Septentrion. Jaargang 15
(1986)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermdThéâtreDeux adaptations récentes d'OEdipe par Hugo ClausHugo Claus (oBruges, 1929), qui reçut pour son roman Het verdriet van België (titre français: Le chagrin des Belges) son sixième prix national de littérature, est un maître de la transposition et de l'adaptation du matériau narratif que nous a légué l'Antiquité. Toute son oeuvre, poèmes, romans ou pièces de théâtre, est pétrie de références aux figures, images et structures de la mythologie classique. Allusions voilées ou simple jeu parfois, le mythe fournit en de nombreux cas, et principalement dans son théâtre, la matière même de l'oeuvre. Claus ne s'embarrasse pas d'un pieux respect lorsqu'il aborde un mythe. On pourrait dire qu'il les ‘consomme’ dans son travail. Sa rencontre la plus récente avec le mythe grec concerne - de nouveau - OEdipe. Paul Claes, dans son excellente étude sur Hugo Claus et l'AntiquitéGa naar eind(1), met très clairement en évidence comment l'axe central de l'oeuvre de celui-ci est constitué par le thème oedipien du meurtre et de l'inceste. En 1971 eut lieu à Rotterdam la première de sa version d'OEdipe. C'était une adaptation d'après Sénèque. En 1984, Claus remania sa propre pièce et lui donna le titre de Blindeman (L'aveugle). En néerlandais le mot ‘blindeman’ renvoie, entre autres allusions à celui qui porte le bandeau dans le jeu de colin-maillard. Et de ce fait cela devient une interprétation populaire du héros tragique qui, se découvrant luimême, se crève les yeux. Claus écrivit Blindeman pour le Nederlands Toneel Gent (NTG - Théâtre néerlandais de Gand), et réalisa également la mise en scène. Il situa la pièce en pays gantois et la fit naturellement jouer en dialecte, avec beaucoup de jeux de rimes grossiers et expressifs. En poussant la relativisation à l'extrême, il ridiculise d'une part le mythe, mais tente d'autre part de donner en même temps à l'histoire d'OEdipe une nouvelle dimension à la fois universelle et ancrée dans le monde contemporain. Bien qu'il n'ait pas tout à fait réussi à atteindre son but qui était de ‘faire de ce Blindeman l'OEdipe des années 80’, on peut cependant parler ici d'une mise en scène digne de remarque. Mais il faut alors la voir comme un effort pour donner plus de relief à la version de 1971 et en renouveler l'imaginaire. Dans la première interprétation, le choeur était composé d'un groupe frappé par les premiers symptômes de la peste. Dans Blindeman, Claus a transposé cette image apocalyptique dans l'horreur d'un hiver post-nucléaire. Les
Julien Schoenaerts (OEdipe) dans ‘OEdipe à Colone’ adapté par Hugo Claus.
dix personnages, contaminés et aux allures de spectre, escaladent une scène ressemblant à un hautrelief profondément entaillé: grisaille d'un amas de décombres anthracite, calciné par une explosion atomique et réduit à une structure pétrifiée, percée de crevasses. La gravité de la situation est cependant largement tournée en dérision, car chacun retombe dans sa propre petite histoire qui prend sur ce fond de chaos total des proportions ridicules, voire infantiles. Dans la première version déjà, l'histoire d'OEdipe se déroulait comme une sorte de cauchemar, repris continuellement par le choeur lui-même (le peuple) mû par son sentiment de culpabilité face au meurtre de Laïus, père d'OEdipe. Alors déjà Claus faisait raconter et jouer l'histoire d'OEdipe par le choeur. Le rôle de celui-ci s'est trouvé développé et approfondi dans Blindeman. Ce qui n'était qu'un simple procédé théâtral pour représenter de manière personnelle ce mythe, est devenu maintenant un élément constitutif de la pièce. La fable théâtrale elle-même s'est muée, et | |
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de façon plus affirmée, en l'histoire d'un groupe de survivants d'une guerre nucléaire. Ceci implique qu'il se produise dans le même temps plus d'interférences entre la situation présente du choeur et sa représentation de l'aventure d'OEdipe. Claus n'a pas transformé fondamentalement sa conception d'OEdipe. La mutilation que le héros, qui découvre comment il a accompli les crimes qu'il voulait fuir, s'inflige à lui-même, trouve chez Claus son origine dans un nouvel aveuglement. Car OEdipe est victime d'un mauvais tour. De la part de son père tout d'abord, qui n'est pas mort de la main même de son fils, mais, fantôme hargneux, veut se venger sur cet enfant qu'il n'a jamais désiré. De la part de sa mère ensuite, qui haïssait son mari et, en toute connaissance de cause, épousait son fils. De la part du peuple enfin, qui ne peut - et avec une claire conscience également - que trouver du plaisir à la chute de ses rois. OEdipe qui, désespéré, s'arrache les yeux (dans la scène jouée), perd de plus dans Blindeman jusqu'à l'illusion de pouvoir sauver son peuple en se retirant, car le personnage qui joue OEdipe se nomme en réalité ‘Omer’ et... l'enfer nucléaire s'est déjà déchaîné. Comparé au Blindeman (OEdipe roi), l'adaptation que Claus a fait de l'OEdipe à Colone est d'un tout autre ordre: la facture est classique, et il n'y a pas d'interventions bouleversant la thématique. C'est une oeuvre dans laquelle c'est le verbe en premier lieu qui déploie toute sa puissance. L'Arca - Nationaal Eigentijds Teater (Arca - NET - Théâtre national contemporain) joua la pièce en l'abbaye St-Bavon de Gand, épicentre culturel dès le haut Moyen Age. OEdipe à Colone, écrit par Sophocle alors âgé de 90 ans, est en vérité une tragédie sans force, une oeuvre de déclin dépourvue de toute tension dramatique. Après avoir été banni de Thèbes, OEdipe, vieux et aveugle, arrive enfin, accompagné de sa fille Antigone, au lieu où, selon l'oracle, il doit mourir. L'achèvement du récit de la vie du héros n'est en fait plus guère que le rabâchage d'un grand mythe. Claus adapta la pièce pour deux acteurs, le rôle d'OEdipe étant destiné à Julien Schoenaerts. Schoenaerts qui vient de fêter ses soixante ans, est un des plus grands acteurs et diseurs de Flandre, c'est un Minetti flamand, un véritable monument. Son jeu, d'une grande économie de gestes, est plutôt statique mais son verbe d'autant plus expressif. Un subtil dosage des émotions de cet OEdipe ajoutent de l'impact aux mots prononcés pour la défense du héros, ces mots où percent la douleur, l'attendrissement ou l'imploration. Et même si Schoenaerts doit élever la voix dans l'espace immense de l'abbaye, la représentation laisse au spectateur un sentiment de retenue et d'intimité. Sa jeune partenaire, Aafke Bruining, incarne pour sa part six personnages différents. Réduire dans cette adaptation le nombre d'acteurs à deux implique nécessairement une redistribution des dialogues. Le travail de Claus n'a cependant pas conduit à une réduction de la matière. Ce fut au contraire l'occasion de faire disparaître la faiblesse structurelle de la tragédie et d'élaguer un texte profus. Le rythme apaisé qu'impose la succession des rôles joués par la même actrice et marqués par différents masques ressemblant à de blanches et sobres décorations de casques, crée de plus un déroulement linéaire, suscitant ainsi l'impression que le drame progresse essentiellement par son souffle épique. La traduction de Claus est belle, simple et limpide. Elle dégage un sentiment de noblesse, mais sans solennité. Le texte devient surtout ‘humain’ et respire une certaine sérénité que l'on retrouve d'ailleurs dans toute la démarche de l'auteur. La transposition du mythe d'OEdipe en Blindeman a produit une pièce dont l'impact est fortement et principalement visuel. OEdipe à Colone puise au contraire son intensité dans la richesse d'une langue poétique atteignant presque au sacré. Ce sont là deux aspects de l'imagination créatrice de Hugo Claus. Fred Six (Tr. S. Macris) |
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