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Chronique
Sadi de gorter paris
■ un jour j'ai dú faire valoir mes droits à la retraite, mais de fait on m'y avait obligé, l'acte de naissance faisant foi. Comme nous étions au mois d'octobre, je pris la décision de me faire vacciner chaque année contre la grippe. Voilà donc une heureuse initiative, me suis-je dit, pour quelqu'un fraîchement émoulu d'une profession, car désormais si je tombe malade, ce sera pendant ‘mon temps à moi’ et non plus pendant ‘le temps de mon patron’.
Bien m'en a pris: grâce à une visite annuelle au service des vaccinations de l'Hôpital Pasteur avant l'arrivée des intempéries saisonnières, je me fais immuniser contre un virus, généralement épidémique, à l'aide d'une piqûre dans le haut du bras gauche, mon biceps favori. Aujourd'hui, je n'ai même pas senti la morsure de l'aiguille pendant l'intervention (d'ailleurs insignifiante) du médecin qu'il ponctue d'une recommandation (d'ailleurs coutumière): ‘Ne vous contractez pas, vous allez vous faire mal’, et, avant de rabattre ma manche, j'ai dit une chose fort aimable (et sans doute habituelle aussi) ‘Voilà une bonne chose de faite.’ Au demeurant, je ne puis mieux dire, car de temps immémorial, je n'ai jamais été grippé! On m'a chirurgicalement passé dans une écumoire, on m'a phlébographié, on a diagnostiqué je ne sais quelle diathèse, mais la grippe, avec ou sans thermolactyl, non jamais, pas l'ombre d'une quelconque forme d'influenza! Heureusement, il me reste une fièvre insondable, la fièvre de croissance des retraités. Demeure aussi le reliquat de deux octosyllabes transcendants extraits du poème de mon amie Pierrette Sartin, Le temps de l'homme:
Maintenant, toujours, jamais plus, Mots de passe du temps qui passe.
■ lisez ceci:
‘C'est cette liberté communicative, cette sève généreuse maîtrisées au dernier moment, cette joie évidente de créer, qui confèrent à
Hans Bellmer, mine de plomb rehaussée de gouache, 1934. ‘On a diagnostiqué je ne sais quelle diathèse...’.
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cette écriture élégante et acérée tout son caractère et son poids de vie sensible et volontaire. Les tonalités portées à leur maximum de vivacité, les ruptures sans équivoque, l'équilibre des oppositions, la netteté des enchaînements, nourris par une imagination alerte composent une symphonie plénière et pondérée, d'une forte charge spirituelle. D'une telle démarche s'exsudent, en effet, les secrètes émotions d'un homme qui s'est donné totalement à une passion de peindre qui correspond à ses nécessités expresswes et mentales.’
Et lisez ceci aussi:
‘Comme une longue patience venue d'un milieu aux multiples origines, longuement distillée au fil du regard, l'oeuvre s'accomplit et éclate aux feux de la modernité. La couleur s'établit sur la toile, organisation voulue et qui n'exclut pas le charme dans ce qu'il a étimologiquement, de rythme.’
Ou ceci encore:
‘D'une certaine manière, on peut dire que cette oeuvre se tient sur un fil ou sur une ligne, celle de la délinéation indicative du sujet, mais à la condition de bien observer que cette ligne représente une paroi, un écran sur lesquels s'inscrit une histoire infinie d'échanges, d'identifications, de prolongements, de déplacements, de reversements qui confèrent au tableau l'intensité d'une déambulation préconsciente.’
Pourquoi ces citations incisives à l'emporte-pièce? En fait, il s'agit de quelques phrases empruntées à des critiques d'art autorisés et extraites d'introductions de catalogues d'expositions. J'ai retrouvé ces fragments parmi des dizaines d'articles que j'avais annotés lorsqu'en 1975 je préparais un livre avec le peintre néerlandais Jan Meijer, paru depuis sous le titre Oasis spontanées. Sur mon ami Jan, le généreux et bouillant écrivain Romain Gary (prix Goncourt en 1956 avec le roman Les Racines du ciel), avait écrit un texte affriolant. L'article commençait par un mot superbe de Jean-François Revel: ‘Lorsqu'on réunira un jour toutes les préfaces de catalogues des expositions de peinture, on découvrira ainsi une des plus grandes littératures comiques de tous les temps.’
Historiens d'art: tenez-vous-le pour dit! Et pensez à un aphorisme de Cioran: ‘Espérer, c'est démentir l'avenir.’
■ a la porte du supermarché proche de mon domicile, un mendiant - bien habillé,: bien chaussé, bien peigné, bien rasé et sobre pour autant que je puisse en juger - quémande poliment chaque jour une aumône tarifée: ‘Vous n'auriez pas un franc ou deux’. Sa voix monocorde et tristement répétitive me fait penser à l'onomatopée qui ponctuait l'ouverture et la fermeture de la boutique de la marchande de bonbons de mon enfance: dring, dringgg... J'y achetais des lacets de réglisse pour quelques centimes. Un jour j'ai donné mon rouleau de friandise à un mendigot et je suis parti en courant. Mon mendiant d'à présent n'a rien d'un inadapté social. Il est digne et professionnellement inactif. S'il avait été Néerlandais, je l'aurais pris pour un mennonite compassé. J'ai envie de lui souffler quelques mots d'encouragement: changez de registre, améliorez votre refrain; dites: soyez généreux, vous n'auriez pas un écu ou deux? L'ayant ainsi apostrophé, je serais parti en courant. J'aurais eu tort, car André Malraux m'aurait répété, comme dans L'Espoir, ‘Il n'y a pas de héros sans auditoire.’
■ la page ‘agenda’ d'un quoti-dien français du soir comporte habituellement des rubriques ‘Carnet du monde’ , ‘Paris en visite’ et ‘Soutenances de thèses’. Je ne prétendrai pas qu'on lit le journal pour ce genre d'informations utiles, voire futiles, mais de savoir qu'une famille a la douleur de faire part du rappel à Dieu de l'un de ses membres inconnus doit nous remplir de tristesse au même titre que la crise du Golfe, l'incarcération ou la torture d'opposants politiques, la rumeur de coups d'État en République dominicaine et le massacre de la place Tiananmen. C'est néanmoins en page quinzième ou vingtet-unième que chacun fait débuter la lecture du journal. Or des amis me disent: tu sais, dans Septentrion, nous lisons tout d'abord ta chronique. Je sais, on me l'a dit, mais moi, dans la lecture d'un journal, je commence évidemment par la chronique nécrologique. C'est malin, répondit l'un de mes aficionados, il est vrai que tu es aussi un spécialiste de l'humeur et de l'humour noirs. Pas du tout, mon Vieux, la preuve en est que je lis aussi les Soutenances de thèses. Tiens, j'en ai déniché une excellente ce matin même: Université Paris IV. Amphithéâtre Guizot, 17 rue de la Sorbonne. M. Eugène Shimanungo: ‘Systématique verbo-temporelle du Kinyarwanda.’
Vous n'allez pas me croire, chers lecteurs; pourtant, par simple gourmandise, je suis allé écouter le soutenant de cette thèse de doctorat. A vrai dire, je n'ai pas compris grand-chose, peut-être parce que je ne suis pas resté assis assez longtemps sur ces bancs inconfortables, mais j'ai retenu que la langue kinyarwanda est celle du Rwanda, parlée aussi bien par les chefs de la terre, du bétail et des armées, que par les Ruhengeri (de l'ethnie Hutu) et les pasteurs hamitiques (de l'ethnie Tutsi). Un compatriote du récipiendaire qui était allé fumer une cigarette dans le couloir au moment où je partais me dit qu'il était originaire de Kigali. Il avait fréquenté un collège de jésuites et j'appris qu'il parlait un peu le flamand. Il connaissait par coeur le nom et les dates du règne des 270 papes de l'église ca- | |
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tholique romaine et même ceux du grand schisme d'occident. Je crois me rappeler qu'ils étaient au nomre de 8. Il m'a appris que Benoît IX avait été élu pape en l'an 1032 et qu'il avait régné une douzaine d'années. Quelques années plus tard, il était redevenu, pour la seconde fois, l'autorité ecclésiastique suprême. Je n'avais jamais entendu dire qu'un pape avait été élu pape une deuxième fois, mais il est vrai, je n'avais jamais été au Rwanda.
Tout cela n'avait sans doute rien à voir avec la systématique verbo-temporelle du kinyarwanda, mais au moins mon interlocuteur n'a pas parlé de la guerre civile qui faisait rage au même moment dans les collines rwandaises de Gisenyi et dont les photos de victimes s'étalaient en première page des journaux du matin.
■ redevenu sérieux après mon escapade sorbonnarde, je relève dans une publication de l'UNESCO que le tiers monde utilise chaque année à peine un kilo et demi de papier par habitant, soit trente fois moins qu'un habitant d'un pays industrialisé qui, lui, emploie en moyenne quarante kilos par an et même quatre-vingt-trois kilos en Amérique du Nord. La statistique date de 1987 et non du temps de Victor Hugo qui avait noté malicieusement que la presse avait succédé au catéchisme dans le gouvernement du monde. Il avait même ajouté taquin (ah! un plaisant adjectif néerlandais): ‘Après le Pape, le Papier’.
■ la fondation flamando-néerlandaise Ons Erfdeel, éditrice entre autres de Septentrion, revue de culture néerlandaise en langue française, publie une brochure sur le néerlandais, langue de vingt millions d'Européens au sein de la CEE. Je suppose que la version française de cette monographie est depuis un certain temps déjà entre
L'édition danoise de l'histiore de la langue néerlandaise.
les mains de mes lecteurs, car ils ont à n'en pas douter commandé un exemplaire voire plusieurs par le truchement de leur ccp. L'origine et le développement de la langue néerlandaise sont minutieusement analysés dans la brochure dont les auteurs , O. Vandeputte et J. Fermaut, disent avec pertinence que ‘le néerlandais est en Flandre et aux Pays-Bas ce que le français est en France: la langue officielle des médias, de l'administration, de l'enseignement et de la vie de l'esprit.’ Il faut rappeler ces vérités élémentaires que Jozef Deleu résume pertinemment: ‘Ma patrie est la langue néerlandaise’. On sait que les dialectes germaniques appartiennent à la famille indoeuropéenne primitive dont font également partie les dialectes celtiques, italique, grec, albanais, indo-iranien, balto-slave. Mais tenons-nous-en aux dialectes germaniques, dont certains ont donné naissance aux langues scandinaves, anglo-frisonnes et néerlando-allemandes. L'allemand est né des dialectes parlés au sud de l'axe Aix-la-Chapelle-Francfortsur-Oder. Ils ont subi la mutation haut-allemande. Le néerlandais tire son origine des dialectes basallemands qui n'ont pas subi cette mutation. Il s'est implanté dans et autour du delta des grands fleuves. Manifestement il existe une différence appréciable tant géographique que linguistique entre l'allemand et le néerlandais. Ce dernier, c'est-à-dire la langue dans laquelle les Néerlandais perçoivent et conçoivent les choses, est, aux deux de l'écrivain Gerrit Krol, la langue la plus riche du monde. Bien entendu, mais le néerlandais survivra-til dans l'Europe unifiée de demain? Et, si non, quelle autre langue européenne prendrait la place suprême, l'anglaise,
la française, l'allemande? Quand un de mes compatriotes affirme qu'il connaît bien ses langues, il pense aux trois que je viens de citer et rarement à la sienne propre. Ailleurs, ce n'est pas le cas. Et si l'on refusait la priorité absolue à l'une des grandes langues européennes? Alors, autant prendre la néerlandaise qui pourrait parfaitement convenir en qualité de langue de communication. Elle a failli être la langue des États-Unis d'Amérique au xviiie siècle, battue de peu par l'anglaise. La langue de l'Europe unie sera-telle l'anglais, véhiculé à travers les frontières et transbahuté de surcroît à travers le tunnel sous la Manche? Les Allemands et les Français ne le pensent pas, les premiers ont fait un grand pas en avant en Europe centrale libérée et les seconds ont un ministre de la francophonie. Les Néerlandais et les Flamands ont une langue parlée dans un territoire qu'on pourrait définir comme le Manhattan de l'Europe, peuplé de vingt millions de linguistes impénitents qui pourraient fort bien fonctionner en qualité de maîtres à penser dans les échanges et les communications. Le transit est une spécialité des bas pays, un patrimoine historique qui sollicite un dialogue per- | |
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manent. L'histoire du néerlandais, les caractéristiques de la langue, les méthodes et le matériel pédagogiques (dictionnaires, grammaires, manuels, disques, bandes magnétiques), les ouvrages de référence complètent les informations des auteurs de la monographie qui existe désormais en dix versions, dans les langues de la Communauté européenne et de l'Indonésie, où la
Bahasa Belanda - c'est ainsi qu'on nomme notre langue - est enseignée dans de nombreuses universités et facultés de l'archipel. D'ailleurs, le Dutch, le Niederländisch, il Nederlandese, o Neerlandès, et Neerlandés, le Nederlandsk sont à votre disposition par brochures interposées. Il suffit que vous ayez des amis à travers le monde.
■ quand il fut à une vingtaine de pas, il tourna la tête et lui lança: ‘Sais-tu ce que je ferais de tes chroniques pourries?...’ Ici les mots qui suivirent choquèrent l'oreille du chroniqueur qui s'en fut, attristé, dans la direction opposée.
Mal à l'aise, je refermai le livre, mis la tête sur l'oreiller et fis semblant de dormir. Mais je ne pus m'arracher à la lecture du roman d'Ismaïl Kadaré, Les tambours de la pluie (Éditions Arthème Fayard, 1985); je rallumai ma lampe et terminai l'impitoyable chronique du siège d'une citadelle médiévale albanaise. J'étais devenu le chroniqueur d'événements sanglants qui se déroulèrent en novembre 1443 au pied de remparts que des milliers de soldats ottomans tentèrent d'escalader en véritables victimes propitiatoires pour la plus grande gloire de Constantinople. Vingtquatre expéditions furent nécessaires pendant plusieurs décennies pour déloger les vaillants assiégés qui n'avaient cessé d'opposer une résistance opiniâtre à l'envahisseur. Celui-ci finit par triompher mais pendant cinq siècles, à maintes reprises, les Albanais se sont dressés contre l'ennemi. Devenus indépendants en 1912, après deux mille ans d'occupation étrangère, ils n'en furent pas pour autant quittes avec leurs voisins. Il y a trente ans, le conflit albanosoviétique tourna à l'aigre, puis lors de la mort de Mao les amitiés privilégiées sino-albanaises firent long feu. Et voici qu'Ismaïl Kadaré l'un des meilleurs écrivains albanais, dont les oeuvres sont traduites dans de nombreux pays, ne se sent plus en paix avec lui-même bien qu'il ait joui d'une position privilégiée comme fer de lance d'un régime ‘pur et de conception égalitaire’. Ses mérites lui semblent désormais disproportionnés car il a pris la route de l'exil en attendant une fois de plus des jours meilleurs. Des milliers d'Albanais avant lui ont
fui la terre autochtone. Hélas! la véritable démocratie est un combat de chaque instant. Kadaré le savait. Je lis dans son roman par le truchement duquel je ne cesse de lui parler: ‘Le chroniqueur le savait, de même qu'il savait beaucoup d'autres choses qu'il feignait souvent d'ignorer, pour ne pas priver son éminent ami de la satisfaction de les lui expliquer.’
Le chroniqueur avait un nom comme tout personnage de roman. Il s'appelle Mevla Tchélébi et pour se donner le courage d'affronter l'histoire en mouvement, il boit de temps à autre une lampée de raki. De temps à autre, le peuple albanais affronte lui aussi l'histoire en mouvement. Aux dernières nouvelles, un fortifiant démocratique lui a été administré par les étudiants en colère.
■ dans les actualités de cette livraison, j'ai rendu compte d'un ouvrage consacré à des écrivains étrangers qui ont vécu, séjourné ou fait du tourisme à Bruxelles. J'ai relu mon papier avant de l'envoyer à la rédaction et j'eus soudain l'impression que j'avais fait une critique de vaudeville joué jadis dans le théâtre de la galerie Saint-Hubert, une séduisante comédie légère dans laquelle le badinage tenait lieu d'action. Pour y avoir habité dans ma jeunesse, je sais que Bruxelles est une ville grave et d'esprit caustique, simple et passionnée, muette et lyrique, flamande de naissance et belge par le mariage. Bien sûr, les écrivains étrangers ont malmené Bruxelles. Mirbeau disait: ‘Après tout, on peut aimer Bruxelles. Il n'y a là rien d'absolument déshonorant.’ Le mot aurait pu être dit par un Belge. Henri Michaud, qui le fut, n'a-t-il pas dit: ‘Faites pondre le coq, la poule parlera.’ Bruxelles est une parturiente de sexe masculin, en couches depuis un siècle et demi. Et pourtant, malgré le côté grande ville américaine, malgré le casse-tête chinois de la circulation en sous-sol pour un automobiliste non spécifiquement ‘navetteur’, malgré les séquences romanes, romano-gothiques, gothiques-flamboyantes, baroques, renaissance, Louis XVI, Jugendstil insérées dans le film grandiloquent des structures modernes, Bruxelles garde un côté Ruysbroeck l'Admirable, un côté Michel de Ghelderode, un côté Jan Greshoff, un côté diantrement achevé. Et, pourtant, en constante voie de perfectionnement. Qualité flamande, défaut wallon ou
spécificité belge? Dans son Journal, Jules Renard rapporte un mot de sa soeur: ‘Je me perfectionne, c'est difficile, dit Amélie. Je lis ton Maeterlinck: c'est sublime. On a pensé à tout ça, on n'a pas pu l'exprimer. De quel pays est-il donc, cet homme-là?’ Pour bien connaître Bruxelles, me suis-je dit, adolescent, il me faut traverser la ville pieds nus. J'avais quinze ans et je partis un soir de la rue Vondel à Schaerbeek au Crabbegat à Uccle, les souliers noués au cou par les lacets. J'écrivis vers minuit assis sur le trottoir de la chaussée de Charleroi un de mes tout premiers poèmes qui fut publié en 1936 sous
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Au centre de Bruxelles, la Grand-Place. A gauche, un angle de la Maison du Pain, appelée à présent la maison du roi.
le nom d' Exil Volontaire dans les ‘Cahiers du Journal des Poètes’. On y lisait en une soixantaine de pages ‘La guerre qui vient / dans le coeur des foules / mise sur le déluge / déroule / siècle par siècle / le film aux rêves trahis.’ Bruxelles ne fut pas détruit par la guerre, les hommes s'en chargèrent tout seuls. Pourtant il semble qu'il en fut ainsi depuis toujours; Hugo déjà - en 1868! - déplorait la disparition d'une bonne moitié au moins de ces vieilles rues aux enseignes si drôles qu'il avait vues des années auparavant. Heureusement, dit Marcel van Nieuwenborgh dans le Guide dont il s'agit, Bruxelles est beaucoup plus et beaucoup mieux que ‘la rue piétonnière entre deux magasins de chaussures’ dénoncée sournoisement par un critique néerlandais en mal de comparaisons.
■ malheureux, les visiteurs appliqués et consciencieux qui, dès leur entrée dans un musée où se déroule une importante exposition d'art temporaire, ont cru nécessaire d'acheter le catalogue des oeuvres présentées... dans le souci de se documenter au mieux à chaque halte devant un tableau, derrière le dos (très mur de Berlin!) d'amateurs talentueux. Or, ces catalogues sont fabriqués de nos jours pour des géants aux muscles d'acier. Le commun des mortels - et même les immortels exceptionnels - ne peuvent consulter un tel ouvrage qu'après l'avoir déposé sur un support. L'idéal serait de se munir d'un pupitre ambulant. Les quelques grandes expositions que j'ai visitées aux Pays-Bas ces temps derniers, à savoir Frans Hals à Haarlem, les Post-impressionnistes à Bois-le-Duc, les Maîtres hollandais provenant d'Amérique à La Haye et après un détour à Bruxelles Cinq millions d'années: l'aventure humaine m'ont valu des crampes aux bras. A mon retour à Paris, ayant rangé mes notes, j'ai classé les quatre catalogues dans mes rayonnages. Comme ils étaient trop grands, je les ai installés couchés. Après les avoir pesés. Dix kilos de savoir, d'émotion artistique, de reproductions photographiques en couleurs, de données biblio et biographiques! La planche pliait sous le poids de mon intelligence rangée. Dessous, le Frans Hals, dont je vous ai déjà parlé (voir Septentrion, XIX, no3, 1990, pp. 66-68), un monument d'érudition et de clairvoyance. Au Noordbrabants museum à Bois-le-Duc, j'avais acheté un gros ouvrage
intitulé Een feest van kleur (Une fête de couleurs), un livre de culture artistique générale sous la rédaction d'historiens d'art néerlandais réputés. Chaque tableau exposé y est reproduit en couleurs. Près d'une centaine d'oeuvres réunie sous l'appellation Post-impressioinistes de collections particulières constitue le tissu organique de cette exposition. Il s'agit d'oeuvres de grande qualité, mais cette anatomie d'un ensemble épars est difficilement compréhensible
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quand on se promène sans catalogue dans les salles du musée. On a besoin d'un témoin, d'un guide, d'une table de travail pour apprendre que les post-impressionnistes expriment une volonté artistique alors que les impressionnistes proprement dits ont travaillé d'instinct. Les enfants des écoles savent désormais que l'impressionnisme, dont la meilleure période se situe entre 1870 et 1885, représente un regard neuf d'artistes qui ont nom Monet, Sisley, Pissarro, Renoir, Degas, Cézanne. Or tous ces peintres figurent aux cimaises du Musée de Bois-le-Duc. Sous la dénomination de post-impressionnistes! Et parmi eux un pré-impressionniste du nom de Boudin et parmi les néo-impressionnistes manque Seurat qui peignit ce chef-d'oeuvre Un dimanche après-midi à la Grande-Jatte, véritable manifeste de l'aurore de l'impressionnisme, comme Jongkind, dont Camille Pissarro avait dit que sans lui le paysage aurait eu un aspect totalement différent, en avait été l'aube. Le mot impressionnisme avait été inventé par un journaliste sans renom dans une critique du Charivari en 1874 pour se moquer d'une toile de Claude Monet: Impression, soleil levant! C'est par dérision aussi que le nom de fauvisme apparaît dans le mouvement pictural de 1905. Or, le post-impressionnisme n'est pas un mouvement et c'est ce qui rend difficile l'entendement de l'exposition dont il s'agit sans le secours d'un catalogue de près d'un kilo et demi. Sans lui, je n'aurais pu franchir les étapes du post-impressionnisme en faisant une halte forcée devant les néo-impressionnistes, les symbolistes, les expressionnistes, les Nabis. Aller par ordre alphabétique du pointillisme du professeur
Aarts au fauve Maurice de Vlaminck, en passant par le paysagiste Vincent van Gogh - celui du quartier des Vessenots à Auvers-sur-Oise -, l'incontournable Picasso de la période bleue et l'inclassable Utrillo, il faut le faire! De Jan Sluijters à Toulouse Lautrec, de Pierre Bonnard à Piet Mondriaan, c'est reconstituer une sorte de Villa Médicis de la peinture moderne. On nommait ainsi cette maison de la place Emile-Goudeau à Montmartre - appelée par sarcasme et dérision ‘Bateau-Lavoir’, où vécurent les peintres de l'exposition de Bois-le-Duc, comme Derain, Van Dongen, Picasso, Dufy, Vlaminck, Renoir, tout étonnés de se retrouver ensemble dans une ville du Brabant néerlandais. Dans une belle exposition et dans un catalogue magnifique dont on ne connaît le sens que lorsqu'on est devenu à notre tour... un amateur éclairé.
■ malheureux le visiteur appliqué et consciencieux qui dès son arrivée au Mauritshuis de La Haye a cru nécessaire de se procurer le catalogue de l'exposition Hollandse Meesters uit Amerika. Il pèse deux kilos et demi! Mais qu'importe. rien que l'extérieur de ce gros ouvrage est superbe: une jeune fille écrivant une lettre. Même si on ne l'a jamais vue, on sait qu'elle est de Vermeer. Au dos: un détail du portrait de Joris de Caulerij. Même si on ne l'a jamais vu, on sait qu'il est de Rembrandt. C'est un intéressant cumul de responsabilités. Le jeune visage charmant au sourire gracieux est un Vermeer, de la main de Vermeer. Être de Vermeer, cela promet l'une de ces récapitulations composées de retrouvailles émouvantes et de redécouvertes heureuses. Or, ce n'est pas du tout ce qui attend le visiteur majoré par quelques kilos de papier glacé. Bien au contraire, l'amateur d'art ira de surprise en surprise. Car les maîtres hollandais achetés par de richissimes Américains ne reflètent pas l'image traditionnelle favorite de la peinture du siècle d'Or. Évidemment, pour faire vrai, il y a le hitparade du top ten, Frans Hals, Rembrandt, Vermeer, Ruysdael, Potter, Dou, Ostade, Avercamp, Kalf, ter Borch, de Hooch, Bol et Bloemaert, mais aussi des noms d'inconnus du grand public comme Dirck van Baburen, Bartholomeus Breenbergh, Dirck de Bray, Matthias Stomer, Balthasar van der Ast ou Simon Verelst et bien d'autres comme Jan Miense Molenaer natif de Haarlem et l'époux de la talentueuse élève de Frans Hals, Judith Leyster. D'ailleurs, on confond souvent son oeuvre avec celle de sa femme, sauf dans le tableau exposé qui représente un portrait de groupe dont le thème
allégorique est la célébration des fiançailles d'un jeune couple fortuné sur une terrasse ensoleillée devant un parc boisé. L'oeuvre appartient désormais au Virginia Museum of Fine Arts de Richmond. On peut se demander si le goût américain diffère du nôtre ou faut-il chercher l'explication de ce phénomène au niveau de l'échelle $? Bien entendu, les 73 tableaux provenant de plus de quarante musées et de collections particulières des États-Unis d'Amérique ne représentent qu'une très faible partie des trésors conservés là-bas et dont la diversité est à nulle autre pareille. Comme le dit dans la préface du catalogue l'historien d'art Hans R. Hoetink, qui va quitter le Mauritshuis atteint par la limite d'âge et dont l'exposition est son chant du cygne dans le musée, ‘si l'on songe qu'il y a à peine deux siècles (en 1794!) les Pays-Bas prêtaient douze millions de dollars à la jeune République américaine - ce qui à l'époque représentait la totalité de la dette extérieure des États-Unis - on peut s'imaginer quels changements ont eu lieu en si peu de temps dans le monde.’ Fort heureusement, il reste quelques centaines de beaux tableaux du xviie siècle en Hollande, mais le phénomène nouveau depuis la fin de la guerre c'est que les admira- | |
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bles expositions organisées à titre temporaire ont désormais la faculté de survivre. Depuis longtemps on sait qu'une rétrospective de Rembrandt aurait été pour Rembrandt lui-même une révélation, lui qui n'a jamais vu réunis des tableaux de sa jeunesse, de sa
maturité et de sa vieillesse. Depuis peu, on se rend compte que les catalogues des expositions ne sont plus un guide ou un aide-mémoire, mais un ouvrage didactique, un cours d'histoire, un traité qui auraient même pu se passer d'une exposition proprement dite. On n'en est pas là, d'où le poids de l'acquisition avec laquelle je suis revenu lesté vers la belle Hollandaise surprise par Vermeer au moment où elle écrivait une lettre à son amoureux.
■ malheureux le visiteur appliqué et consciencieux qui dès son arrivée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles a cru nécessaire d'acheter le catalogue de l'exposition ‘Cinq millions d'années: l'aventure humaine’. Non, c'est faux, c'est un exercice de style, car le catalogue de l'exposition conçue par le Centre de Recherches en Paléoanthropologie et Préhistoire ne pèse qu'un kilo, mais il vaut son pesant d'or. L'organisation de ce catalogue est intelligente. Il commence par des articles généraux sur l'homme et ses prédécesseurs, sur l'évolution technologique, l'art et les sépultures de ces lointains ancêtres qu'on a envie de mieux connaître après avoir croisé tant de crânes et de mâchoires dans l'exposition, mais aussi examiné tant de statuettes et objets gravés sortis de leurs mains. C'est donc une paitie du livre que l'on doit lire une fois rentré chez soi et sans l'émotion que nous a procurée tant de curieuses rencontres. Dans la seconde partie du catalogue, nous trouvons 90 pages de photos en couleurs représentant
Proposition d'arbre phylétique des Hominidés (Y. Coppens, 1989, dessin de M. Garcia).
les 176 objets exposés, aux indications minimes: juste le numéro, le titre, le lieu d'origine, la taille des objets, le lieu de conservation. Il y a ensuite une troisième partie où l'on trouve des descriptions plus circonstanciées et des renvois à la bibliographie à la fin de l'ouvrage. Cette présentation inédite a l'avantage d'offrir à l'amateur non paléontologue - et, vous l'avez déjà remarqué, je suis du nombre - le film ininterrompu des images qu'il a rencontrées en parcourant les salles du Palais des Beaux-Arts. Au demeurant, ces images sont superbes, dans le catalogue et dans la réalité. Après la découverte de la fameuse Lucy, une arrière grandmère de petite taille, trouvée en 1974 en Ethiopie dans la vallée de l'Awash à quelque 300 km au nord-est d'Addis-Abeba, l'exposition et le catalogue prennent véritablement leur essor. Dans ce rift éthiopien, on a donc découvert un squelette conservé à 40 % qui a été nommé Lucy, d'après la chanson des Beatles, à la mode à l'époque. Plus scientifiquement, il faut dire que Lucy s'appelle de son nom de famille Australopithecus afarensis, et son squelette, qu'on peut dater de trois millions d'années avant notre ère, est,sans équivoque, de l'espèce des hominidés. On saute les siècles et du fragment craniofacial au fragment de pariétal on en arrive à la calotte cranienne neandertalienne. Nous voilà soudain vers l'an 30000 avant Jésus-Christ. Les premiers objets d'art
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sont devant nous: uns statuette de femme à la tête de lionne, un superbe cheval sauvage, un ours dansant. Un bas-relief représentant une femme nue a été sculpté à même un gros bloc calcaire et non dans une paroi de grotte. L'oeuvre a été appelée la Vénus à la corne. La femme est belle, sa main gauche placée sur le ventre est fine, les seins sont lourds mais sensuels. Elle est infiniment plus gracieuse, plus chaste et plus contemporaine que chaque nu hideux peint par Francis Bacon datant de 1961 après J.C. Il est vrai que les sinistres marionnettes de Bacon n'appartiennent pas à la préhistoire mais à un système grandguignolesque où l'horreur fait partie de la mise en accusation de la civilisation dite industrielle d'aujourd'hui. En ces temps de la préhistoire dont parle mon catalogue, les artistes avaient apparemment une nette préférence pour les femmes et pour les animaux. Cela se comprend: les femmes procréaient, les animaux nous faisaient vivre. De plus, de merveilleuses têtes de cheval et de bouc montrent l'admiration et vraisemblablement l'affection qu'on vouait à ces créatures. Des bâtons sculptés, des galets gravés témoignent du goût de l'homme pour la décoration, du sens universel de la beauté, d'un surprenant désir de communiquer par l'écriture, d'un art de vivre. En fait, ce qui frappe le spectateur moderne - qui s'attendait sans doute à trouver les traces d'un passé désespérément vide, éloigné et étranger - c'est l'épanouissement des formes, la qualité intemporelle de l'art. Parce que l'on a envie de prendre en main un bâton décoré finement ciselé, on sait qu'on est proche
de celui qui l'a fabriqué et stylisé il y a une dizaine de milliers d'années. ■
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