Adieu
à Lucebert
A l'annonce du décès du poète néerlandais Lucebert (1924-1994), il a semblé se dessiner comme une ligne de partage des eaux entre ceux qui l'avaient pratiqué de près et ceux qui doivent essentiellement se contenter de son oeuvre. Celui qui l'a vu expulser du Musée de la ville d'Amsterdam ou qui était présent lorsqu'il ‘déclamait les gros mots d'un dictionnaire’, selon la formule d'un journal de l'époque, semble avoir l'avantage. L'essayiste néerlandais Rudy Kousbroek (o1929) raconte l'avoir vu écrire en son domicile parisien et avoir eu l'impression que les mots lui volaient à la plume et qu'il écrivait presque comme un automate. Certains se souviennent même du vif intérêt de Lucebert pour les étranges mimiques de gens de la rue.
Le rôle joué par Lucebert pour ses lecteurs et pour les témoins oculaires de sa propre génération est tout autre que celui qu'il joue pour des lecteurs actuels et c'est une question intéressante, un peu académique, il est vrai, de savoir qui l'avenir littéraire considérera comme le vrai Lucebert: le poète qui, après la conne poésie gueusarde de la guerre, donna à son temps la vraie poésie engagée de la résistance et récusa l'héritage grevé de droits de succession des grands écrivains néerlandais Edgar du Perron (1899-1940) et Menno ter Braak (1902-1940) ou l'artisan d'une oeuvre dont le miracle verbal ne sera plus jamais égalé aux Pays-Bas.
Pour l'amateur contemporain gageons que ce sera une combinaison inextricable des deux. Car le prodige du Jordaan, ce quartier populaire d'Amsterdam, qui, de la sorte de proto-hippie qu'il était, sut faire l'Empereur des ‘Vijftigers’ (mouvement littéraire des années 50’ avec entre autres Gerrit Kouwenaar (o1923)) (‘en ces jours il quitta la classe des discipiles / pour entrer dans l'ordre des piafidés’), sut traduire l'esprit d'aversion des jeunes d'après-guerre pour la ringardise gourmée de la société, de la politique et de la culture de l'après-guerre, dans une langue qui suggérait en même temps que c'en était peut-être fini des vieux tours et des arts anciens.
Dans sa ‘petite révolution’ Lucebert verbalisait tous les bourgeois, régents, partisans et autres casse-couilles d'une manière qui leur était inconnue. Comme un prophète, un preneur de rats de Hameln, il leur criait et leur chantait au nez: ‘enfants du giron romain / chuchotants et tordus de mort réformée / déposez la croix et levez-vous’, et ‘vous dames de lettres et vous hommes de lettres, vous qui vous terrez au fin fond de maisons de maîtres à