binder. Ce faisant il écrivit un chapitre fascinant de l'histoire de la télévision, car sa manière théâtrale de présenter les films était aussi révolutionnaire que les fragments qu'il montrait. Vers la fin de la décennie, De Kuyper fit son entrée à l'université de Nimègue en y créant une section consacrée à l'art cinématographique. Sa façon d'aborder la matière fut plus appréciée aux Pays-Bas que dans son propre pays: il fut à l'origine d'une nouvelle revue théorique de cinéma, écrivit une étude sur la passion dans le cinéma de rêve américain et eut la chance, enfin, de réaliser lui-même quatre longs métrages de type expérimental. En 1988 il est nommé sous-directeur du Musée du cinéma à Amsterdam, où il s'occupe à présent de la programmation. Il s'adonne ainsi à son occupation favorite: choisir et regarder de vieux films. Les clichés et les traditions de la comédie musicale hollywoodienne ne peuvent que passionner tout honnête sémioticien.
On ne peut accuser De Kuyper de pure nostalgie, car ses propres films ont un langage qui leur est bien particulier. Il est vrai cependant qu'il connaissait le cinéma des années 50 depuis l'enfance, toute sa famille en raffolant. Et soudain, il y a quelques années, le voilà qui se met à écrire à propos de cette jeunesse. Il fit ainsi ses seconds débuts, en tant qu'écrivain cette fois, avec Aan Zee (Au bord de la mer), un livre évoquant ses vacances à Ostende aux alentours de 1950. Le livre décrit l'esprit de la famille, la douillette protection émanant de celle-ci mais aussi la solitude du jeune garçon précoce doté de sens artistique. Son deuxième livre, De Hoed van Tante Jeannot, objet du prix NCR, aborde sa jeunesse à Bruxelles dans l'intervalle de ses vacances. L'ouvrage nous offre une esquisse vivante d'un milieu spécifique au sein d'une ville qui, à l'époque, n'était pas encore totalement dépourvue de charmes sur le plan architectural. La mère de De Kuyper était pauvre, mais ses tantes fréquentaient une bourgeoisie dont l'auteur brosse quelques magnifiques tableaux. Mais souvent le vilain petit canard connut des passages difficiles. Son troisième livre, Mougli's Tranen (Les larmes de Mowgli), paru peu de temps après le précédent, présente une tonalité plus mélancolique, évoquant le surgissement de la pulsion homosexuelle pendant la puberté. Enfin, pendant l'été 1991, paraîtra un quatrième volume de souvenirs, relatant ses années d'adolescence à Anvers.
C'est avec une certaine distance que De Kuyper campe son ‘alter ego’ à la troisième personne. La série en reçoit un cachet particulier. Un critique hollandais n'a pas hésité à parler d'un Proust flamand, tant sa prose est suggestive. C'est en effet avec un flair inouï que l'auteur fait vivre les membres de sa famille et ses amis. Qui plus est: il analyse avec clairvoyance sa propre évolution esthétique. D'origine populaire, il eut la chance de fréquenter, pendant de longues heures, l'univers riche en culture et en biens matériels d'un petit ami juif, ce qui a permis à son esprit de se sentir comme un poisson dans l'eau au sein de tout milieu arbitre du bon goût.
En réalité, De Kuyper devrait pouvoir traduire lui-même ses ouvrages, car il maîtrise la langue française à la perfection. Son style exquis, tout à la fois léger et cérébral, en surprendrait plus d'un parmi les non-néerlandophones. Mais provisoirement toute son énergie s'investit dans l'achèvement de son autobiographie. Lorsqu'il abordera les années d'adulte, il n'est pas impossible qu'il arrête quelque temps le projet, car s'il envisageait les membres de sa famille avec des yeux d'enfant présomptueux, il préfère faire preuve de la pudeur nécessaire vis-à-vis d'amis ultérieurs. On espère cependant qu'il ne tardera pas trop à nous livrer ses impressions des années 60 et 70. Non seulement De Kuyper suivit alors la scène artistique européenne comme nul autre, il fut aussi un observateur inspiré de l'esprit du temps.
Quoi qu'il en soit, les fragments d'histoire personnelle déjà mis sur papier fascinent tant les Pays-Bas que la Flandre. Sa vision est rafraîchissante au point que son oeuvre réduite est d'ores et déjà considérée comme classique. Entre-temps il nous concocte en outre un roman policier, défi supplémentaire aux yeux de quelqu'un qui aime les genres et leurs lois. Eric de Kuyper, faut-il le préciser, est une personnalité artistique qui jette ses regards bien au-delà des frontières. Qu'il ait fini pas être reconnu grâce à une prose qui se situe en dehors de son travail d'écriture coutumier, en dit long sur ce point. Le prix NCR le proclame à présent prophète en son propre pays. ‘Un jour je reviendrai en Belgique’, déclara l'auteur dans une interview; le creuset belge offre en effet beaucoup de possibilités intéressantes. Pour en goûter quelque peu la mentalité, son livre couronné, De hoed van Tante Jeannot, constitue sans conteste un cocktail exquis. ■
Karel Osstyn
(Tr. Fr. de Haes)