Septentrion. Jaargang 15
(1986)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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[Nummer 3]Le chaos apparent dans l'oeuvre de MultatuliC'est à partir d'un certain nombre de contradictions dramatiques qu'on peut le mieux esquisser un portrait de l'écrivain Multatuli. Il y a pour commencer sa popularité qui ne cesse de croître, alors même que les principaux thèmes de son oeuvre sont en grande partie dépassés. Cette étrange contradiction ne peut s'expliquer que par la virtuosité avec laquelle Multatuli a traité ses sujets. L'attitude ambiguë de l'écrivain à l'égard de la religion constitue un second paradoxe. Dans le temps où Dekker exerce sa verve contre les dogmes de l'église, il identifie de plus en plus son propre chemin de croix avec la mission du Christ. Cet écartèlement, cette dualité face à la foi, Multatuli les exprime avec le plus d'acuité dans cette fameuse Prière du sceptique (Het gebed van den onwetende) qui fut sur tant de lèvres et qui s'achève sur un vers qui ramasse cette attitude dualiste en un raccourci saisissant: - Le père se tait... O, Dieu, il n'y a pas de Dieu!Ga naar eind(1) Et on peut relever bien d'autres contradictions dans l'oeuvre de Multatuli. Ainsi ses vues politiques nous paraissent-elles en même temps extrêmement progressistes à plus d'un égard, et pourtant il n'attendait le salut du peuple opprimé que d'une sorte de despotisme éclairé, des pleins pouvoirs d'un gouvernement rempli de sollicitude. De même, sa vie durant, l'auteur crut qu'il n'y avait en fait qu'une seule parade aux erreurs du pouvoir néerlandais dans les colonies: on devait lui conférer à lui-même des pouvoirs absolus et le proclamer empereur de l'Insulinde. Tout bien considéré, l'oeuvre de Multatuli étale un singulier chaos, une incohérence apparemment dénuée de tout message central qui lui donnerait orientation ou signification. Pourtant il est facile de s'assurer que ce manque d'esprit de système et de cohérence ne repose que sur des apparences, pour peu qu'on creuse un peu les idées de l'auteur. Et quelle partie de son oeuvre se prêterait mieux à ce que nous y portions la loupe, si ce n'est les recueils d'Idées dans lesquels l'auteur a jeté ses intuitions sous la forme brute et dépouillée de leur surgissement. ‘Mes Ideën sont le “Times” de mon âme’ proclame en effet l'Idée 34Ga naar eind(2): aussi feronsnous bien de rechercher dans cette partie de l'oeuvre les liaisons thématiques souhaitées. Dans une lettre publiée par lui et adressée à son éditeur et compagnon en libre pensée, D'Ablaing, Multatuli annonce sous quelle forme il entend dorénavant s'exprimer. Il dit que son oeuvre s'appellera désormais ‘Ideën’ et qu'elle comportera ‘des récites, des contes, des histoires, des paraboles, des remarques, des souvenirs, des romans, des prévisions, des informations, des paradoxes...’Ga naar eind(3) Il s'agit ici très nettement d'un programme qui impose l'incohérence. Le besoin typiquement romantique de rejet des contraintes, voire de chaos dans la forme, découlait chez Douwes Dekker d'un conflit particulièrement symptomatique de son tempérament littéraire. Au fil des années, il s'était mis à vomir toutes les exigences formelles que l'oeuvre littéraire semblait requérir. Il ne voulait en aucune façon être un “littérateur” car - ce sont les termes mêmes de Droogstoppel, son ennemi juré du Havelaar -‘Ce sont des mensonges qui constituent l'essentiel des poèmes et des romans’.Ga naar eind(4) Il va de soi qu'on ne saurait assimiler sans plus les vues personnelles de Multatuli aux tartufferies qu'il prête à Droogstoppel, mais ses annotations jointes par la suite au roman révèlent clairement qu'il approuve Droogstoppel quand ce dernier s'en prend au caractère mensonger des belles lettres. Et les réserves de Droogstoppel | |
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Multatuli, pseudonyme de Eduard Douwes Dekker (1820-1887).
s'expriment de surcroît avec une verve fort comique: ‘Je n'ai rien contre les vers en eux-mêmes. Qu'on veuille mettre les mots en rang, très bien. Mais qu'on ne dise pas ce qui n'est pas vrai. “Ils sont chez eux Et il pleut.” D'accord, s'ils sont vraiment chez eux et s'il pleut vraiment. Mais, s'il ne pleut pas? Moi qui ne mets pas mes mots en rang, je puis avancer: “Ils sont chez eux, et il neige”. Mais le faiseur de vers est lié à la pluie. Lui, il a besoin qu'il pleuve; sinon, ils ne peuvent pas être chez eux. Ou bien, il triche. Il doit changer soit le temps soit le lieu où ils sont, en sorte que l'une des deux affirmations est mensongère’.Ga naar eind(5) Mais il n'y a pas que la poésie, hélas, poursuit Droogstoppel, qui habitue les gens au mensonge. Au théâtre, c'est presque pis encore: ‘Même quand ces gens du théâtre veulent représenter la misère, leur manière est toujours fausse. Exemple: une jeune fille, dont le père a fait faillite, travaille pour subvenir aux besoins de la famille. Très bien! La voilà donc assise, occupée à coudre, à tricoter ou à broder. Mais comptez les points qu'elle fait pendant la durée de l'acte. Elle parle, soupire, va à la fenêtre, et
L'adversaire de Multatuli dans ‘L'Affaire de Lebak’: le regent Natta Nagara.
c'est tout. La famille qui peut vivre de ce labeur a de bien maigres besoins. Une fille pareille est, évidemment, une héroïne, elle a jeté quelques séducteurs au bas de l'escalier, et elle ne cesse de s'écrier: “Oh! ma mère... Oh! ma mère...” Elle personnifie donc la vertu. Qu'est-ce que cette vertu, qui a besoin de toute une année pour tricoter une paire de bas de laine?’.Ga naar eind(6a) En romantique pur sang, Multatuli cherchait avant tout à rendre la vérité comme il la voyait, sans entrave aucune. Et c'étaient surtout les exigences littéraires de rythme et de rime qui devaient l'embarrasser dans sa démarche. Mais ce qui le gênait aussi, c'était la nécessité de draper élégamment la réalité pour continuer à passionner, par d'émouvantes fictions, un public imbécile. Multatuli refuse de se conformer à ce type d'exigences des différents genres littéraires. Son premier roman, le Havelaar est d'une construction complexe et fort singulière pour l'époque avec ses divers narrateurs qui ne cessent de se couper la parole. Dans son drame à succès Vorstenschool, il affecte de traiter le récit avec une telle désinvolture qu'aucun spectateur n'y a jamais rien compris sans une étude fouillée du programme. Mais Dekker ne s'est vraiment senti libéré définitivement de toutes les pesantes contrain- | |
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tes formelles qu'après avoir découvert la forme la plus informelle qui soit: ces Ideeën délibérément chaotiques et éparses, où il pouvait s'exprimer sans entraves. Il s'agit la plupart du temps de courtes notes spontanées jetées sur le papier comme elles lui viennent et qui de ce fait reflètent, avec le moins de filtrage possible, son monde intérieur. Pleinement conformes au principe annoncé à son éditeur, ces 1282 idées, notées au fil de quinze années, diffèrent énormément quant à leur longueur, leur genre et leur contenu. On y trouve bon nombre d'aphorismes concis devenus célèbres depuis, comme ceux-ci: - La noblesse et l'honneur commencent audessus du nombril. (90) - Que sont devenus ces charmants enfants? (74) - Qui est satisfait de son travail devrait trouver des motifs d'insatisfaction dans cette satisfaction même. (61) - Prier est une tentative criminelle d'inciter la nature au désordre. (163) - Un cavalier tomba de son cheval. Depuis, celui qui tombe d'un cheval s'appelle cavalier. (98) Mais on y trouve aussi des nouvelles et récits de plusieurs pages et les Ideën comportent même, répartis sous une bonne centaine de numéros, le roman inachevé de Dekker, Woutertje Pieterse et son drame en vers Vorstenschool. On y trouve une sorte de ‘proverbes’ d'allure très générale, et des paraboles, comme celles du Christ, dont le lecteur est censé tirer lui-même la leçon, mais on y rencontre aussi bon nombre d'attaques personnelles, indissociables de l'époque, contre des hommes publics ou des collègues écrivains, coupables d'avoir contrarié Dekker ou du moins d'avoir négligé d'oeuvrer pour la réhabilitation de Max Havelaar. On trouve dans les Ideën de violentes bouffées d'anarchisme, par exemple: - Aucun individu ne serait considéré comme innocent, s'il se permettait ce que l'Etat se permet. (326) Il y décoche au christianisme de magnifiques pointes qui ont ébranlé dans leurs certitudes plus d'un de ses contemporains; ainsi: - Deux gamins tombèrent à l'eau. L'un fut sauvé, ‘par la bonté de Dieu.’. L'autre se noya. Par la mechanceté de Dieu? (347) Bien des incohérences et des disparates résultent, nous l'avons vu, d'un effort conscient pour se libérer des règles de l'art; mais il n'y a pas que cela. Le contenu, contrasté, fécond en coq-à-l'âne, des ‘Idées’ reflète aussi la mobilité d'un esprit où le sublime se mêlait inextricablement au prosaïque. Mais ce défaut de cohérence était intentionnel pour une autre raison encore! Dekker espérait inciter ainsi le lecteur à lire avec plus d'attention, à partir lui-même en quête de ce monde d'idées bariolé et en particulier à découvrir lui-même les rapports entre les Idées. Il le dit explicitement dans des numéros comme le 123 et le 35: - Je ne comprends pas l'Idée N. - Les as-tu toutes lues! - Non. - En ce cas, tu ne peux pas comprendre l'Idée N. (123) As-tu bien lu l'Idée, non pas celle que j'ai notée en N... Mais celle que je n'ai pas notée sur le blanc entre N et N plus un? (35) Mais la raison essentielle de ce désordre apparent des Idées est au fond que l'écrivain redoutait qu'on n'échafaudât à partir de ses écrits une doctrine cohérente, un système clos où ses disciples croiraient puiser la vérité éternelle. La principale leçon de Multatuli est en effet le détachement des systèmes, le scepticisme devant tous les prédicateurs de la Véritéavec-un-grand-V; en un mot, le doute méthodique qui s'exprime d'emblée dans l'Idée no 1, liminaire de la longue série: - Peut-être rien n'est-il tout à fait vrai, et même pas cette vérité-ci (1). Et il ne cesse de revenir sur ce refus du système, par exemple dans l'Idée suivante: - Je propose des suggestions et non des règles. (46) Et dans celle-ci: - Celui qui m'imite en quelque chose est souvent mon ennemi, la plupart du temps un fâcheux et toujours un sot. (51) | |
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Ou cette autre: - L'adhésion à une opinion ‘parce que je l'ai formulée moi-même’ m'avertit clairement que je l'ai mal formulée. (53) En ce sens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, un certain système, un fil conducteur court à travers les Idées. Ce n'est toutefois pas le fil conducteur essentiel. Dekker avait reçu de ses parents une éducation rigoriste. Et cette éducation a certainement insufflé un profond sentiment religieux à l'enfant qu'il était; quand Dekker par la suite repasse en mémoire sa jeunesse, il en témoigne nettement lui-même en une belle prose rythmée qui n'a presque rien perdu dans la récente traduction de Jacques Fermaut: ‘Un peu de poésie, O Dieu, toi qui n'es que par elle et qui n'a rien à faire que de la poésie. Sinécure éternelle d'un doux farniente! Lèvetoi, Dieu-néant, tâche de te hausser au niveau du Yaweh de ma bible infantile. Tout là-haut, tu siégeais au trône de nuées, respirant l'épouvante et l'ennui éternel. Qu'importe! car ta vie n'avait rien de figé: jalousie ou courroux et quelquefois caprice d'antique dieu grincheux, saoulé de solitude. Personne que toi-même - néfaste compagnie. De là ta lassitude. N'empêche! si revêche, hélas, que tu parusses, j'éprouvais devant toi révérence et terreur - que sais-je encore, j'éprouvais quelque chose, grondé par la matrone outrée de mes questions: “L'as-tu connu sans barbe?” et “Fut-il jamais jeune?” Me voilà grand, hélas, plus grand que la matrone d'antan. Et ta barbe pour moi c'est toujours une énigme, tout comme toi-même. Mais dans ce temps, je vous comprenais, je vivais avec vous et je vivais en vous et en toute bonne foi je croyais que toi aussi, tu vivais en moi’. (361) Nous pouvons suivre avec assez de précision
Battavus Droogstoppel, dessin de G. van Raemdonck.
l'évolution de ce sentiment religieux, si vivant dans sa jeunesse. En 1859 paraît la première oeuvre imprimée de Multatuli: il s'agit d'un récit en forme de parabole, ce que l'on appelle sa Profession de foi, paru dans De dageraadGa naar eind(6b), l'organe du mouvement des librespenseurs athées. Dans cette parabole, tout tourne encore clairement autour d'un personnage paternel qui, quoique parti de la maison, nourrit les meilleures intentions à l'égard de ses enfants et espère qu'ils suivront son exemple, même en son absence. Mais deux ans plus tard, Multatuli publie sa célèbre Prière du sceptique où il exprime sa conviction qu'il est blasphématoire de croire en un dieu qui accorderait des privilèges à tel enfant plus qu'à tel autre tout en ne se révélant pas également à chacun:
Ce que certains prétendent comprendre de ce Dieu
Ne sert à rien pour moi... Je ne le comprends pas! et je demande
Pourquoi il se montra à tant de gens, et pas à moi?
Le père aimerait-il un enfant plus qu'un autre?
Aussi longtemps qu'il restera caché à un seul homme,
Aussi longtemps il sera sacrilège de croire en lui.
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Maison natale de Multatuli à Amsterdam.
L'enfant qui appelle en vain son père n'agit pas mal.
Le père qui laisse son enfant pleurer en vain, est bien cruel.
Plus belle est la croyance: ‘il n'y a pas de père’
Que de le penser sourd à la prière de son enfant.
Puis, en 1862, quand il travaille au premier recueil d'Idées, sa conviction agnostique s'est cristallisée. Il pense alors que dans le système des lois naturelles qui régissent la réalité, il ne reste pas de place pour un dieu qui serait condamné à l'inactivité. Et il conclut: - La nécessité est Dieu. Je ne puis en dire plus, au sujet de Dieu. Et j'en suis désolé. (32) Comme néo-Kantien, il constate que nous ne pouvons rien savoir de ce qui existerait en dehors de la matière. Aussi ne devons-nous pas en parler. Pour le ‘méta-physique’ - ce qui existerait en dehors de la nature - il imagine un terme nouveau, dépréciatif: buiten-issig (ce qui est dehors), un mot qui est resté dans notre langue avec la signification de bizarre, d'extravagant. Néanmoins, le plus étonnant, c'est que l'érosion progressive de ses convictions religieuses n'a en rien entamé son sentiment religieux. Mais ce sentiment s'est attaché maintenant à une entité nouvelle: la nature qu'il conçoit étroitement déterminée et qu'il se met à écrire souvent avec une majuscule. Sa nouvelle foi s'adresse à la Nécessité naturelle, et il est frappant qu'il projette sur cette nature toute la charge positive et colorée d'éthique, naguère liée à son concept de dieu: ce vieux monsieur barbu et bonasse qui trônait dans sa jeunesse sur les nuages. Et nous pouvons à présent constater que tout ce qu'il a noté au cours de ce dernier quart de siècle de sa vie, dans les sept volumes d'idées, témoigne de sa foi en la bonté de la nature qui obéit sagement, bien que machinalement à ses propres lois et maintient ainsi la machine de l'univers dans le droit chemin. Voilà la cohérence cachée derrière la façade de rejet-des-doctrines et de désordre: ce qui est naturel est bon, et ce qui s'oppose à la nature est mauvais. Il ne cesse de propager cette idée fondamentale sur des tons, avec des styles et sous des formes toujours différents. Sans cesse, il administre des volées de bois vert à ceux qui ne se résolvent pas à s'incliner devant la Nature, telle qu'elle se trouve fonctionner en pleine rectitude. Dès que quelqu'un essaie d'y changer quelque chose, cela débouche sur l'anti-nature, sur la folie ou la laideur. Ecoutez donc l'Idée 137: - Avez-vous déjà vu un chien bossu? Moi jamais. Eh bien! ça peut se voir. Prenez une nichée de chiots qui aient le malheur d'être bien conformés. Enfilez-leur des corsets de préférence un peu rigides et étroits et regardez bien si la Nature ne vous obéira pas promptement et si elle ne vous donnera pas du tordu là où, dans sa stupidité, avant votre intervention, elle | |
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croyait pouvoir se satisfaire d'une bonne conformation. Et il exprime sa conviction que tout le monde, même sans le savoir, croit en son dieu de la Nécessité naturelle, témoin l'Idée 176, où il cite un avis de décès: - ‘Aujourd'hui, notre dernier-né est décédé. Bien que profondément affligés, nous souhaitons nous résigner. Nous courbons l'échine sous la main de Dieu...’ Et Multatuli ajoute: Je vous assure que moi je me résigne toujours à la volonté de mon dieu, que je courbe toujours l'échine sous la volonté de mon dieu et que j'irais loin pour voir quelqu'un qui ne plierait pas l'échine devant la nécessité, qui ne se résignerait pas à sa volonté. Jamais je n'ai lu dans les journaux, qui sont si riches en pieux épanchements: ‘Notre bébé est mort mais les choses n'en resteront pas là’. Ce dualisme de la Nature (le bien) et de l'antinature (le mal) nous le retrouvons sur une foule de terrains dans l'oeuvre de Multatuli. Pour commencer: Sont bons les gens qui se laissent mener par les impulsions qui surgissent en eux naturellement; agissent mal ceux qui s'en tiennent (envers et contre tout) aux règles prescrites. Nous venons de le voir, Multatuli étend même ce principe à la forme de ses ouvrages et même à l'orthographe dont il rejetait les règles fort complexes alors en vigueur; les officiels ne le suivront sur ce terrain qu'un demisiècle plus tard. Dans cette dialectique de nature et d'antinature s'inscrivait aussi sa vision de la nature humaine: les enfants sont gentils et innocents, les adultes se révèlent corrompus par les convenances auxquelles ils se sont conformés. C'est pour eux qu'il forge les mots de ‘kappellui’ (sots) ou de ‘droogstoppels’ (âmes racornies). Aux yeux de Multatuli, se pare de teintes
Maison mortuaire de Multatuli à Nieder-Ingelheim (République fédérale d'Allemagne).
tout aussi positives cet appétit naturel de savoir dont le penchant habite tous les hommes, mais il déclare une fois encore mauvais le dogmatisme et le conformisme qui étouffent cette soif naturelle d'apprendre. Multatuli ne cesse de se glorifier d'avoir peu de connaissance mais d'être dévoré par la soif de connaître. Avec lui, instituteurs et professeurs ne sont pas à la fête. Il hait la stérile manie de classement des instituteurs, qui asservit et stérilise la réalité; voici comment il formule cela dans l'Idée 41: - Je m'efforce d'écrire un hollandais vivant. Mais je suis allé à l'école. Rien d'étonnant donc à ce que Multatuli ait opté sa vie durant pour le ‘dilettantisme’ au sens que le xixe donnait à ce mot: le fait de se consacrer corps et âme à l'étude libreGa naar eind(8); rien d'étonnant non plus à ce qu'il se déchaînât contre tous ceux qui s'estimaient spécialistes en quelque domaine. Il leur assène même une volumineuse publication séparée: Duizend en enige hoofdstukken over specialiteiten (Mille et quelques chapitres sur des spécialités).Ga naar eind(9) Tous ces spécialistes seraient superflus à ses yeux si l'on prenait conseil de la Nature: dans l'Idée 341, il résume ainsi ses griefs contre eux: | |
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Vue sur Lebak.
- Qu'adviendrait-il des instituteurs si nous écrivions carrément comme parlent les honnêtes gens? Qu'adviendrait-il des militaires si nous voulions comprendre que le plus petit peuple est plus puissant que la plus grande armée? Qu'adviendrait-il des avocats si nous avions des l'égislateurs qui fussent en état d'exprimer clairement leurs pensées? Qu'adviendrait-il des pasteurs si nous comprenions qu'il revient à chacun de chercer luimême sa religion dans son propre coeur? - Et ces pensées débouchent sur une éthique humanitaire et libératrice; Multatuli conclut en effet: - Et enfin qu'adviendrait-il des professeurs de bonnes moeurs, si nous savions retrouver celles-ci dans la libre Nature? Et c'est là en effet la conviction la plus profonde de Multatuli. L'homme sera bon s'il obéit à ses penchants naturels. Dekker pensait que la nature humaine était agencée de telle sorte et si subtilement mise en oeuvre par la Nature qu'il nous suffisait d'agir spontanément pour faire toujours, automatiquement, le bon choix. Par Nature, nous trouvons savoureux ce qui est | |
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bon pour nous. Donc, la saveur agréable est un signe que quelque chose est bénéfique pour notre corps. Les habitudes alimentaires néfastes sont les conséquences des errements (antinaturels) de la culture culinaire. Et ce que l'homme trouve agréable à faire, à condition d'agir spontanément, ne saurait manquer d'être sage. C'est en ce sens qu'il nous crie à chaque page: ‘jouissance est signe de vertu’. Une devise que les ‘droogstoppels’ lui plaquent sur le dos comme si elle était une incitation à faire triompher coûte que coûte nos plus vils appétits. Mais voici comment Multatuli présente lui-même la chose avec cette verve entraînante qui n'appartient qu'à lui: - (...) cette doctrine de la Nécessité est désolante, pensez-vous? Non, non et mille fois non. Cette Nécessité stupide, inconsciente d'elle même, toute puissante et ignorante, est un Dieu d'Amour qui vous donne davantage qu'un Dieu personnel ne peut le faire. La nécessité est identique pour tous. C'est plus qu'on n'en peut dire de tout autre Dieu. La Nécessité est toujours égale à elle-même. Jamais elle n'a rendu deux plus deux égal à cinq pour embêter quelqu'un. On peut compter sur elle. Là où nous croyons qu'elle nous trahit, c'est à nous que la faute incombe. Ce qui est, doit être. C'est a nous - et voilà très précisément la volonté de Dieu - C'est à nous d'être prudents, de rester en éveil et de nous garder du mal... A nous d'observer, de réfléchir, d'appliquer... A nous de vouloir et de travailler... A nous d'oeuvrer à notre développement... A nous de trouver plaisir à tout cela... en un mot: A nous d'être vertueux, car le plaisir - ainsi compris - est vertu.Ga naar eind(10) Et, sa vie durant, Multatuli n'a cessé de tirer de cette éthique les conséquences extrêmes qui le mirent continuellement en conflit avec les moralistes de son temps. Ce n'est pas seulement dans l'affaire Lebak qu'il agit selon les règles personnelles de sa morale naturelle; il considérait aussi l'attirance sexuelle comme une donnée naturelle à laquelle on pouvait obéir en toute liberté si les deux partenaires s'y sentaient appelés; il considérait tous les préceptes bibliques sur ce sujet comme des essais de saucisonner un chiot dans un corset, avec toutes les déformations qui s'en suivent. C'est peut-être là, ce qui garde sa valeur inspiratrice permanente à l'oeuvre de Dekker, laquelle à mes yeux n'est qu'un grand acte de foi en la moralité de l'homme naturel, sauvé de la corruption. Une foi qui peut se résumer dans cette frappante formule multatulienne qui orne aussi sa tombe: - La vocation de l'homme est d'être homme.Ga naar eind(11)
HANS VAN DEN BERGH Professeur. Adresse: Lomanstraat 10, NL-1075 RA Amsterdam. Ga naar eind(7) |
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