Un avant-gardiste néerlandais en France
Certains s'étonneront sans doute de voir paraître une édition française d'un auteur néerlandais dont ils n'ont jamais entendu le nom et qu'on ne peut trouver dans les histoires de la littérature néerlandaise. C'est le cas de Visions et naissances d'Hendrik Cramer.
Il n'est pas difficile d'expliquer sa méconnaissance: le seul livre à son nom portant le même titre que l'édition française (qui n'en est que partiellement la traduction) est paru en 1940, peu avant l'occupation et quatre ans avant la mort de Cramer, dans une édition bibliophile tirée à 300 exemplaires. Une autre oeuvre, il est vrai, le roman Op zee (Sur mer) avait vu le jour trente ans auparavant, en 1911, mais à compte d'auteur et sans mention de son nom. Par ailleurs, il publia seulement, fort rarement du reste, dans des revues, si l'on excepte les articles non signés qu'il écrivit en qualité de correspondant à New-York du Nieuwe Rotterdamsche Courant entre 1919 et 1923.
C'est seulement bien après la seconde guerre mondiale que Laurens Vancrevel commença à s'intéresser au personnage de Cramer. Ses recherches débouchèrent sur la parution en 1974, chez Meulenhoff, d'une deuxième édition entièrement revue et fortement augmentée de Visioen en Geboorte (Visions et naissances) qui reprenait également des documents iconographiques. Dans De Gids, il publia du Cramer et sur Cramer, édita en 1984, en édition bibliophile, Het lot van de kinderen van Lir (Le sort des enfants de Lir), une reconstruction écrite par Cramer en collaboration avec Arthur Adamov d'une vieille légende irlandaise qui fut publiée en 1938 dans le Mercure de France sans être parue auparavant en néerlandais; et il annonça une nouvelle édition de Op zee qui, à ma connaissance, n'a toujours pas vu le jour.
Visions et Naissances présente pour une bonne part, mais pas complètement, le même contenu que l'édition néerlandaise publiée en 1974, hélas sans les illustrations. L'édition a été réalisée par Odette et Alain Virmaux dans une autre composition et avec des textes d'accompagnement partiellement différents. Leurs études sur le mouvement surréaliste français les avait mis sur la trace de Cramer, ce qui explique ce subit intérêt français. Hormis par la qualité de l'oeuvre, celui-ci s'explique aussi par la biographie de l'auteur.
Hendrik Willem Egbert Cramer naquit à Utrecht en 1884. Conformément au désir de son père mais à contre-coeur, il embrassa la carrière militaire et parvint au grade de capitaine. Qu'il ait eu d'autres aspirations, le fait qu'il ait commencé à écrire poèmes et proses dès son temps de service en atteste déjà. Peut-être est-ce également son métier qui explique qu'il ait publié son roman Op zee, paru dans ces années-là, sans mentionner son nom. Ce qui est sûr, c'est qu'il opta en 1919 pour un autre destin. Il avait entre-temps épousé une pianiste, Miep Heiligers, dont il aurait deux enfants, un fils et une fille. Avec sa famille, il partit pour l'Amérique en qualité de journaliste correspondant du Nieuwe Rotterdamsche Courant.
A New-York, Cramer atterrit dans une colonie d'artistes et son ménage ne tarda pas à s'y briser. Sa femme retourna en Hollande avec les enfants. Il y publia quelques textes en prose dans le journal d'avant-garde, The Plowshare de Hervey White, qui les traduisit et les introduisit. Entre 1923 et 1927, il fit plusieurs voyages à Haïti, île qui exercerait sur lui une grande influence, en particulier par la mystérieuse attirance de la culture vaudou, comme en témoigne la série Récits de Haïti reprise dans Visioen en Geboorte et qui appartiennent à la partie la plus marquante de ses écrits.
Avec une amie, Vera Milanova, il retourna en 1927 en Europe: ils se fixèrent à Paris. Là aussi, Cramer entra en contact avec un monde d'artistes, de peintres et d'écrivains évoluant dans l'atmosphère du modernisme et du surréalisme. Il fréquenta des artistes comme Mondriaan, Van Doesburg, Hans Arp, Max Ernst et surtout Jozef Sima et des écrivains et poètes plus jeunes comme Georges Ribemont-Dessaignes, Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal, André Rolland de Renéville, Robert Desnos, Roger Vailland et surtout Arthur Adamov et Monny de Boully avec qui il nouerait une solide amitié.
Dans ce cercle, on lança, un an environ après son arrivée à Paris, la revue Le grand jeu. Dès le début, il y publia, bien qu'il ne fît pas partie de la rédaction et qu'il fût un personnage en marge. Néanmoins, celui qu'on appelait ‘le capitaine’ et qui était un conteur légendaire, jouissait d'une grande considération dans ce milieu, probablement aussi parce qu'il était plus âgé. Il est hors de doute qu'il était également un homme original, sans entraves et indépendant, un écrivain et un poète visionnaire, magique et hanté d'images surréalistes, car sa prose exhale elle aussi une intense puissance poétique. Ses oeuvres de ces années jusqu'à la seconde guerre mondiale parurent, outre dans Le grand jeu, dans les revues Cahiers du sud, cahiers jaunes et Le mercure de France.
Il ne retournait que de temps à autre aux Pays-Bas, encore étaitce pour de courts séjours. Vers 1933, il s'y lia d'amitié avec un avocat lettré, M. Ary Mout, et y apprit en 1939 à connaître Greshoff et Vestdijk qui le mirent en contact avec l'éditeur A.A.M. Stols, d'où s'ensuivit son unique publication néerlandaise reconnue. Il avait bien d'autres plans, mais les aléas de la guerre empêchèrent leur réalisation.
Cramer se remaria en 1940 avec Eleonore Dechartre. Ils vécurent les premières années de guerre à Cassis dans le sud de la France, mais en 1944, désireux d'oeuvrer pour la résistance, ils gagnèrent Paris. Ils ne tardèrent