verzonkene (Le monde englouti, 1979) et Bezonken rood (Le rouge décanté, 1983) - notez la présence du mot ‘zon’ (soleil) dans beaucoup de ses titres, Brouwers ‘consigna par écrit’ (‘un écrivain comme moi vit deux fois sa vie’) de manière particulièrement crue les années passées aux Indes orientales néerlandaises, avant son retour aux Pays-Bas avec ses parents en 1948. Le conte doré que l'Inde représentait dans l'univers de l'écrivain avant qu'il n'accède à la parole, devenait ici un rêve horrible, un cauchemar. Comment pourrait-il en être autrement pour un enfant qui, dans le camp de concentration de Tjideng près de sa ville natale appelée maintenant Djakarta, a vécu la réduction à l'animalité et a vu la faim, la maladie, la souffrance et la mort déchaînées sous le drapeau au soleil levant et au nom de l'empereur du Japon? ‘Une femme nue doit ramper sur les mains et les genoux à travers les rues, elle porte une corde autour du cou, tenue par le Jap qui la suit. Quand elle rencontre des excréments, elle est forcée de les flairer comme un chien’. Parce que le petit Brouwers de quatre ou cinq ans se trouvait dans le camp des femmes, riant joyeusement aux éclats, alors que sa propre mère était frappée à coups de pieds et humiliée par le commandant, et contrainte de rester un jour et une nuit sous la pluie sur la place de rassemblement, nue et la tête rasée, l'image qu'il avait d'elle (‘ma mère était la plus belle des femmes’) est définitivement profanée. ‘A cet instant je cessai de l'aimer’, confie l'écrivain dans De Exelse testamenten
(Les testaments d'Exel; Kladboek - Cahier de brouillon, 1979). Dans Bezonken rood, il déclarait: ‘Je pensai à cet instant: je veux désormais une autre mère car celle-ci est bousillée.
Jeroen, après la guerre, ayant été mis en internat à l'instigation de cette même mère - dans des pensionnats catholiques, d'un camp à un autre donc -, les relations se gâtent définitivement, la distance s'accroît démesurément. ‘Ma mère agite encore son petit mouchoir, - et me voilà, comme un rat dans la trappe, et je ramasse de petits cailloux et j'ai des haut-le-coeur d'angoisse quand je regarde la façade crème et une insondable nostalgie m'envahit quand le frère qui s'approche de moi en faisant signe demande si je suis ce garçon venu des Indes, oui ce garçon venu des Indes c'est moi. Tu as le numéro trente-sept, ditil’. S'il lui arrivait encore parfois de lui téléphoner dans Groetjes uit Brussel (Un petit bonjour de Bruxelles, 1969), dans Het verzonkene c'est impossible: ‘Je ne lui rends jamais visite. Je ne sais comment elle vit, à quoi elle s'occupe, ou si d'aventure elle connaît la solitude. (...) Voilà bien longtemps que son mari est mort. Je n'assisterai pas à ses obsèques si elle vient à mourir. Ses dernières paroles, elle me les a déjà dites’.
Fin janvier 1981 mourait Henriette Elisabeth Maria van Maaren: et en effet son quatrième enfant n'était pas présent à l'incinération. Les blessures du camp du très redoutable capitaine japonais Kenitji Sone, du sévère pensionnat, de la vie dans l'incompréhension et de l'écriture dans un insondable abandon n'ont jamais guéri. Dans De zondvloed, un monument littéraire, Brouwers a une fois de plus inimitablement tenté de se libérer de tout cela, dans un impeccable néerlandais, exubérant et sobre à la fois. Sur la couverture du livre, l'oeuvre d'Hokusai, Sous les flots de Kanagawa, évoque éloquemment l'effet de déluge du chagrin, ‘le mal vieux comme le monde’ et la désespérance.
Sur quel autre sujet un écrivain devrait-il écrire que le chaos, le bonheur, la nostalgie, la perte, la beauté, l'injustice, la rancoeur, le désir et le temps? Que Jeroen Brouwers crie en même temps vengeance parce que le bonheur, la beauté et la vie sont détruits en lui, cela va de soi, nom de dieu! On peut lire dans Bezonken rood: ‘A compter de ce moment, je me suis fourvoyé. Mon dégoût de la vie et mon désir de ne plus être là. A compter de ce moment je sais qu'à l'avenir, dorénavant, je souhaiterais, je préférerais toujours être seul, sans devoir me lier à rien ni à personne, car je ne veux pas voir comment mon amour et la beauté que je chéris sont détruits et abîmés’.
Outre les romans et les récits à caractère fortement autobiographique et à narration fragmentaire que j'ai cités, Jeroen Brouwers est aussi, parmi de multiples autres ouvrages, l'auteur de deux publications qui se rattachent étroitement à son oeuvre de fiction et qui, à l'époque - je garde un vivant souvenir de leur lecture - m'ont interloqué et transporté. Le premier est un gros volume de 553 pages, intitulé De laatste