nos jours? L'humaniste y présentait, sur le modèle du dialogue de Boèce et dans la tradition du stoïcisme, une réflexion fortement charpentée sur la constance à observer devant les vicissitudes de la vie publique et les calamités de la société de son temps. Il y avait, en effet, de quoi se troubler. Lipse lui-même fait allusion à la Saint-Barthélemy (23/24 août 1572), dont la violence aveugle et l'arbitraire choquèrent tant les esprits cultivés. Et n'oublions pas que la terre natale de Juste Lipse, les Pays-Bas méridionaux, fut des décennies durant un théâtre de guerres, de cruautés, de revers de fortune. Il n'en est pas moins déconcertant de voir avec quelle célérité ce chantre de la constance retourne sa veste en saupoudrant lui-même son texte de quelques références chrétiennes dès qu'on lui reproche son inspiration antique.
Un colloque international tenu à Bruxelles s'est efforcé d'y voir clair, en faisant le point des recherches lipsiennes. Distinguons trois figures de Juste Lipse: le savant philologue, le philosophe politique et l'homme. En tant que philologue, Lipse fut sans conteste une des grandes lumières de son temps: ‘l'homme le plus savant qui nous reste’, aux dires de Montaigne. Dans le petit monde des intellectuels européens, la République des Lettres, Lipse fut avec Scaliger et Casaubon de ces épistoliers influents dont on s'arracha les lettres et les faveurs: sa correspondance conservée comprend 4330 lettres... Ses éditions de Tacite et de Sénèque ont longtemps résisté à l'usure du temps. Latiniste brillant, il put successivement enseigner dans l'université luthérienne de Iéna, l'académie réformée de Leyde, puis, après sa réconciliation spectaculaire avec le catholicisme en 1591, dans l'alma mater de Louvain. Cependant, le catholicisme avait évolué depuis l'époque d'Érasme et posait de nouveaux défis aux intellectuels. Celui qu'embrassa Juste Lipse était une religion militante et épurée, marquée
P.P. Rubens, ‘Juste Lipse (1547-1606)’, Anvers, Musée Plantin-Moretus
par les débuts de la Contre-Réforme. En choisissant le camp des jésuites et d'une piété mariale exubérante, Lipse confessa sa foi en cette Église régénérée qui cherchait une nouvelle symbiose avec la société civile.
Dès avant sa conversion, la philosophie politique de Lipse pose les jalons de cette symbiose. Dans la somme La Politique (1589), qui - peut-être en raison même de son caractère éclectique - eut une immense influence parmi les intellectuels de l'Europe entière, il posa le principe qu'il ne fallait pas plus ‘qu'une seule religion dans l'État’, à imposer, au besoin, à l'aide du bûcher (IV, 2). Quoique ce principe fût assorti de l'exigence d'une liberté de conscience individuelle, c'était prendre à rebrousse-poil les libéraux de la Hollande où il enseignait alors. ‘Il joue au Machiavel’, s'écria Coornhert, intellectuel influent. Et, de fait, Lipse était assez tenté par les idées de l'Italien, tout en s'appuyant sur Thomas d'Aquin et Jean Bodin. Echaudé par les guerres politiques et religieuses et par les disputes interminables des théologiens, il choisit le camp de l'ordre. La stabilité de l'État et la légitimité du souverain dominent sa pensée et orientent ses choix religieux. Il se prononce pour un régime monarchique, modéré par une aristocratie cultivée.
Idéal humaniste de toujours, ce dernier trait - mais les temps avaient changé. Il y a comme un décalage entre les idéaux de Juste Lipse et les choix que lui imposa la société. Hormis les cercles d'intellectuels ou de spirituels, en voie de marginalisation dans l'Église comme dans l'État, l'irénisme n'était plus guère de mise au tournant du siècle. Après un siècle de luttes, de disputes, d'indécision, l'Europe prenait position en se dotant de frontières claires, de nouvelles idéologies politiques, d'orthodoxies religieuses. Dans ce contexte, le caractère de l'homme Juste Lipse ne lui facilita pas la vie. Tout en étant un grand savant, il fut un homme indécis, opportuniste, cachottier. Et il s'estimait bien supérieur au vulgaire, qu'il méprisait. Certes, nous ne croyons plus qu'il ‘fût [toute sa vie] papiste dans l'âme et toujours attaché de coeur à la religion catholique’, comme on le pensait naguère, mais ce caméléon spirituel n'en devient pas pour autant plus sympathique. Toutefois, faut-il aimer un homme pour admirer son oeuvre et reconnaître son influence? D'autres caractères ont perdu, depuis quelques décennies, leur auréole: Érasme, Luther, Rembrandt. Et pourtant, leur oeuvre résiste. Elle en devient même plus étonnante encore.
Willem Frijhoff
aloïs gerlo (éd.), Juste Lipse (1547-1606). Colloque international tenu en mars 1987 ([Université Libre de Bruxelles, Travaux de l'Institut Interuniversitaire pour l'étude de la Renaissance et de l'Humanisme, IX], Bruxelles: University Press, 1988, 165 p.