Septentrion. Jaargang 18
(1989)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Desiderius Erasmus (1469-1536).
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Erasme de Rotterdam, savant et éducateurErasme de Rotterdam mourut à Bâle dans la nuit du 11 au 12 juillet 1536. Le 450e anniversaire de sa mort, célébré en 1986, a permis de retrouver la grande figure du célèbre humaniste, de mesurer la pérennité de son oeuvre et de vérifier la permanence des valeurs qu'il a prônées dans ses écrits et, plus encore, dans le concret de sa vie. Des valeurs qui dépassent les frontières: respect de l'homme, tolérance, oecuménicité, pacifisme. Toutefois, les traits quasi mythiques que prend la figure d'Erasme sous la plume de maint auteur actuel nous autorisent à poser la question de savoir si cet Erasme humaniste et européen, défenseur des droits de l'homme, n'est pas en grande partie un héros que nous nous construisons pour le besoin de nos causes. En effet, loin d'être un penseur, un intellectuel tel que nous le définissons aujourd'hui, l'Erasme de l'histoire était un travailleur de textes, un érudit, un savant au sens propre du terme, voire un activiste de la parole. La figure historique d'Erasme présente de nombreuses facettes, mais nous la saisirons au plus près sous sa double appellation de savant et d'éducateur. C'est son immense oeuvre savante qui constitue son principal héritage. Il a d'ailleurs lui-même constamment apporté des corrections et des perfections, précisément en vue de l'image que l'on garderait de lui. Il se voulut lui-même avant tout un scientifique accompli, exemplaire et parfait, faisant oeuvre d'avenir. Toutefois, c'est son oeuvre pédagogique, fondée sur sa propre expérience de pédagogue au service de grands seigneurs comme Lord Mountjoy ou d'universités comme Louvain, qui a le plus efficacement perpétué son influence concrète et historique. Son petit manuel de Civilité (1530), de bonnes manières, destiné aux jeunes gens, fait partie des ouvrages les plus souvent réimprimés à l'époque moderne. Son recueil de Colloques (1518) fut peut-être l'ouvrage scolaire le plus influent et le plus universellement européen de l'Ancien Régime. De façon moins directe, ses Adages (1500) demeurèrent longtemps un puits de savoir scolaire, tout comme son manuel du parfait enseignant (De ratione studii, 1514) a inspiré des générations de maîtres. Par son traité sur l'Education du Prince (1516) enfin, Erasme s'est taillé une place d'honneur parmi les éducateurs modernes. Etre savant et éducateur: est-ce cela son originalité? Ou était-ce justement sa façon d'être solidaire de son époque, de s'enraciner dans la société de son temps et de répondre à ses questions, à ses demandes, à ses désirs? Erasme naquit, grandit et vécut dans un monde en plein bouleversement éducatif et scientifique. L'on pourrait analyser ces bouleversements, cette mutation, sous trois angles: un bouleversement dans les objectifs et les idéaux éducatifs; un bouleversement dans les structures éducatives et les institutions de la science; un bouleversement dans les moyens d'éducation et de divulgation scientifique. Parlons tout d'abord du bouleversement dans les objectifs et les idéaux éducatifs. Du point de vue de l'éducation, le passage du monde médiéval au monde moderne se caractérise par le transfert du pouvoir éducatif, qui passe de l'Eglise à la société civile, et par la mutation de la clientèle scolaire: plus que d'ecclésiastiques, elle se compose désormais de laïcs. De l'Eglise, l'éducation passe donc graduellement aux mains des Etats et des municipalités. Si l'Eglise continue de fournir l'essentiel des éducateurs - n'oublions pas qu'Erasme luimême était religieux de Saint-Augustin et prêtre -, les décisions en matière éducative sont | |
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de plus en plus souvent prises par les pouvoirs civils, qui deviennent les premiers demandeurs d'éducation tout en formulant des exigences propres. Au haut et même encore au bas Moyen Age, l'université avait été essentiellement une affaire de clercs tonsurés et de religieux: le premier état n'avait-il pas, dans le schéma tripartite de l'idéologie politique médiévale brillamment analysé par Georges Duby, reçu la fonction intellectuelle et donc le devoir de promouvoir sciences et éducation? A l'époque d'Erasme, ces prérogatives passent peu à peu aux princes, aux gouvernants des Etats et des cités. Ceux-ci ne se contentent plus d'être riches mais rustres, ils réclament désormais une part active à la culture intellectuelle et formulent un nouvel idéal d'homme: celui de l'homme bien formé, mû par une éthique, un sens de la justice qui se fonde sur l'examen oculaire des textes sacrés, et par une piété (pietas) qui permette d'appliquer dans le concret de la vie quotidienne les préceptes découverts dans ces sources. La conscience aiguë que manifeste Erasme à l'égard de ces nouvelles exigences tient bien évidemment pour une large part au fait qu'il reçut sa propre formation dans une région d'Europe qui fut un des noyaux mêmes de cette mutation. Les Pays-Bas, et en particulier la province de Hollande, constituaient alors une région en plein essor, portant même quelque ombrage aux puissantes provinces voisines de Flandre et de Brabant. Sans être une métropole, le Rotterdam natal d'Erasme n'était pas pour autant une bourgade crottée: la ville, ancien port de pêche, jouissait alors d'un essor commercial dont témoigne encore la majestueuse église Saint-Laurent. Autrement dit, Erasme grandit et acquit ses facultés intellectuelles, son mode de pensée, ses catégories de raisonnement, bref, tout cet ensemble que le sociologue français
Page de titre des ‘Adages’ imprimée par H. Froben à Bâle en 1536 (photo Bibliothèque municipale, Rotterdam).
Pierre Bourdieu a pu appeler ‘l'habitus mental’, dans quelques villes de trois ou quatre provinces néerlandaises prospères: Rotterdam, Gouda, Deventer, Bois-le-Duc, peut-être Utrecht. C'est le fait urbain qui domine sa vie, en particulier au cours de ses années de mûrissement psychologique et de formation mentale. Hors la ville, il n'y a pour lui guère que des rustres, des gens littéralement incultes, sans culture. Or, en s'agrandissant, ces villes, dont l'Europe de son temps était parsemée, devenaient plus complexes, plus difficiles à gérer, exigeant pour leur bon fonctionnement un partage des rôles. Il en était de même pour les gouvernements des provinces et des Etats. Le prince ne pouvait plus se contenter des conseils bien intentionnés prodigués par ses compagnons d'armes ou par les ecclésiastiques de son entourage. Dorénavant il lui fallait des légistes professionnels et des fonctionnaires instruits au minimum dans les arts triviaux du raisonnement, de la dialectique, de la rhétorique: ces arts précisément qui façonnaient l'habitus mental en inculquant l'art d'aborder et de résoudre les problèmes. Ainsi l'administration des cités | |
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Les mains d'Erasme, par Hans Holbein le Jeune, 1523 (Musée du Louvre, Paris).
et des Etats se profile peu à peu comme une affaire de culture. Le bon sens pratique ne suffit plus, il faut être instruit dans les principes, la théorie des arts et du droit. Toutes les couches sociales qui rivalisent pour partager le pouvoir - le tiers état, mais aussi la noblesse - en prennent progressivement conscience: elles investissent écoles et universités ou engagent des précepteurs pour leurs enfants, au grand soulagement de nombreux humanistes de basse extraction qui n'avaient pas de rentes pour vivre, Erasme lui-même compris. Dans le Nord de l'Europe, où le droit pratiqué était normalement le droit coutumier d'origine germanique, le mouvement vers le droit écrit, codifié, était en fait un mouvement vers le droit romain. Ce mouvement, outre qu'il exigeait des magistrats désormais une culture latine que le droit coutumier en langue vulgaire n'avait pas impliquée, signifiait en même temps un immense retour aux sources de l'Antiquité tardive et du haut Moyen Age. Voilà donc comment arrivent de toutes parts ce que nous appellerions aujourd'hui des flux de demandes d'éducation. Une demande scolaire de maîtres, de textes, de livres d'une qualité toujours meilleure et répondant à des critères valables au-delà des frontières des Etats. Autrement dit, une demande de ‘savoir’. D'où le souci d'Erasme de fournir des textes scientifiquement irréprochables de toutes les autorités qui se trouvaient aux sources du savoir chrétien: saint Paul, Origène, saint Jérôme, saint Augustin et bien d'autres. D'autre part, on assiste à une demande d'éducation informelle, d'amélioration du niveau de culture générale et de savoirfaire, en fonction des exigences sociales formulées par les nouvelles élites. Le sociologue Norbert Elias a analysé cette dernière demande dans la perspective de ce qu'il appelle le ‘processus civilisateur’. Dès le bas Moyen Age, le souverain entreprend la domestication de la noblesse guerrière, qu'il emprisonne patiemment dans un nouveau système de rivalité, cette fois-ci non violent: c'est l'étiquette de la société de cour. Dans ce nouveau système, ce n'est pas la force exprimée qui prévaut, mais la force retenue, la maîtrise de soi traduite dans le code social de la bienséance. La diffusion de ce système dans les nouvelles élites qui, aspirant au partage du pouvoir, sont forcées d'adopter les valeurs et les modes de comportement des puissants en place, imprègne des couches toujours plus larges de la société de cette civilisation du paraître et de la maîtrise de soi. Là encore, Erasme fait figure de maître d'oeuvre avec son petit livre de civilité qui apprend aux enfants, sous la forme la plus concrète possible, comment se tenir en société: Avoir la morve au nez, c'est le fait d'un homme malpropre; on a reproché ce défaut à Socrate le philosophe. Se moucher avec son bonnet ou avec un pan de son habit est d'un paysan; sur le bras ou sur le coude, d'un marchand de | |
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salaisons. Il n'est pas beaucoup plus propre de se moucher dans sa main pour l'essuyer ensuite sur ses vêtements. Il est plus décent de se servir d'un mouchoir, en se détournant, s'il y a là quelque personne honorableGa naar eind(1). L'on voit bien à cet exemple concret comment procède Erasme, aidé par son habitus dialectique: il dénonce la pratique des rustres, pour l'opposer ensuite aux usages de la société des gens de qualité. A l'aide d'exemples puisés dans les sources de l'Antiquité, il éduque ainsi en opposant la mauvaise conduite à la bonne. Surtout, il colle chaque type de comportement sur un groupe social précis: ainsi l'élève aura de bonnes raisons pour rejeter, avec ce groupe social, la conduite qui le caractérise. Par ricochet, cela assurera la cohésion du groupe auquel il va s'assimiler et accroîtra son ardeur à convaincre les autres. Erasme inaugure donc, par ses écrits, l'offensive civilisatrice des élites bourgeoises en direction du ‘peuple’, qui, dans les Pays-Bas, se manifeste ouvertement dès les débuts de l'époque moderne. Dernière conséquence de ce besoin accru de culture dans les couches bourgeoises de la société: le constat d'une plus grande mobilité. Des groupes de plus en plus nombreux de jeunes gens entreprennent vers les écoles, les universités et les hauts lieux de culture des voyages lointains, aventureux et souvent pénibles. Il n'est que de lire le journal des jeunes frères Platter, de cette même ville de Bâle où Erasme mourra, pour s'en rendre compte de manière extrêmement vivante. En voyageant, ces jeunes gens élargissent leur horizon, enrichissent leur vision du monde, se font complices d'une culture laïque qui commence à concurrencer sérieusement la culture de l'Eglise. Bref, ils jettent les bases d'un réseau supranational de bourgeois riches et cultivés qui constituera la condition même de la réussite de l'humanisme en tant que mouvement européen. Comme ses milliers de lettres en témoignent quasiment à chaque page, Erasme fut lui-même un des principaux artisans et bénéficiaires de ce réseau. Un deuxième bouleversement à la charnière du Moyen Age et de l'époque moderne découle en grande partie du premier. C'est le bouleversement
Ecriture d'Erasme avec autocaricature.
des structures éducatives et scientifiques. Aux xve et xvie siècles, les créations d'universités se multiplient, souvent sous l'impulsion des souverains ou des municipalités. Plus importante que cette augmentation des nombres, une double mutation d'ordre plus qualitatif est à souligner. En marge des universités anciennes, de nouveaux centres d'enseignement naissent, les Collèges Trilingues: celui de Louvain (1517), par exemple, qu'Erasme lui-même a contribué à ériger, mais tout aussi bien le Collège Royal de Paris (1529-30), l'actuel Collège de France. Les étudiants y étaient surtout formés au maniement actif des trois langues classiques: le latin, le grec et l'hébreu. L'on aurait bien tort d'y voir des institutions en marge du monde de leur temps. Bien au contraire, c'était ce qu'il y avait de plus pratique et de plus actuel pour la science. Ces trois langues classiques constituaient alors les clés du savoir, puisqu'elles permettaient de restituer les manuscrits, textes et traductions, corrompus par l'ignorance barbare du Moyen Age, dans leur vérité originelle et première. Elles permet- | |
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taient de remonter aux textes originaux les plus anciens et de les reconstituer dans leur pureté ancienne; d'accéder, par conséquent, au fonds du vrai savoir, loin de la corruption du temps; bref, de faire oeuvre d'avenir en jetant les bases des sciences futures. De là le caractère pionnier du travail infatigable des humanistes pour collationner manuscrits et éditions - travail devenu sans intérêt pour nous, qui avons l'habitude de textes corrects et immédiatement vérifiables. Erasme a consacré le plus clair de sa vie à ce travail philologique. Il nous en reste d'énormes volumes remplis de milliers de pages de textes anciens, d'annotations, de commentaires. Il est vrai que, dans son ardeur, dans sa peur d'être rattrapé par un collègue et sa véritable psychose du travail, il n'a pas toujours pris le temps de travailler aussi bien qu'il aurait pu. Mais plus qu'aucun autre humaniste, Erasme s'est inspiré de ce labeur philologique pour dessiner une oeuvre éducatrice tous azimuts et tirer les conséquences pratiques de son travail de savant. C'est cette conjonction réussie entre l'éducation pratique et la science qui constitue sa véritable originalité dans le monde des érudits de son temps. Deuxième mutation en profondeur: la nouvelle exigence d'une culture scolaire à portée des patriciens des villes et adaptée à leur niveau conduit au surgissement d'un réseau de plus en plus important d'écoles urbaines - essaimant à partir de ces régions précisément où l'essor des élites urbaines avec leur culture laïque était le plus marqué et où les universités faisaient le plus cruellement défaut: les Pays-Bas septentrionaux. Ce n'est pas un hasard si, à la fin du xive et au début du xve siècle, l'actuelle école secondaire naît à Zwolle et à Deventer, sous des maîtres diplômés de l'université, mais bientôt autonomes. Le souci que manifestent les autorités laïques d'assurer à leurs fils une bonne éducation et une bonne culture, conduit les municipalités à multiplier ces écoles urbaines qui peu à peu grignotent les facultés des arts des universités: le trivium (la section des langues, de la rhétorique, du raisonnement, du discours) échappe aux universités et devient l'apanage des collèges urbains. Erasme en fréquentera plusieurs: Gouda, Deventer, Bois-le-Duc. De bons collèges modernes, où l'enseignement était excellent, contrairement à ce que prétendit Erasme qui cherchait toujours un peu querelle à ceux auxquels il devait quelque chose. C'est dans ces écoles qu'il travailla son paysage mental et acquit son habitus intellectuel, tourné vers l'étude des textes et vers cette piété pratique qui caractérisait le pays de la Dévotion moderne. La culture de base qu'il y reçut demeurera toujours la sienne. Elle se référait aux auteurs de l'Antiquité païenne, mais surtout chrétienne. L'horizon d'Erasme n'ira guère au-delà. C'est l'humanisme chrétien caractéristique des Pays-Bas qui sera son idéal, non point l'humanisme paganisant de ses prédécesseurs italiens. La multiplication des écoles urbaines sera précisément un des facteurs décisifs d'un troisième bouleversement, celui des moyens d'éducation et de divulgation scientifique. L'augmentation exponentielle du nombre des écoles et des élèves (plus d'un millier dans des collèges comme ceux de Deventer, Alkmaar ou Bois-le-Duc) posa de façon aiguë le problème du matériau scolaire et en particulier des livres de textes. Ce problème n'a pas été sans interférence avec l'avancée simultanée de l'imprimerie. Le développement des techniques d'imprimerie, en particulier de l'impression par lettres mobiles, peu avant l'époque de la naissance d'Erasme, jeta rapidement sur le marché des textes scolaires en grand nombre. Les deux grands avantages du texte imprimé étaient sa libre diffusion et surtout la standardisation qu'il permit au texte manuscrit, qui avait été facile à corrompre par les péripéties de la transcription toujours renouvelée ou de la transmission orale. En revanche, le livre imprimé permit tout d'abord une certaine forme d'autodidaxie: la culture et l'éducation étaient désormais à portée de chacun, même vivant loin de toute école ou maître. D'autre part, l'on pouvait maintenant par retouches successives arriver à un texte parfait et égal pour tous. Culture et savoir ne dépendaient plus du seul maître, mais pouvaient se référer à une sorte d'étalon ‘objectif’, qui était la vérité du verbe imprimé. Erasme entre de plain-pied dans cette évolution et il y participe de tous les ressorts de son corps et de son esprit. Saisi d'une véritable frénésie du texte authentique, il publie livre sur livre sans toujours | |
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Extrait de l'‘Eloge de la Folie’ (1515) avec des dessins en marge de Hans et Ambrosius Holbein (Bibliothèque municipale, Rotterdam).
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prendre le temps d'achever le fond de sa pensée ou de bien fignoler ses commentaires, mais en apportant amélioration sur amélioration dans les éditions successives. La devise contemporaine ‘publish or perish’ aurait pu être la sienne: celui qui voulait compter dans le réseau des lettrés, devait se faire imprimer. L'ambition inavouée mais indiscutable d'Erasme était d'être le premier de tous les lettrés: il fallait donc qu'il publie, sans relâche, beaucoup et vite. Editions de textes, manuels, écrits d'occasion, lettres. Mais au-delà de cette hâte, propre à beaucoup de ses contemporains humanistes, Erasme pouvait justifier son souci du bon texte imprimé par son utilité didactique. Chaque texte lu devait permettre de faire un pas de plus vers un bon comportement. Le rôle joué par Erasme dans ces grands bouleversements était imbriqué dans l'histoire, tout en la dépassant par le caractère exemplaire de son action. Aussi, peu de ses écrits ont-ils résisté à l'usure du temps. Son oeuvre scientifique est dépassée ou devenue illisible. Restent ses textes caustiques, tels que l'Eloge de la Folie, la Plainte de la Paix, les Colloques, son manuel de civilité, quelques centaines de lettres, en tout et pour tout un seul fort volume parmi au moins une dizaine d'autres. Mais je défendrais volontiers la thèse selon laquelle l'importance d'Erasme pour nous, et pour les temps à venir, réside beaucoup moins en la substance de ce qu'il voulait dire par ses paroles qu'en la manière dont il en usait. Toute sa vie tourna autour des mots, en quelque forme, de quelque sens et de quelque ordre qu'ils fussent. Frénétiquement, il faisait sortir les mots de sa plume et nous ne connaissons guère d'autre image de lui que la plume dans une main, l'encrier dans l'autre. Du fond de son existence, Erasme croyait en la vertu, au pouvoir de la parole. Pour lui, la parole fournit le savoir, forme la culture, jette un pont entre les hommes. Parler, c'est par la force des choses éduquer. Et éduquer, c'est parler, sortir l'enfant informe de la nuit sans paroles vers la lumière du langage, du contact, de la relation avec d'autres hommes. Faire parler, c'est faire participer à une culture. Faire ‘bien’ parler, c'est sortir du désordre de la barbarie et amener à la plénitude de la civilisation qui est, pour Erasme, la civilisation du Verbe: le verbe des hommes, mais tout autant le verbe divin qui opère en nous. Qu'il soit humain ou divin, le verbe nous active, il nous conduit à l'action, à la vertu. C'est précisément en raison de cette activité créatrice de la parole qu'Erasme croit profondément en la perfectibilité de l'homme et de la société tout entière. Il n'existe pas, pour lui, une hiérarchie sociale donnée de droit divin, même s'il est assez réaliste pour reconnaître que tous les hommes ne naissent pas égaux. Mais ils ont tous les mêmes droits devant Dieu et devraient, par conséquent, avoir les mêmes chances. L'instrument pour réaliser cette égalité des chances, c'est la parole. Exploitons donc la parole à cette fin, en multipliant les contacts avec les autres, en tissant une toile de plus en plus dense de relations qui empêchera à qui que ce soit de dominer les autres en s'isolant, en accaparant la parole à son seul profit. Tel est le message qui rayonne de la vie et de la personne d'Erasme. Il demeure on ne peut plus actuel.
WILLEM FRIJHOFF
Professeur d'histoire culturelle à l'Université Erasme de Rotterdam. Adresse: Jan van Ghestellaan 25, NL-3054 CE Rotterdam. | |
Bibliographie:- j. huizinga, Erasme. Préface de Lucien Febvre, Gallimard, Paris, 1955. - j.-c. margolin, Erasme par lui-même (coll. Ecrivains de toujours), Ed. du Seuil, Paris, 1965. - Erasme ou le christianisme critique. Présentation, choix de textes, bibliographie par P. Mesnard (coll. Philosophes de tous les temps), Seghers, Paris, 1969. - l.-e. halkin, Erasme et l'humanisme chrétien (coll. Classiques du xxe siècle), Ed. universitaires, Paris, 1969. - La réédition de la traduction ancienne d'Erasme, La civilité puérile. Présentation par Philippe Ariès, Ramsay, Paris, 1977. - l.-e. halkin, Erasme, Ed. Fayard, Paris, 1988. |