Septentrion. Jaargang 25
(1996)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdMarguerite Yourcenar l'épistolièreEnthousiasmée par la très belle lettre de Noël 1962 dans laquelle Marguerite Yourcenar lui faisait part de ses impressions de Leningrad, Lidia Storoni Mazzolani, sa traductrice italienne, lui demanda à deux reprises d'accepter la publication de cette missive. Mais à chaque fois, la réponse fut la même: ‘il me semble que tout fragment de correspondance n'a sa place que dans une édition posthume, ou tout au plus dans une anthologie de correspondance faite et publiée si tard dans la vie d'un écrivain qu'elle est quasi posthume’. Six ans plus tard, le critique Jean Mouton, voulant publier des fragments des lettres sur Proust que Yourcenar lui avait adressées, essuya le même refus: ‘Dans un recueil posthume, les divers points de vue exprimés par l'écrivain se complètent et s'expliquent les uns par les autres (...). Publiés de mon vivant, je craindrais au contraire que ces textes sur Proust ne paraissent par trop unilatéraux et par là même trop sévères, tendant, ce qui n'est certainement pas mon intention, à diminuer ou à contester l'écrivain de génie à qui nous devons tant’. Tout comme les préfaces, notes et commentaires qui devaient protéger ses ouvrages contre toute interprétation s'éloignant trop de la sienne, ces deux citations montrent la vigilance exceptionnelle avec laquelle Yourcenar s'est toujours souciée de l'image qu'elle laisserait d'elle. Dans leur préface à la première anthologie épistolaire, intitulée Lettres à ses amis et quelques autresGa naar eind(1), Michèle SardeGa naar eind(2) et Joseph Brami nous montrent la première académicienne, assise devant l'âtre de Petite Plaisance, triant et sélectionnant après la mort de Grace Frick (1979) les copies que celle-ci avait faites de la moindre missive envoyée par sa compagne au cours de quarante ans de vie commune. Parmi les deux mille copies conservées à la Bibliothèque Hougton de l'université de Harvard et accessibles aux chercheurs - les documents les plus intimes sont sous scellés pour cinquante ans - les rédacteurs ont retenu quelque trois cents lettres. A cette sélection s'ajoute un certain nombre de lettres provenant de collections particulières ou d'autres sources. La première lettre, une missive bien attendrissante, mais non sans fautes d'orthographe, date de 1909-10: Yourcenar avait six ans. La dernière, écrite le 22 octobre 1987, c'est-à-dire quelques semaines avant sa mort, nous bouleverse par tous les projets qu'elle y énumère encore. L'ensemble des lettres retenues est pourtant loin de couvrir toute cette longue existence. Les lacunes s'expliquent par les étapes mêmes de la vie de l'écrivain. Presque rien avant le naufrage de 1939-45: c'était l'époque où une Yourcenar négligente égarait jusqu'aux brouillons des Mémoires d'Hadrien. Abondance dans les années 50-70, due à la fois à l'expatriation en | |
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Amérique, au succès des deux chefs-d'oeuvre Mémoires d'Hadrien (1951) et L'OEuvre au noir (1968), aux nombreux voyages et surtout au dévouement de l'archiviste impeccable qu'était Grace Frick. Surabondance des années 70 où la maladie de son amie enfermait l'écrivain dans sa maison de Mount Desert Island, prisonnière d'un continent auquel elle n'avait jamais su se faire et désireuse de pratiquer avec ses amis les plus chers la langue qui allait lui assurer une postérité. Lors des voyages frénétiques des années 1980-83 en compagnie de Jerry Wilson, de hâtives cartes postales remplacent les lettres; celles-ci reprennent leurs droits après la mort du jeune homme, reflétant le désarroi de l'écrivain devant la solitude, les problèmes de santé et la mort qui pointe à l'horizon. Le lecteur de cette correspondance regrettera sans doute que les rédacteurs n'aient pas davantage développé l'appareil critique. Ainsi à propos des trois lettres de 1933 adressées par Yourcenar à André Fraigneau et où rien ne perce de la passion qu'elle ressentit alors pour lui, on aimerait bien savoir si ce sont les seules à avoir été conservées. S'il en existe d'autres, on préférerait les voir remplacer toutes celles qui se contentent de remercier un auteur pour l'envoi d'un livre ou un critique pour la publication d'un article élogieux. Cette correspondance contient trop peu de missives à des hommes célèbres (écrivains, artistes, hommes politiques) pour porter le titre un peu grandiloquent auquel Yourcenar avait pensé: Lettres à ses contemporains. C'est d'ailleurs avant tout dans les lettres à ses proches (parents, amis, collaborateurs) ou à de quasi-inconnus (débutants quêtant ses conseils, étudiants préparant un mémoire, journalistes envoyant des questionnaires) que l'épistolière expose avec clarté et précision ses opinions sur bon nombre de sujets et donne libre cours à ses humeurs. Après avoir reproché vigoureusement à Jean Chalon l'éloge du livre où Elvire de Brissac avait fait une ‘ricanante caricature’ de Grace Frick,
La reine Fabiola et Marguerite Yourcenar en 1971, lors de son entrée à l'Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique en tant que membre étranger (Photo ARLLF).
elle termine sa lettre du 4 février 1977 par la formule abrupte: ‘Croyez à mes sentiments changés’. La respectable académicienne savait être mordante. A tous ceux qui ont un peu fréquenté l'oeuvre de Yourcenar, qui ont lu les interviews qu'elle a accordées à Matthieu GalleyGa naar eind(3) ou la biographie de Josyane SavigneauGa naar eind(4), cette anthologie offrira peu de surprises. Tout en découvrant un genre littéraire où ils ne la connaissaient pas, ils auront nettement l'impression de reconnaître la romancière sous l'épistolière. D'une femme qui à l'âge de seize ans se voulait déjà obstinément écrivain, on ne s'étonnera pas que, même dans ses lettres, la littérature reste le sujet de prédilection. La sienne d'abord. Nous avons déjà fait allusion à sa manie de vouloir tout contrôler et diriger, du choix de la correctrice des épreuves jusqu'à l'interprétation de ses écrits. Très révélatrices à cet égard sont les lettres dans | |
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lesquelles elle conteste jusque dans ses moindres détails le film que Volker Schlöndorff tourna d'après son roman Le Coup de grâce. Mais ce qu'on ne peut lui dénier, c'est le sérieux avec lequel elle envisagea la littérature, consacrant des années à la préparation d'un livre, le reprenant et le remaniant sans cesse, surveillant sa traduction, s'inquiétant de sa carrière. Et puis, il y a la littérature des autres. Rares sont les écrivains consacrés - Proust, Gide, Montherlant - auxquels elle ne trouve rien à redire; les débutants qui à la fin d'une lettre se rappelaient encore les termes élogieux du début, ont dû être des merles blancs. S'il y a une image un peu stéréotypée que cette correspondance vient pourtant nuancer, c'est celle d'une Yourcenar qui se serait enfermée dans une tour d'ivoire, uniquement occupée de sa propre production littéraire. L'état du monde, ‘l'universalité du mal’, ‘l'atrocité foncière de l'aventure humaine’ et la perte de la riche tradition humaniste ne la laissaient pas indifférente. Les tableaux de Bosch et de Brueghel lui apparaissaient déjà comme ‘une sorte d'inquiétante préfiguration du monde qui nous entoure, une radioscopie du monde humain tel que nous ne pouvons plus ne pas le voir et ne pas en souffrir’. Un profond pessimisme, nourri d'année en année par la dégradation de l'environnement, par la cruauté de l'homme envers les animaux, par le gaspillage des ressources naturelles, imprègne la plupart de ses lettres. Les lecteurs de Septentrion, particulièrement intéressés par les livres où Yourcenar a évoqué les familles de ses parents et son enfance au Mont Noir, pourront suivre ici la génèse de ce qui allait devenir Le Labyrinthe du monde. Et ceci de la lettre de Noël 1966 à son neveu Georges de Crayencour qui contient déjà en germe le début d'Archives du Nord à celle du 16 août 1987 où Yourcenar confie à Yannick Guillou s'être remise aux Sentiers Enchevêtrés, dernier chapitre de Quoi? L'Éternité, jamais terminé. Ils liront avec plaisir la courte lettre du 30 novembre 1977 où Yourcenar prétend encore se souvenir ‘comme si c'était hier, de la procession de St-Jans-Cappel, et même de certains des enfants qui défilaient avec moi, et du petit Saint-Jean avec son mouton. (...) Je me souviens aussi des petites bottines blanches pour lesquelles il fallait se battre chaque matin avec un crochet à boutons’. Si l'on peut regretter que la Flandre et la Hollande soient traitées en parents pauvres dans la correspondance, on lit par contre avec plaisir et intérêt le bulletin publié par le Centre international de documentation Marguerite Yourcenar et consacré aux Images du Nord chez Marguerite YourcenarGa naar eind(5). Abondamment illustré, cet album nous entraîne d'abord au Mont Noir et à Lille, puis dans les propriétés de la famille maternelle: Suarlé, Acoz (encore hanté par le souvenir des frères romantiques Octave et Rémo Pirmez), Marbaix-la-Tour et Marchienne-au-Pont. Signalons l'article qui nous présente une lettre envoyée par les élèves de l'Athénée royal de Marchienne-au-Pont aux autorités chinoises et dans laquelle ils demandent le classement définitif comme monument historique de la légation que l'ambassadeur Émile de Cartier de Marchienne, oncle de Marguerite, fit ériger au début du siècle à Pékin, comme une reproduction lointaine et fidèle du château xviie des Cartier de Marchienne. Les Traces d'une existence nous emmène à Bruxelles, de l'avenue Louise où Yourcenar vit le jour, au cimetière de Laeken où son père et sa troisième épouse sont enterrés. Dans Paysages d'élection, l'attention va surtout aux endroits qu'on retrouve dans L'OEuvre au noir: Bruges, Lissewege et Le Zwin. La dernière partie s'attarde à la Belgique comme source picturale de Marguerite Yourcenar et essaie également de cerner la ‘part belge’ de l'auteur. Dirk vande Voorde |
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