Septentrion. Jaargang 18
(1989)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
[pagina 48]
| |
Portrait de Voltaire (K.U. Leuven).
| |
[pagina 49]
| |
Voltaire dans la littérature néerlandaise des Pays-Bas autrichiensDans ses éditions datées du 15 septembre et du 1er octobre 1776, le Journal du Luxembourg publie un texte apocryphe intitulé Epître de Monsieur de Voltaire aux Parisiens, qui doit donner l'impression au lecteur que le ‘patriarche de Ferney’ regrette son style de vie et ses écrits. L'année suivante, paraissent dans les Pays-Bas autrichiens deux traductions de ce même texte. La première, publiée à Anvers, Gand et Alost, se signale par une versification peu élégante et par une attitude toute négative à l'égard de Voltaire. En revanche, la seconde, éditée à Gand et intitulée Den Brief Van den Berugten Poët mynheer de Voltaire (Epître du célèbre poète monsieur de Voltaire) s'avère supérieure sur le plan formel et plus nuancée quant à son contenu. L'auteur anonyme, F***, tout en désapprouvant catégoriquement les égarements du philosophe français, trouve que l'Epître sous-estime la valeur artistique de Voltaire. Il l'appelle un ‘Poète divin’, le ‘prince des poètes contemporains’. Il est à ce point familiarisé avec le style de Voltaire qu'il doute de l'authenticité de la lettre. On pourrait penser: ‘le diable, se faisant vieux, finira bien par se convertir’. Mais d'ajouter aussitôt: ‘Voulezvous savoir ce que je pense? Je suis convaincu que l'on a affaire ici au renard qui prêche la Passion.’ Le fait que le traducteur manie avec bonheur certaines tournures et qu'en outre il présente, dans des notes explicatives, Alzire et Mahomet comme des pièces remarquables, pourrait indiquer que derrière l'initiale F se cache un rhétoriqueur. Les deux traductions illustrent - l'une par un rejet catégorique, l'autre par une admiration nuancée - la fascination que semble exercer la personnalité de Voltaire, étant donné qu'on juge utile de traduire la lettre pour la rendre ainsi accessible aux couches de la population qui ne maîtrisent pas si bien le français (la petite bourgeoisie, les classes moyennes). Pour les membres des chambres de rhétorique, Voltaire a sans doute été un auteur à succès. Après 1750, ses tragédies traduites (Zaïre, Alzire, Olympie, Mahomet, Mérope, Amélie, Tancrède, Zelmire) sont partout représentées, souvent comme pièce imposée dans les concours de théâtre. Vers 1790, la chambre gantoise ‘De Fonteine’ (La Fontaine) joue la pièce Mahomet pour les moines de l'abbaye de Saint-Pierre. Pour les représentations, on fait parfois appel aux traductions effectuées par des auteurs des Pays-Bas du Nord (J. Nomsz, S. Feitama, N.W. Op den Hooff, A. Hartsen), le plus souvent contrefaites à Gand. Par contre, toute une série de traductions sont l'oeuvre de gens bien de chez nous: le rhétoriqueur bruxellois J.F. Cammaert traduit Olympie et Sémiramis, J.T. Neyts adapte Alzire et Zaïre à l'intention de sa célèbre troupe d'opéra brugeoise qui se produisit dans de nombreuses villes tant dans les Provinces-Unies que dans les Pays-Bas autrichiens. J.J. Baey, originaire de Bailleul dans les Pays-Bas français, écrit Alziere of de americaen christen (‘Alzire ou l'américain chrétien’) alors que Pierre Barbez, membre de la chambre de Bergues St.-Winoc, ne traduit pas moins de quatre pièces. A côté d'une paire de traductions manuscrites, on en conserve trois imprimées: Mérope (Gand, 1776, par M***), De dood van Julius Cesar (La mort de Jules César, Gand, 1785, par J.J. Antheunis) et Mahomet (Gand, 1785)Ga naar eind(1). Cette dernière fut l'oeuvre de l'avocat Servois, prince de la chambre de Bergues St.-Winoc. Dans un concours de poèmes lancé par cette dernière (vers 1785), lui était parvenu, tout à la louange de Voltaire, le quatrain suivant: | |
[pagina 50]
| |
Gy wist in alle kunst het schranderst uyt te ziften,
Gy hebt het aerderyk verlustigt en verligt.
Waer voor, Voltaire, is u het menschdom meest verpligt?
Dat gy de vooroordeels verdelgde in uw' schriften.
(Vous saviez en tout art distiller la fine fleur de l'intelligence,
Le succès recueilli par le théâtre de Voltaire auprès des rhétoriqueurs des Pays-Bas autrichiens est probablement dû, pour l'essentiel, aux Pays-Bas français. La traduction néerlandaise la plus ancienne d'une oeuvre de Voltaire a également été conservée. Il s'agit de la pièce D'Amerikanen of Alzire (Les Américains ou Alzire) du rhétoriqueur bruxellois Francis de la Fontaine (1672?-1767). Publiée avec l'approbation des autorités religieuses en 1739, trois ans après la parution de la version originale, elle fut représentée la même année par la chambre bruxelloise ‘Gedeons Vlies’ en présence de la dévote gouvernante Marie-Elisabeth. Le texte est une copie conforme du modèle original, ce qui vaut d'ailleurs aussi pour les traductions imprimées citées ci-dessus. Une seule omission semble voulue: le monologue où Alzire, angoissée, se demande pourquoi le Dieu des Espagnols interdirait le suicide, est réduit chez De la Fontaine à quelques vers. Déjà dans l'introduction à sa traduction d'Alzire, l'auteur bruxellois, qui se dit aussi traducteur de Zaïre et qui connaît manifestement l'oeuvre de Shakespeare, se montre critique à l'égard de la religion et de la société de son temps. Un ouvrage ultérieur, Verhandeling over de redenvoering (Essai sur le discours, 1751), illustre à quel point il est influencé par les idées que véhicule le siècle des Lumières. Composé, d'une part, d'un plaidoyer en faveur d'un nouveau style théâtral fondé sur le naturel, et, de l'autre, d'une histoire succincte du théâtre européen, le livre s'inspire profondément de l'oeuvre de l'acteur italien L. Riccoboni. Dans les fragments originaux de cet essai l'auteur dénonce certains abus religieux, s'en
‘Epître du célèbre poète Monsieur de Voltaire aux Parisiens’ (Université de l'Etat de Gand).
prend violemment au manque d'éducation de ses contemporains et appelle de ses voeux un renouveau de la culture: si le nombre de gens aimant la lecture était plus grand, la superstition ne serait pas si répandue, voilà sa thèse de philosophe éclairé. Si De la Fontaine a été le plus ancien traducteur de Voltaire, l'augustin F. Hellynckx (1697-1767), lui, est le premier à s'en prendre à Voltaire qu'il appelle ‘ce goliath, ce porte-drapeau des Matérialistes’. Il le fait dans un ouvrage dont la première édition (Gand, 1762) s'intitule Een toom tegen Voltaire en andere materialisten (Voltaire et les autres matérialistes dûment bridés). Réédité en 1763 sous le titre De onlichamelykheyt ende onsterffelykheyt der redelyke ziele (De l'immatérialité et de l'immortalité de l'âme rationnelle), ce traité apologétique fort volumineux (500 pages!) entend inciter les | |
[pagina 51]
| |
F. de la Fontaine, ‘Essai sur le discours’ (Geschiedenis van de Letterkunde der Nederlanden, 6).
‘matérialistes flamands’ à renier la doctrine de Voltaire et, dans le même temps, celle de Spinoza, Locke, Hobbes, Toland, Collins, Berkeley, Bolingbroke, Bayle, de Lamettrie, tous mentionnés dans ses réflexions. Hellynckx dépasse le cadre des rhétoriqueurs: il s'adresse à un public capable de lire (et lisant effectivement) Voltaire dans le texte (à cette époque, seul le théâtre de Voltaire est traduit dans les Pays-Bas autrichiens). L'autorisation ecclésiastique (approbatio) accordée par deux confrères de Hellynckx montre à quel point on pratiquait l'oeuvre du philosophe français: parlant des ‘livres de Voltaire’ (Voltairsche boeken), ils visent ‘tous ses ouvrages, tant en vers qu'en prose, traitant de la religion naturelle, ... l'Henriade, ce monstre affreux, un petit poème malicieux ou roman [Candide?], ses poèmes satiriques dirigés contre les Princes et les Rois...’. Le fait que cette ‘approbatio’ condamne l'Emile de Rousseau (paru seulement l'année précédente) prouve que les nouvelles idées se répandent alors très viteGa naar eind(2). Ce qui semble inquiéter Hellynckx, c'est l'écriture brillante et par là même séduisante des nouveaux auteurs. Pour cette raison, il va jusqu'à insérer un passage spécifique consacré à la fourberie des nouveaux philosophes telle qu'elle se manifeste dans leur langue et leur style. Ce thème ambivalent (le ‘tremendum et fascinosum’ à la fois, peur et répulsion à l'égard des idées, admiration pour l'homme et pour l'éclat de son oeuvre) se retrouve sans cesse dans les textes de cette époque. Dans l'introduction de son traité apologétique en vers De Fakkel van het Oud en Alleen Waer Geloof (Le Flambeau de la Foi traditionnelle, la seule véridique, 1774), le jésuite J.N. de Klugmann écrit que ‘leur style [à savoir celui de Voltaire, de Rousseau et d'autres encore] l'emporte sur tout ce qui jusqu'ici s'est fait d'admirable dans le genre; si, en lisant leurs écrits, on pouvait sans danger s'en tenir aux seuls mots sans gober en même temps les théories qu'ils exposent, on pourrait peut-être tirer bien du profit de leurs ouvrages...’. Dans un poème anonyme gantois, bilingue, Rouw-digt over de dood van den berugten heer de Voltaire - Elégie sur la mort de l'illustre de Voltaire (1778) on lit:
Le monde l'aimera pour l'effet du Spectacle,
Le chant est au parfait; mais faux est cet Oracle...
L'hebdomadaire Den Vlaemschen Indicateur, paraissant à Gand de 1779 à 1787, un journal qui prône une philosophie des Lumières spécifiquement ‘flamande’ à caractère socialisant et pragmatique, qui lance de nouveaux genres littéraires et qui parle régulièrement du ‘Patriarch der Letterkunde’ (Patriarche de la littérature, 1782), écrit dans un article consacré au pseudonyme Voltaire ce qui suit: ‘Bien qu'à cause de ses errements, nous ne puissions juger favorablement cet auteur, nous croyons quand même pouvoir parler de l'origine de son nom, en raison de la célébrité de celui-ci’ (1782). Nous trouvons la formulation la plus adéquate | |
[pagina 52]
| |
J. de Wolf, ‘L'esprit de la raison’ (Université de l'Etat de Gand).
de cette dichotomie ininterrompue dans Den godelyken Philosoph (Le philosophe divin, 1778), un ouvrage moralisateur du poète gantois J. de Wolf (1748-?):
Spinoza en Rousseau, Bayl, Hobbes ryk van zinnen,
Collins, Maillet, Voltair' wil ik geen lof ontwinnen;
...
Indien zy van de reên [= rede] niet waeren afgeweken,
Geen gal, maer honig-vocht zou uyt hun schriften leken.
(A Spinoza et R., B., H., esprits éminents - C., M., V., je ne veux pas refuser mes éloges; s'ils n'avaient quitté les chemins de la raison, leurs oeuvres auraient un goût de miel et non de fiel). Cette fois-ci, ces vers ne formulent pas uniquement une opinion couramment admise à
Epilogue de ‘L'esprit de la raison’ (Université de l'Etat de Gand).
l'époque: ils traduisent une expérience éminemment personnelle vécue par l'auteur lui-même - un de ces cas rarissimes dans la littérature des Pays-Bas autrichiens où nous sommes en quelque sorte témoins des douloureux déchirements intérieurs qu'ont dû provoquer les nouvelles idées chez certains esprits de ce temps. L'année précédente, en 1777, l'abbé De Wolf, séjournant encore au séminaire de Gand, dans l'attente d'une nomination, avait fait paraître dans cette ville (et non à Amsterdam comme il est faussement indiqué dans l'ouvrage même) un opuscule anonyme (103 pages), tout aussi mystérieux que troublant, intitulé Den geest der reden (L'Esprit de la raison). La censure l'avait immédiatement frappé d'interdiction et la justice avait fait saisir les exemplaires non encore vendus. En vers et en prose, l'auteur, au nom de la raison, y règle ses comptes avec la foi et la religion. Les premiers vers ne laissent subsister aucun doute à ce sujet: | |
[pagina 53]
| |
Wilt u noyt aen't Geloof, maer aen de Reden geven,
Zeg my, wat is 't Geloof? 't is voor de droomen beven.
(Ne vous laissez jamais entraîner par la Foi. Ne vous fiez qu'à la Raison, - Dites-moi, qu'est-ce que la Foi? C'est avoir peur des rêves...) La révélation, le péché originel, la providence, l'immortalité de l'âme sont niés, les religions sont une création de l'homme peureux et ignorant, la théologie n'est qu'une science obscure. Il est vrai que l'auteur réfute, à la fin de son livre, les thèses antireligieuses précédemment développées, rétractant ainsi ce qu'il avait écrit. Toutefois, ces réfutations occupent une place assez restreinte (à peine 10% de la longueur totale du texte) et le ton en est inexpressif et fort impersonnel. Par ailleurs, la matière ‘hérétique’ est traitée avec trop de passion pour que l'ensemble puisse être considéré comme un simple exercice théorique d'apologétique. A n'en pas douter, cet ouvrage trahit une crise religieuse dont la profondeur est perceptible dans les vers tourmentés de la prière que l'auteur adresse à Dieu (Goddelyke Aenspraek). Il s'agit là d'une crise inspirée en partie par des motifs plutôt obscurs et personnels, tels que sa relation avec un de ses professeurs de théologie auquel il est déjà fait allusion dans le titre de l'ouvrage. Les sources de L'Esprit de la raison ne sont pas citées - seuls Hobbes et ‘Monsieur Volt.[aire]’ sont mentionnés une seule fois - mais elles doivent sans doute se trouver parmi les noms figurant dans les vers du Philosophe divin cités plus haut. Le reste de l'oeuvre de De Wolf - treize ouvrages et un certain nombre de poèmes de circonstance écrits en l'espace de trois ans, de 1778 à 1780 - est sans conteste parfaitement orthodoxe et n'encourut d'ailleurs à aucun moment les foudres des censeurs. En 1778, De Wolf envoie même un panégyrique à l'avocat gantois, C.J. Bonne, pour le féliciter d'avoir dénoncé dans son Discours Op de Dood van den beruchten Heer de Voltaire (Discours sur la mort du fameux seigneur de Voltaire, Gand, 1778) les errements du philosophe français tout juste décédé. Toutefois, les tensions, les hésitations persistent: Le Philosophe divin (qui intrigue déjà de par son titre!) reprend en fait les questions de L'Esprit de la raison mais cette fois-ci elles débouchent toutes sur la foi en Dieu. Le choix des mots, visiblement inspiré des Lumières - le mot ‘raison’ surgit sans cesse comme un véritable mot-clé - revêt un caractère quasi obsessionnel. Ici, on est à l'écoute de quelqu'un qui veut se convaincre lui-même, prouvant par là qu'en son for intérieur, il se sent si hésitant qu'il ne peut s'empêcher de formuler, véritable cri de détresse, le souhait de n'être pas né (‘Heureux et malheureux à la fois celui qui n'est pas né, car s'il n'existe pas, il ne connaît pas de soucis’). Et d'envier ensuite l'oiseau insouciant qui ‘n'a ni souci ni loi, mais vit selon son bon plaisir’. Il reste dans l'oeuvre de De Wolf bien des zones d'ombre, à l'image même de sa biographie qui, elle aussi, continue à susciter bon nombre de questions. Après avoir été, pendant quelques années, professeur au Collège royal de Gand, il remet sa démission et disparaît (en 1781) sans laisser de traces. Il y a eu pendant très longtemps des controverses à propos de la paternité de L'Esprit de la raison. Toutefois, l'allusion au nom De Wolf dans l'opuscule même, les échos recueillis dans les ouvrages ultérieurs et le témoignage indubitable de l'illustre contemporain Karel Broeckaert, ne permettent plus le moindre doute à ce sujet. Le chanoine S.M. Coninckx (1750-1839), originaire de St.-Trond, modèle de force tranquille et d'équilibre, constitue la parfaite antithèse de De Wolf. Il est l'auteur de psaumes finement versifiés, de fables et d'épigrammes. Au cours d'un voyage d'études à Rome, il observe, futur prêtre, les gens et les choses d'un oeil étonnamment critique. Il rencontre Lessing à Turin et tente d'y entrer en contact avec Beccaria. Il se montre partisan de la tolérance religieuse, de l'égalité sociale et de l'Etat républicain. A deux reprises, il parle de Voltaire. Dans les Saisons (Paris-Liège, 1784), inspirées de la poésie de Thomson, Saint-Lambert, Gessner et Delille, il présente en vers élogieux Voltaire dramaturge:
Et vous, génie heureux,...
...à qui le ciel en sa faveur dispense
| |
[pagina 54]
| |
J.B.C. Verlooy, ‘Essai sur la négligence de la langue maternelle dans les Pays-Bas’, p. 2 (Edition fac-similé. M. Nijhoff, Den Haag-Tjeenk Willink, Noordrijn).
D'une secrette ardeur la divine influence;
Que vos nobles talens ne cessent de briller
Dans ses Réflexions sur le dictionnaire historique de l'Edition de M. De Feller (ms., 1799), rédigées à cheval sur deux siècles, on retrouve un jugement nuancé, notamment à l'entrée Voltaire, où il note: ‘Tout ce qu'on a dit sur cet homme fameux est défiguré par l'esprit de parti... Voltaire a été un ennemi déclaré du christianisme mais sans contredit, l'auteur le plus universel qui ait jamais existé; un poëte agréable, un prosateur brillant, un grand tragique...’ La littérature des Pays-Bas du Sud du xviiie siècle nous offre encore une personnalité attachante et complexe: l'imprimeur C.M. Spanoghe (1758-1829) qui de poète religieux et moralisateur se mue en journaliste passionné et pamphlétaire, de penseur antivoltairien en esprit caustique, épris de liberté et violemment anticlérical. On ne voit pas très bien quels éléments ont joué un rôle prépondérant dans cette évolution. Toujours est-il que celle-ci a été intensifiée et accélérée par son adhésion inconditionnelle à l'empereur Joseph II, l'exposant ainsi à la vindicte des patriotes conservateurs, sortis vainqueurs de la Révolution brabançonne (1789-1790). Son livre Het Verlost Nederland (Les Pays-Bas délivrés, 1791) constitue à la fois le récit de ses expériences personnelles, une ‘chronique scandaleuse’ de la Révolution et un pamphlet s'inspirant des Lumières et dirigé contre le clergé, la superstition, l'ignorance, les faux miracles, la crédulité et les préjugés religieux. L'ouvrage comporte une traduction (adaptée à la situation spécifique des Pays-Bas du Sud) de l'Ode sur le fanatisme et de la Prière à Dieu, les deux textes étant extraits du Traité sur la Tolérance, oeuvre de ‘l'immortel Voltaire’. L'influence du philosophe français se retrouve également dans l'oeuvre des deux figures qui, au xviiie siècle, ont sans doute le plus contribué à l'éclosion du sentiment national face à la domination autrichienne. Il s'agit de l'avocat bruxellois J.B.C. Verlooy (1746-1797) et du Malinois W.F.G. Verhoeven (1738-1809). Le premier, un des principaux dirigeants de l'aile démocratique lors de la Révolution brabançonne (et, pendant la période française, quelque temps ‘maire’ de Bruxelles) écrivit, dans le cadre de cette révolution, son Verhandeling op d'onacht der moederlyke tael in de Nederlanden (Essai sur la négligence de la langue maternelle dans les Pays-Bas, 1788). Il s'agit d'un plaidoyer incisif, abondamment documenté, adressé aux Etats provinciaux, les exhortant à mener une politique linguistique et culturelle en faveur de la langue maternelle. Négligée par le pouvoir autrichien, celle-ci lui paraît la mieux apte à resserrer les liens patriotiques (‘band van vaderlanderschap’ [= nationalité]). Dès la deuxième page, apparaît le nom de Voltaire. Traitant dans un rapport adressé à P.F. de Neny, haut fonctionnaire autrichien, du rôle dévolu, dans un système d'enseignement rénové, à la langue maternelle (ms., 1780), Verhoeven se servira, à son tour, d'éléments pris dans l'introduction à l'Henriade comme autant d'arguments ad hominem lui permettant de défendre le néerlandais et de dénoncer l'usage - à ses yeux excessif - du français. | |
[pagina 55]
| |
La chanson populaire ‘Discussion morale au sujet de la conversion d'un théologien célèbre, Monsieur de Voltaire’, diffusée par D. van Han (Université de l'Etat de Gand).
Comment dès lors s'étonner que J.Fr. Willems, ‘le père du Mouvement flamand’, dans sa jeunesse grand admirateur de Voltaire si l'on en croit son fils, ait été amené à traduire en 1810, à l'âge de seize ans, une partie de la Bataille de Fontenoy? Mais nous venons ainsi de franchir les limites du xixe siècle, conscient de n'avoir pas tout dit sur le sujet. Il reste les pamphlets (un pamphlet pro-autrichien datant de la Révolution brabançonne s'intitule De Henriade), les almanachs (par exemple, une polémique parue dans des almanachs gantois en 1777 et en 1778), les chansons populaires, entre autres la Zedelyk disput, gemaekt op de Bekeeringe van eenen vermaerden Theologant Mynheer de Voltaire (Discussion morale au sujet de la conversion d'un théologien célèbre, Monsieur de Voltaire), diffusée par le chansonnier brugeois D. van Han et qui prouve, en dépit de la présentation peu correcte de la personnalité de Voltaire, à quel point le philosophe français était devenu légendaire. Il reste aussi les journaux: le Wekelyks Nieuws uit Loven (Nouvelles hebdomadaires de Louvain), par exemple, informe assez régulièrement sur Voltaire et, lorsque l'évêque d'Amiens jette l'anathème sur une nouvelle édition de ses oeuvres complètes, le rédacteur en chef fait remarquer: ‘Pour qu'une oeuvre se fasse désirer, il suffit de l'interdire’. Trop connu et répandu, l'oeuvre de Voltaire continuera à être lu. Mentionnons enfin les écrits dans le genre du Spectator. Antheunis, dont la traduction de La mort de César avait paru, comme feuilleton, dans De Vlaemschen Indicateur, devient plus tard le rédacteur en chef de la feuille gantoise De Protocole Jacobs (Le Protocole de Jacob, 1798-1800). Il a comme collaborateur P.J. Robyn, traducteur de Sémiramis, qui place Voltaire sur pied d'égalité avec les dramaturges grecs, Sénèque, Corneille et Vondel. Les deux auteurs-traducteurs sont membres de la chambre de rhétorique gantoise ‘De Fonteine’ et leurs pièces ont été représentées par leur chambre. Ainsi donc la boucle est bouclée: de retour chez les rhétoriqueurs et le théâtre de Voltaire, nous nous retrouvons au début de notre article. JOZEF SMEYERS Professeur ordinaire aux Facultés universitaires St.-Louis. Professeur extraordinaire aux Facultés universitaires St.-Aloysius. Adresse: Bruineveld 5, B-3200 Kessel-Lo. Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele. | |
Bibliographie:j. smeyers, Voltaire dans la littérature néerlandaise des Pays-Bas autrichiens, dans: Etudes sur le XVIIIe siècle, tome VI, Bruxelles, 1979, pp. 91-101. |
|