiscence littéraire. Passons sous silence ce ‘rite de bonheur’ auquel le petit Charles n'aurait renoncé pour rien au monde - à savoir un baiser reçu au seuil de la nuit - pour nous arrêter encore un moment à cette phrase: ‘Depuis ma petite enfance, j'ai toujours attribué [au nom de Bruges] une dignité particulière dans l'aristocratie des mots qui, au-delà de l'étroite signification que leur prête le consentement général, enrichissent le tissu sensoriel du langage de tout un trésor de saveurs, de couleurs et de parfums: la seule magie de sa consonance suscite en moi le sentiment d'une complicité exultante entre l'idée de ville et celle de volupté, de velours et de vacances.’ Mais il y a une complicité encore plus importante dans ce récit: celle entre une grandmère et son petit-fils, entre Thérèse-Augustine et le jeune Charles. De 1925 à 1932, entre sa sixième et sa treizième année, il venait la retrouver chaque année dans son cottage de Saint-André-lez-Bruges. Une fois que la distribution des prix avait refermé l'année scolaire, de merveilleuses vacances y commençaient. Qui était-elle, cette petite dame qui ne pouvait vivre sans son jardin et qui, une fois installée dans un appartement bruxellois, puis dans une pension de famille, n'était plus que l'ombre d'elle-même? ‘Quand on la mit au cercueil, son corps était devenu si menu qu'il pesait à peine le poids d'un petit enfant.’ Née dans un petit village des environs de Mons, Thérèse-Augustine connut ‘la triple infortune d'être fille, d'avoir vu le jour la première, et d'avoir des frères’. Retirée del'école à douze ans, fatiguée par les travaux trop lourds qu'on lui imposait à la ferme, elle s'enfuit un jour de chez elle. Devenue apprentie modiste dans une maison montoise, elle rencontra à dixhuit ans l'homme de sa vie, un agent des chemins de fer. Pour être libre, il ne lui resta d'autre ressource que de se faire engrosser. D'une inventivité inépuisable, elle fit en même temps de l'homme qu'elle venait d'épouser, ‘le Napoléon du rail, l'Alexandre du réseau, le Colbert de l'aiguillage’. Déçue dans ses attentes, elle le suivit dans ses multiples affectations jusqu'au jour où leur vie nomade prit fin dans la Venise du nord. C'était en 1923. Deux ans plus tard, elle était veuve. | |
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Du petit Charles, enfant unique et intelligent, elle fit alors le dépositaire de ses souvenirs et de ses espoirs. Pour que son petit-fils assume dans le monde des hommes la part brillante du destin qu'elle n'avait pas vécue, elle mitonna tout un plan d'éducation dont elle profita autant qui lui: concours fondés sur les souvenirs gardés de lectures communes, exploration des seize ‘planches Beaux-Arts’ du Petit Larousse, visite guidée de la ville et de ses musées, escapades à bicyclette à la mer où, infatigables lecteurs de Jules Verne, ils virent un soir ‘un rayon d'un vert admirable’, sans toutefois pouvoir s'accorder sur la nuance du vert en question. Films enfin, comme la version muette de Ben Hur qui lui inspira la mise en scène sur laquelle s'ouvre le récit: glorieusement perchée sur un tabouret, elle embouche en l'honneur du dixième anniversaire de son vacancier, un de ces petits cornets de laiton à embouchure de cuivre dont se servait son mari. Mais dans son imagination débridée, c'est le buccin qui annonce aux voisins, arrachés à leur petit déjeuner dominical, l'entrée triomphale d'un nouveau César. La petite dame en son jardin de Bruges est un hommage chaleureux à une femme merveilleusement médiatrice. A une fée qui ouvrit à l'écrivain en herbe les portes du monde magique dont il pressentait l'existence au-delà des apparences. Le jour où il aperçut de la lucarne les trois tours de Bruges groupées en faisceau, exactement comme dans les tableaux de David ou de Memling que sa grand-mère lui avait expliqués, il se demanda émerveillé s'il ne s'agissait pas d'une sorte de justice posthume que la réalité rendait à l'art, ‘une image d'elle-même inspirée de sa manière’ que la ville offrait à un de ses peintres les plus célèbres. Dans cette initiation qui se renouvelait d'année en année, la petite dame disposa d'un extraordinaire complice: son jardin. Avec la maison, celui-ci demeure auréolé dans la mémoire de l'écrivain âgé ‘d'une grâce d'élection particulière: celle des lieux où l'ajustement parfait des êtres et des choses nous ménage une connivence avec les puissances amicales de l'invisible.’ C'est là qu'enfant, il lâchait la bride à son imagination, faisait provision de toutes les nuances du vert, tombait amoureux des plus infimes nuances de la lumière. C'est là qu'il se rendait compte comment le génie de sa grandmère savait transformer ce simple agencement de briques et de pelouses en un ‘univers de liberté et d'invention’ et un ‘théâtre de bonheur et de songe’. Voilà pourquoi l'adulte qui au début du récit s'était levé avec l'envie d'aller dire bonjour à sa grand-mère, quitte tout à coup l'autoroute à quelques kilomètres de Bruges pour prendre le chemin de la mer. Il ne faut jamais revenir aux endroits où l'on a été heureux, c'est bien connu. D'ailleurs, l'écrivain blanchi par l'âge sait que le rendez-vous sera double, car il y rencontrera aussi, pour un dernier adieu, le gamin rêveur et aventureux qu'il fut. Et à l'instar de Wordsworth, Rilke ou Barrès, cités dans le guide que, le jour du marché, sa grand-mère devait exhumer du fond de son sac à provisions, le poète profitera de l'occasion pour rendre un bel hommage à cette ville qui a fasciné toute une enfance. La petite dame en son jardin de Bruges, ce récit né d'une dette d'amour, rappelle un peu ces ‘tombeaux’ dans lesquels joueurs de viole de gambe et luthistes portraituraient leurs mécènes. Sans grandiloquence ni longueurs, mais avec beaucoup d'émotion, de subtilité et de poésie. On ne s'attendait pas à autre chose de la part d'un écrivain qui en quelque cinquante ans a composé une oeuvre peu volumineuse, mais dense. Il l'enrichit aujourd'hui d'une jolie note de bonheur. Dirk vande Voorde charles bertin, La petite dame en son jardin de Bruges, Actes Sud, coll. ‘Un endroit où aller’, Arles, 1996, 160 p. |
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