| |
| |
| |
Les relations franco-néerlandaises: une entente difficile
Les relations entre la France et les Pays-Bas sont étroites, diversifiées et, dans l'ensemble, satisfaisantes. N'empêche qu'il existe entre les deux pays des divergences de vue importantes, notamment en matière de politique européenne et atlantique. Surgissant à intervalles réguliers, celles-ci illustrent la méfiance traditionnelle qu'inspirent aux Pays-Bas les ambitions de la France. L'hypothèque qui pèse quelque peu sur les relations qu'entretiennent les deux pays ne s'explique pas seulement par des conflits d'intérêts ou des divergences d'opinions. Elle résulte aussi de sentiments plus profonds, issus d'une tradition fort ancienne de contacts bilatéraux.
| |
Les relations franco-néerlandaises: des origines à 1945
L'histoire des relations franco-néerlandaises couvre une période fort longue. Elle débute en 1588, au moment où arrive aux Pays-Bas Michel Hureault de l'Hôpital, émissaire d'Henri de Navarre, chargé par ce dernier de solliciter l'appui des cours protestantes. Nées d'une demande d'assistance et de coopération, les relations franco-néerlandaises prendraient, dès la fin de la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648), une tournure résolument conflictuelle. Ce furent surtout les ambitions du Roi-Soleil qui déclenchèrent l'opposition farouche des Hollandais. Sous le règne de Guillaume III d'Orange-Nassau (1650-1702), stathouder de Hollande (1674-1702) et roi d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande (1689-1702), les Pays-Bas allaient même prendre pendant quelque temps la tête de la coalition européenne liguée contre la France. L'expansionnisme français fut tout aussi tenace que la résistance hollandaise qu'il suscita, ce qui fait qu'après 1648, la Hollande fut plus longtemps en guerre avec la France qu'avec tous les autres
Guillaume III d'Orange-Nassau (1650-1702), stathouder de Hollande (1674-1702) et roi d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande (1689-1702).
pays européens réunis. La politique d'expansion menée par la France se poursuivit aussi à l'époque de la Révolution et sous Napoléon I er, cette fois-ci avec plus de succès puisque, pendant quelques années (1810-1814), les Pays-Bas firent partie intégrante de l'Empire. Après la défaite de Napoléon à Waterloo, la diplomatie européenne chercha en tout premier lieu à endiguer le péril français. Le rattachement de la Belgique à la Hollande, décidé au congrès de Vienne, devait, dans l'esprit de ses promoteurs, donner naissance à un État-tampon capable de contrer les ambitions expansionnistes de la France. Le nouvel
| |
| |
État ne connut qu'une existence éphémère. Après sa dislocation, la Hollande, réduite à la taille d'une petite puissance, cesserait de jouer un rôle significatif sur la scène européenne. Il n'était plus question de former, voire de diriger des coalitions antifrançaises. C'était du reste superflu puisqu'au même moment se constituait un contrepoids autrement plus important: l'Allemagne.
Après l'unification allemande réalisée en 1870 et, dans l'ensemble, assez favorablement accueillie aux Pays-Bas, la diplomatie néerlandaise va consacrer l'essentiel de ses efforts aux relations avec sa puissante voisine germanique. Viennent ensuite, dans l'ordre de ses préoccupations, les rapports avec la Grande-Bretagne, jugés d'importance capitale pour la préservation des intérêts coloniaux de la Hollande. Rien d'étonnant donc si, dans un tel contexte, la France se trouve quelque peu reléguée à l'arrièreplan. Au cours de la première guerre mondiale, les Pays-Bas observent une stricte neutralité, dénuée (du moins au début) de toute sympathie envers la France et l'Angleterre. La même politique de neutralité est poursuivie pendant la période de l'entre-deux-guerres. L'invasion allemande en 1940 met brutalement fin aux illusions que ladite politique avait suscitées quant à ses chances de succès. Les Pays-Bas se voient du coup confrontés aux dures réalités de la suprématie allemande. Après 1945, le pays changera d'orientation et sortira de son isolationnisme. La diplomatie néerlandaise jouera un rôle actif dans l'élaboration et la mise sur pied des nouvelles structures de coopération européenne et atlantique. A cette occasion elle se trouvera de nouveau confrontée à la France, perçue tantôt comme partenaire tantôt aussi comme adversaire. La France sort, elle aussi, affaiblie de la deuxième guerre mondiale dont les séquelles détermineront dans une large mesure la politique qu'elle adoptera vis-à-vis de l'Europe et du reste du monde.
| |
L'après-guerre
La débâcle de 1940, l'Occupation allemande et le régime de Vichy avaient sérieusement entamé le prestige politique de la France sur la scène internationale. Aussi l'année 1945 consacra-t-elle, outre la défaite et la ruine de l'Allemagne, le déclin de la France en tant que grande puissance, sort qui échut également à la Grande-Bretagne mais dont on ne s'apercevrait que plus tard. L'on sait en effet qu'en 1945, la Grande-Bretagne, puissamment soutenue par les États-Unis, pouvait encore se targuer de faire partie de la troïka des super-grands. Les Pays-Bas, quant à eux, se sentaient étroitement liés au monde anglo-saxon composé des Anglais (leur bouée de sauvetage), des Canadiens (leurs libérateurs) et des Américains (leurs bienfaiteurs).
Face à cette constellation anglo-américaine, l'Europe ne faisait manifestement pas le poids. Une Europe dont l'Angleterre semblait se désintéresser n'offrait guère de quoi séduire les Pays-Bas. D'ailleurs, à cette époque, quelle nation aurait été de taille à assumer le leadership européen? L'octroyer à l'Allemagne eût été inadmissible, en investir l'Italie tout bonnement ridicule! Aussi, pour la première fois depuis 1870, la France se profilait-elle de nouveau comme la puissance dominante en Europe, agitant du coup le spectre d'une possible hégémonie dans la région. Toutefois, jusqu'en 1958, ces appréhensions allaient se révéler peu fondées. La ive République avec son cortège de grèves, de crises gouvernementales et d'inflation ne provoquait qu'une faible flambée d'angoisse. Le régime ayant tôt fait de balayer leurs craintes, les Néerlandais, rassérénés, finirent par s'en éprendre.
Le retour de de Gaulle aux ‘affaires’ allait tout - ou du moins beaucoup - changer. ‘Il a déridiculisé les Français’: voilà en quels termes (pertinents) Stanley Hoffmann résume les services rendus par le général à la France. Ce dont l'histoire créditera de Gaulle, ce n'est pas tant d'avoir mis fin au drame algérien (tout important qu'était par ailleurs l'événement) que d'avoir rétabli la confiance de la France en ellemême. Il est vrai que sa politique de grandeur - les ‘prétentions françaises’ comme on disait alors communément - ne manquaient pas d'exaspérer ses partenaires européens. Il a fallu attendre longtemps (surtout aux Pays-Bas) pour qu'on s'accommodât de cette nouvelle donne.
C'est sans aucun doute sous la République gaullienne (1959-1969) que les tensions entre la
| |
| |
France et les Pays-Bas se sont révélées les plus vives. En désaccord quasi constant avec la France, notamment sur l'avenir de l'Europe, les Pays-Bas s'opposaient presque systématiquement aux initiatives prises par Paris en la matière. Mais on aurait tort d'exagérer l'ampleur du conflit. Nous avons actuellement tendance à relativiser des divergences de vue qui, à l'époque, paraissaient beaucoup plus graves. Il faut se rappeler par ailleurs que dans un passé plus lointain les relations franco-néerlandaises n'avaient pas été exemptes de problèmes non plus.
Si, aux Pays-Bas, l'Europe n'a pas manqué de soulever une vague d'idéalisme (sincère chez certains, purement verbal chez d'autres), on y a dès l'abord décelé un certain scepticisme quant aux formes concrètes que celle-ci risquait de prendre. Le terme ‘Europe vaticane’ suffit à remémorer le spectre qu'elle agitait alors aux yeux de certains. Le plan qui allait donner naissance (en 1951) à la CECA (Communauté européenne du charbon et de l'acier) ne fut accepté par les Pays-Bas qu'une fois satisfaite son exigence de restreindre les pouvoirs de l'organisme supranational et de soumettre l'exécutif de celui-ci au contrôle du Conseil des minìstres. Si l'on songe au débat qui opposerait ultérieurement les deux pays au sujet de la préférence à accorder à la supranationalité (défendue par les Pays-Bas) ou à la simple coopération intergouvernementale (souhaitée par la France), il est assez piquant de constater que dans le cas de la CECA, les Pays-Bas considéraient la suppression de l'exécutif supranational comme une condition sine
Dessin humoristique paru dans un journal néerlandais à la suite du non opposé par le général de Gaulle à l'adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE.
qua non. Le projet français prévoyant la création d'une communauté européenne de défense, datant de la même époque, ne soulevait pas lui non plus l'enthousiasme aux Pays-Bas (pas plus qu'en France d'ailleurs où il devait échouer devant le Parlement en août 1954). Comme on le voit, des divergences franco-néerlandaises en matière de politique européenne existaient déjà sous la IV e République.
Mais c'est sans conteste sous les présidences du général de Gaulle (1959-1965; 1965-1969) que les relations franco-néerlandaises allaient tourner au vinaigre. En fait, le conflit était centré sur deux enjeux jugés essentiels par les deux camps: d'une part, le problème de l'adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE, d'autre part, celui du supranationalisme. Comme chacun sait, le général de Gaulle estimait que l'Angleterre n'était pas mûre pour l'Europe. Les Pays-Bas, en revanche, ne voulaient plus d'une Europe dont la Grande-Bretagne continuerait d'être exclue. Qui avait raison sur ce point? On peut en débattre longuement. Quoi qu'il en soit, le Royaume-Uni finit par entrer dans le Marché commun (1973), ce qui, dans la suite, n'a pas toujours fait délirer de joie ses partenaires. Même les Néerlandais ne peuvent s'empêcher de se montrer de temps à autre quelque peu dépités eu égard aux maigres satisfactions que leur a procurées la joyeuse entrée des Anglais à Bruxelles. Quant au principe de la supranationalité, Madame Thatcher a donné l'impression de s'y opposer avec plus d'acharnement encore que le président Mitterrand. S'abritant dans cette affaire derrière la
| |
| |
violence verbale déployée par la ‘Dame de fer’, la diplomatie française a pu, pendant quelque temps, oeuvrer en toute quiétude.
Cela signifie-t-il qu'à tout prendre, on se soit battu pour des broutilles? Loin s'en faut. Il existe un réel antagonisme entre les deux conceptions et la création d'une Europe telle que la voyait de Gaulle n'aurait certes pas été de nature à réjouir les Pays-Bas. Les Français reprochaient aux Néerlandais de manquer de logique. Les Anglais, prétendaient-ils, étaient encore plus opposées qu'eux-mêmes au principe de la supranationalité (prônée par les Néerlandais). Sur ce point, les Français avaient raison. Les Néerlandais rétorquaient que, puisque les Français ne voulaient que d'une Europe à l'anglaise, on pouvait tout aussi bien opter, dans ces conditions-là, pour une Europe qui accueillerait l'Angleterre. En quoi, à leur tour, les Néerlandais avaient raison. Ce qui importait en définitive à ces derniers, c'était de voir se constituer soit une Europe régie par des règles juridiques, procédures et organes européens où ils auraient réellement voix au chapitre, soit, à défaut, une Europe fondée, au moins, sur un réel équilibre politique. Aussi les Pays-Bas avaient-ils tout intérêt à contrer les plans français. Leur action fut couronnée de succès. En matière de politique étrangère, empêcher que ne se réalise ce dont on ne veut pas constitue déjà, pour un petit pays, un succès non négligeable.
| |
Culture politique
Si les divergences fondamentales se sont quelque peu amenuisées au fil du temps, cela ne signifie pas pour autant que les relations franconéerlandaises soient actuellement au beau fixe. Celles-ci sont toujours caractérisées par un manque d'équilibre, voire par une certaine raideur. On ne saurait prétendre que les Français se montrent excessivement soucieux des Pays-Bas. N'empêche que les contacts qu'il leur arrive d'établir avec ce pays sont dans l'ensemble amicaux. Les Néerlandais, eux, s'intéressent beaucoup - peut-être même trop - à la France dont ils se font le plus souvent une idée plutôt négative. Les dissensions ont beau s'être estompées, l'image de marque de la France, telle qu'elle apparaît actuellement aux Pays-Bas, demeure négative. Séquelle incontestable de la période gaulliste, la France y est perçue comme un pays cynique, nationaliste et partisan de la Realpolitik. L'opinion publique, les médias, l'intelligentsia sont unanimes à lui manifester leur antipathie. La diplomatie française, fait-on observer un peu partout, n'est que l'émanation d'une politique étroitement nationaliste. Elle ne prend en compte que les seuls intérêts de la France, méprise les petits pays et n'admet pas que le soleil brille pour tout le monde. Même l'effort important que la France s'impose en matière d'aide au développement ne trouve guère grâce aux yeux des Pays-Bas (où la solidarité avec les peuples du tiers monde fait pourtant recette) en raison des arrière-pensées hégémoniques qu'il voile.
La politique intérieure de la France n'est pas susceptible non plus de soulever l'enthousiasme des Néerlandais. Jadis ils exécraient la IVe République, synonyme d'instabilité gouvernementale, valses ministérielles, inflation galopante, grèves, scandales politico-financiers. A présent, ils se méfient de la Ve République dont l'autoritarisme réduit le rôle du parlement à la portion congrue. Le régime ne se justifie à leurs yeux que parce qu'il semble le seul capable de gouverner un peuple aussi individualiste et frondeur que le peuple français. Ce jugement reflète en partie l'influence d'idées séculaires, toujours vivantes, mettant en lumière les antagonismes entre le Nord et le Sud de l'Europe, entre les peuples de race germanique et ceux d'origine latine, entre les protestants et les catholiques.
Bien entendu, il existe aussi d'autres conceptions et il n'y a pas que la politique. On relève aux Pays-Bas la présence d'une certaine francophilie alimentée par diverses sources. Il y a d'abord l'image traditionnelle de la France présentée comme le pays des Lumières et de la Révolution, des droits de l'homme et des grands idéaux. Cette vision s'est maintenue pendant longtemps et elle exerce toujours une certaine influence. Au cours du xixe siècle, elle s'est enrichie d'une dimension complémentaire: Paris, centre culturel, artistique et mondain de l'Europe, Ville Lumière mais aussi capitale culturelle. Surtout dans les premières décennies de l'aprèsguerre, le rayonnement de Paris devait se révéler considérable. Paris exerçait un attrait quasi ma- | |
| |
La reine Beatrix des Pays-Bas et le président Mitterrand lors d'un diner à l'Élysée le 4 mars 1991 (Photo AFP).
gique sur quantité d'écrivains, de peintres et d'intellectuels néerlandais. La capitale française, centre d'arts, de sciences et de culture, leur faisait oublier la Hollande ennuyeuse, bourgeoise et calviniste. Le théâtre, le cinéma, la musique, les arts les passionnaient, tout autant que la philosophie, la théologie, les sciences sociales, les chansons, la mode et la gastronomie. Dans tous ces domaines, c'était, de toute évidence, Paris qui donnait le la.
Le troisième volet dont se compose l'image de la France ne concerne plus Paris mais la province. Plus précisément la campagne française avec ses petites villes somnolentes, ses villages pittoresques, ses immenses espaces et sa tranquillité. Cette campagne nous offre l'image d'une France ‘profonde’ et rurale où il fait bon vivre. C'est une sorte de France paradisiaque que beaucoup de Néerlandais ont appris à connaître et à apprécier à l'époque de la IVe République et que d'ailleurs ils continuent de chérir à l'heure actuelle. Il s'agit toutefois d'une France en voie de disparition. La Ve République a largement ouvert la voie à des phénomènes tels que la déréglementation, la concentration industrielle, l'urbanisation et la modernisation tous azimuts. La France est devenue un pays de high tech, de sciences et de technique. Promotrice d'un grand nombre de projets européens en matière technologique, elle est sans doute le pays qui se montre le plus conscient des défis lancés, à l'échelle mondiale, par les États-Unis et le Japon.
De tout cela il résulte que la société française subit, elle aussi, de profondes mutations. Les jeunes générations se montrent beaucoup plus ouvertes, voyagent plus et, partant, font preuve d'une plus grande orientation internationale. Elles apprécient la société et la culture américaines sous tous leurs aspects. C'est là sans doute une conséquence des changements socioéconomiques intervenus ces dernières décennies. Les sociétés (post-)industrielles se ressemblent toutes et c'est pourquoi, à l'avenir, les Français et les Néerlandais se ressembleront, eux aussi, de plus en plus. Entre bon nombre d'entreprises. d'universités et autres institutions néerlandaises et françaises existent déjà des formes concrètes de coopération. Des conflits d'intérêts subsistent, bien sûr, mais les différences de mentalité et de culture disparaîtront petit à petit. A plus ou moins longue échéance, les relations franconéerlandaises en cueilleront les fruits. Fragilisées jusqu'ici par l'incompréhension et la méfiance réciproques, les voici, enfin, promises à des lendemains qui chantent. ■
h.l. wesseling
Professeur d'histoire générale à la ‘Rijksuniversiteit Leiden’.
Adresse: Wijttenbachweg 43, NL-2341 VX Oegstgeest.
Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele.
|
|