Marguerite Yourcenar (1903-1988) (Photo Pieter Boersma)
barons et baronnes, marquis et marquises constituent son entourage quotidien, tant au Mont-Noir qu'à Scheveningue ou à Paris. Parmi eux se détache une figure de choix, Jeanne de Reval, une Hollandaise parlant français, née Jeanne Van T., épouse d'un baron balte, compositeur de son état, Egon de Reval. Pas moins de quatre chapitres sont consacrés à cette femme d'exception. Le récit de cette vie passablement bouleversée compte d'après moi parmi les meilleurs textes ‘romanesques’ de l'auteur! Tout y est: figures d'exception - un compositeur russe, d'une fringale homosexuelle peu commune, et une femme d'une force de caractère à toute épreuve - événements dramatiques sinon tragiques, telle la longue descente d'Egon dans les gouffres de la sensualité débouchant sur le ‘scandale’ de Rome. C'est de cette Jeanne - qui a été la maîtresse de Michel - que Marguerite se dit la fille: ‘J'étais davantage la fille de Jeanne, de celle qui s'était promis de veiller sur moi dès ma naissance, et que Michel, en dépit de toutes ses rancoeurs, n'avait cessé de me proposer comme une image parfaite de la femme’. Marguerite lui doit son sens de la vérité, sa liberté d'esprit et son acceptation de tout ce qui vient de la chair: ‘Rien de ce qui est du corps ne me répugne’. On comprend mieux ainsi les intermittences des sens qui ont porté l'auteur tantôt vers des femmes tantôt vers des hommes.
A côté d'elle, c'est Michel, son père, qui reçoit le plus d'attention. Il orienta les lectures (tous les classiques français et la plupart des anglais) et la formation artistique (les grands musées d'Europe) de sa fille. Marguerite lui doit sa culture universelle, son érudition sans faille, son goût des voyages et des aventures, son dédain de la facilité, son mépris de l'argent. Elle lui reprocherait seulement un rien d'indolence devant la vie, qui l'entraîna parfois dans des situations inconfortables (voir la trouble histoire dont le sauva le fameux abbé Lemire).
Du côté des paysages, le Mont-Noir d'abord: ‘Je revois surtout des plantes et des bêtes, plus secondairement des jouets, des jeux et des rites, plus vaguement et comme à l'arrière-plan des personnes’. On aura noté l'ordre de ses préférences (enfantines?). Marguerite prétend que, connaissant les gens du château, elle connaît le peuple aussi bien que quiconque. Mais les domestiques auraient-ils été aussi ‘spontanés’ à l'égard de la fille du château qu'elle le croit? Le plan des rites est occupé surtout par cette ‘mythologie (catholique) encore vivante’ en Flandre française: ‘curieux mélange de la sensualité qui s'ignore, de la pitié, du sens du sacré’.
Quant à Scheveningue, aux Pays-Bas, sa ‘plage est restée pour moi l'archétype de toutes les plages du Nord’. Auprès d'elle, la Méditerranée n'est rien: ‘On n'a pas avec cette grande eau presque toujours immobile, secouée seulement de temps en temps de courtes colères, cette intimité née des marées montantes et descendantes, avec leurs coquillages laissés sur la plage et dans les flaques les crevettes translucides, avec cette vague qui se prosterne, explose et finalement s'aplatit, en festonnant un instant le sable humide d'une dentelle d'écume’. A l'arrièreplan, on trouve la famille Van T. et son petit cercle de gens biennés, qui pratiquent un ‘français décanté parlé depuis le xviiie siècle par les bonnes familles’. Marguerite doit à ses séjours en Hollande une idée de caractère de la race, marquée par ‘la violence toujours latente sous la placidité du Nord’ et, plus tard, une connaissance des romanciers, essayistes et poètes ‘secrets comme tous ceux qui s'expriment dans des langues peu connues hors de leurs frontières’.
Et la Belgique? Pour les Flamands du Nord, le groupe ridiculisé était les Flamands de Belgique, ‘les Belches (appelés ainsi à cause de leur accent)’. Que la mère de Marguerite eût été belge importait peu, ‘puisqu'elle ignorait le flamand’! Pour le reste, la Belgique, avec ses minuscules agglomérations, mi-villes, mi-villages, est essentiellement un pays bourgeois. De toute façon, la vente du Mont-Noir et la guerre de 1914-1918 ont éliminé ‘pour nous la Belgique comme si elle n'avait jamais existé’.
Concluons que le décor qui a marqué vraiment la petite fille, c'est le décor parisien: c'est là qu'elle est née au monde. On le savait, ne fût-ce que par ses oeuvres, mais voilà le fait confirmé par l'auteur elle-même.