Septentrion. Jaargang 13
(1984)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Chroniqueil fut un temps où je parcourais le monde aux frais de la princesse. Mon secrétariat achetait les billets d'avion, câblait à Tananarive ou à Brazzaville l'heure de mon arrivée et un chef du protocole local se trouvait au bas de la passerelle pour me souhaiter la bienvenue dans son pays. Il m'est même arrivé, dans mon outrecuidance, d'informer l'Ambassadeur des Pays-Bas à Monrovia que mon avion faisait escale au Liberia et que j'aimerais profiter de l'occasion pour m'entretenir avec lui. Le malheureux a dû se rendre à Robertsfield pour me donner satisfaction. Ce n'était pas à côté de la porte: il a dû y consacrer son après-midi de sieste. Bah! les voyages forment la jeunesse et mon gouvernement avait eu l'imprudence de me confier une mission diplomatique qui m'a conduit dans des dizaines de pays, surtout en Afrique où la décolonisation avait fait naître comme des champignons des patriotismes pointilleux au gré des anciennes structures administratives étrangères. Ces randonnées ont été fascinantes et fructueuses pour moi; j'ose croire que mon gouvernement a su tirer de mes rapports des enseignements utiles. De ces balades j'ai ramené quelques ballades et d'innombrables anecdotes qui sont le pain quotidien aux dîners officiels des diplomates.
Un boutre sur la mer Rouge au large de Djibouti.
J'aime l'Afrique; c'est un continent de vieille culture où la tradition orale, les arts, la musique jouent un rôle éminent dont la durée dans le temps est aussi sensible que celle des ruines dans le Péloponnèse par exemple. Entendons-nous: il ne faut pas confondre l'histoire de la civilisation et celle des civilisations pas plus qu'il ne faut confronter l'émotion produite par une tête de femme bambara, un masque fang, salampasu, dogon ou nok avec celle provoquée par une tête de Méduse, un athlète de Polyclète, ou un satyre de Praxitèle. Sans parler des peintures rupestres du Tibesti (n'est-ce pas Madame Claustre?) et de Lascaux (n'est-ce pas Monsieur l'Abbé Breuil?). En vérité, l'oralité est due à l'absence d'écriture, et la musique accompagne la mémoire de sorte que la parole (ou la voix sans cesse actualisée) donne naissance à une chronique de la société psalmodiée ou rythmée. En l'absence de palais grandioses, les peuplades exerçaient des arts du corps et cette forme de création plastique qui modifiait l'aspect de l'homme m'a toujours profondément impressionné, sans doute parce que le sens véritable de notre bon vieux Carnaval nous a glissé entre les doigts. Ces jours derniers, j'ai éprouvé un choc en prenant connais- | ||||||||||||||||||||||
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sance d'une dépêche en provenance de mon Afrique. Ah! elle marquait bien la fin des temps de la colonisation et c'est tant mieux, mais elle mettait fin aussi à une forme de vagabondage où je ne suivais que les traces d'Arthur Rimbaud et de Henri de Monfreid. Je m'étais en effet promis avant de rejoindre Addis Abeba de m'arrêter à Djibouti. Une chaleur étouffante rendit mon séjour fort pénible, mais j'allai chercher un peu de réconfort dans un bar de la place Ménélik qui portait un nom célèbre: ‘Au palmier de zinc’. Dans la sorte d'avant-cour qui faisait office de jardin poussait en effet cet arbre métallique en lieu et place de toute autre végétation. On racontait qu'un gouverneur avait voulu faire planter de vrais palmiers, mais son jardinier n'arrivait pas à lutter contre le soleil dans cette fournaise. Il eut l'idée d'abriter les jeunes pousses sous des ombrelles en zinc. Celles-ci subsistèrent et le palmier de zinc de notre bar était le ‘témoignage vivant’ d'une expérience ratée. Dans ce bar, je parlai volubilement néerlandais avec des soldats de la Légion étrangère dont l'uniforme français ne pouvait cacher l'origine. A Amsterdam, au Zeedijk de pénible réputation, on ne trouve pas des figures patibulaires aussi effrayantes, on n'entend pas un jargon aussi fleuri et ordurier. C'était magnifique et imprévu. Je passai des heures exaltantes avec cette racaille généreuse et poétique, haute en couleur, bon enfant et cruelle, avec ces malandrins cyniques et purs, dont je n'ai pas trouvé d'équivalent ailleurs, même dans les milieux diplomatiques. Eh! oui, la dépêche dont il s'agit m'apprend que le Palmier de Zinc - le bar et la chose -, a disparu pour faire place à des bâtiments climatisés et décolonialisés. Pourtant Djibouti, malgré cela, restera dans mon souvenir un port d'escale, porte ouverte sur la mer Rouge et tout autant verrou, une marmite bouillante où l'on buvait de la bière chaude en regardant de jeunes Ethiopiennes nues danser comme au temps de Makada, reine de Saba. viviane forrester a écrit un livre sur Van Gogh. Un de plus dans la série impressionnante d'études sur le peintre. Il est de notoriété que Vincent a fait les 9/10e du travail de tous les écrivains qui l'ont pris pour sujet, grâce à l'usage de ses lettres exhaustives qui le racontent avec autant de génie que ne le font sa peinture et son dessin. L'étude psychanalytique à laquelle se livre Madame Forrester ne manque pas d'intérêt et a même l'honneur d'être traduite en néerlandais, vraisemblablement parce que l'auteur s'est mis dans la tête que le drame de Vincent était un drame familial freudien où le pathétique fait bon ménage avec le pathologique. Ce qui est aberrant, c'est que le traducteur de l'ouvrage a traduit aussi les erreurs qui lardent le livre. Prenons l'exemple de Sien, cette prostituée à la poitrine lourde que l'on connaît par le dessin intitulé Sorrow. Le poète Ed Hoornik (1910-1970) avouait avec délectation que ce modèle idyllique et affreux était sa tante, la soeur de son père, Pieter. Or,
Vincent, le meilleur fournisseur de matière grise pour les biographes de Van Gogh.
l'auteur nous dit que le neveu de Sien était un poète hollandais important à l'époque du nom de Pieter Hoornik. Une Française ne doit pas nécessairement connaître l'oeuvre d'Ed Hoornik et peut confondre le père et le fils, mais que penser d'un traducteur si peu visité par l'esprit?
soudain, je n'avais plus rien à lire! Le journal que j'avais plié en forme de chapeau pour protéger ma tête du soleil d'août à la campagne m'avait livré tous ses secrets. Du moins, je le croyais. C'était le Vrije Volk du 11 août 1984. Fort heureusement, une page s'était mal insérée dans mon couvre-chef; je pus ainsi la parcourir par désoeuvrement. Il s'agissait de la page 24, celle des annonces officielles, des avis de famille, de la navigation, des offres et demandes diverses. Je passai un temps délicieux à en prendre connaissance et j'aurais eu tort si je l'avais délaissée. Je vous en fais juge: d'un seul coup d'oeil j'appris que le navire Bataafgracht avait quitté Tunis le 9 en route vers Tarente, que le Cecilia Smits se trouvait le 10 à 380 milles à l'est de Socotra en route vers Marina Dicarrara, que le Combi Spirit était le 9 à 50 milles au sudouest de Pebane en route vers Durban, que le bateau-citerne Felipes était attendu le 13 à Vizagapatnam. Deux colonnes d'informations de cet ordre! Je naviguais sur les océans les plus lointains, je humais le parfum des algues, les embruns rafraîchissaient mes tempes, j'accostais avec l'Amstelmeer à la Nouvelle Orléans, je quittais à bord du Hilversum le port de Cristobal, je croisais avec le Breda au large de Minagaboos, mais j'aurais pu tout aussi bien me trouver sur le Lindengracht en route vers Copenhague au moment même où il se trouvait à 800 milles au nord-ouest des Galapagos. Le | ||||||||||||||||||||||
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journal ne donnait la position que de 130 navires; ma lecture forcément devait prendre fin. Je passai à la colonne des naissances à Rotterdam le 8 août 1984. Des informations d'état-civil on ne peut plus lapidaires: E.C. Aoudani-Spencer d, N.L. Beverwijk-de Hoog d, J.M. Blonk-Lagendijk z, A.N.A. Wols-Verheuvel d, etc. Il m'était facile de deviner que d signifiait ‘dochter’ (fille) et z, ‘zoon’ (fils); aussi me suis-je amusé à parcourir toute la colonne de dizaines de noms à la queue leu leu pour découvrir la façon dont on communique la naissance de jumeaux ou davantage. Je puis vous certifier qu'à Rotterdam les 7, 8 et 9 août personne n'a déclaré la naissance de jumeaux. Les mariages étaient traités en cryptogrammes: Cocheret de la Morinière LJD 26 Boelhouwers M 21; Hom CT 25 Chin CW 23; Perdomo Perdomo MA 25 Breetveld F 32, etc. J'ai passé ensuite à l'heure des marées à Scheveningen, Vlaardingen, Haringvlietsluizen mais cela ne coïncidait pas avec mon horaire mental. Enfin, je vis une annonce spectaculaire et circonstanciée concernant la vente en Zélande d'une roulotte à frites, bien entretenue, avec inventaire complet: fourneau, bac frigorifique, vitrine à froid artificiel, chaudrons à frites, table de travail de 1 sur 3,5 mètres, système de bain-marie, tiroirs aménagés. L'annonce précisait: emplacement fixe. C'est cet emplacement fixe et préservé qui m'a dégrisé. Je venais de parcourir les mers du monde, de renaître par parents interposés comme d ou z, de m'embarquer pour Cythère sous les noms les plus disparates et me voilà contraint de m'enchaîner à un emplacement réservé. J'ai fait mon deuil de
la voiture à frites. Toutes les autres formes d'évasion me ramenaient à terre: la location d'un café dans le centre de Terneuzen, les vacances aventureuses à Texel avec sauts en parachute. Au moment où le soleil se cachait derrière un nuage, j'ai découvert une rubrique intitulée De tout coeur. Elle commençait par une annonce ainsi rédigée:
Et le soleil se remit à briller. depuis qu'alexandre graham Bell transmit par un instrument de son invention la voix humaine le long d'un fil de trois kilomètres de long, on a fait bien des progrès en matière de téléphonie. Il y a cent ans, lorsque le téléphone fit son apparition à Utrecht - et l'événement y a été commémoré cet été par une exposition fractionnée d'étalage en étalage de magasins du centre de la ville - l'appareil avait déjà un petit air avant-gardiste grâce à son cadran à dix trous. Sur ce cadran, un
Un téléphone ultra-moderne en service à Utrecht en 1884. Les PTT des Pays-Bas fournissent aux amateurs un appareil d'aspect semblable aujourd'hui baptisé... Le Rembrandt. Curieux néologisme administratif. Il ne vous en coûte que 695 florins.
mode d'emploi détaillé indiquait que pour obtenir le numéro 35 de votre correspondant, il fallait pousser un doigt dans le trou marqué d'un trois, faire tourner le cadran jusqu'à ce que le doigt heurte un butoir, laisser librement revenir le disque et répéter l'opération pour faire le cinq. Ensuite, on enfonçait pendant quelques secondes le bouton de sonnerie en approchant l'oreille de l'écouteur. Si l'appareil se mettait à ‘grommeler’, il fallait recommencer l'opération ultérieurement, le numéro demandé étant occupé. En lisant ce mode d'emploi, je me suis rendu compte que je n'ai jamais appris à téléphoner. Et je pense qu'il en a été de même pour des dizaines de millions d'usagers. Je n'y avais jamais songé. Tout progrès technique est-il enregistré automatiquement dans le ‘bagage’ de l'homme? La composition et l'impression d'un texte de façon quasi instantanée grâce au laser étonnent-elles un enfant d'aujourd'hui? On me dit que non et je veux bien l'admettre. Moimême je ne m'étonne de rien, pourtant l'autre jour à Paris j'ai eu un petit coup au coeur en donnant à une jeune fille derrière le comptoir d'une agence de location d'automobiles mon numéro de membre de leur club aux Pays-Bas et de m'entendre appeler par mon nom en l'espace d'une seconde. D'ailleurs, on n'a plus le temps d'être surpris. Mon petit-fils est né quinze ans après que l'homme ait foulé la terre de la lune et plus d'un siècle et demi après la naissance de Jules Verne. Or, ce dernier est né 182 ans après la mort de Galilée. Quel vertige...
dans un petit ouvrage sorti cette année des Presses de l'Ecole normale supérieure de Paris, le directeur de la Maison Descartes à Amsterdam, Jean Galard, se livre sous le nom | ||||||||||||||||||||||
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byzantin de La Beauté du geste à une difficile analyse d'une esthétique des agissements de l'homme. Le sous-titre de l'essai spécifie: Pour une esthétique des conduites. Je ne suis pas philosophe mais poète et j'interprète avec difficulté le verbe philosophique alors que le philosophe Gaston Bachelard ne faisait qu'une bouchée des poétiques de l'espace et de la rêverie tout court. J'ai donc dû relire attentivement et patiemment la centaine de pages de cet étonnant cahier, jusqu'à ce que le fil de la pensée de Galard soit démêlé de la pelote alchimique avec laquelle il jouait de page en page. Enfin, la reconnaissance eut lieu: j'identifiai les intentions de l'auteur, les certitudes, les attitudes, les engagements. Je repris son langage pour parfaire ma réflexion et je me trouvai en présence d'une luxuriante végétation d'idées. L'auteur part de l'affirmation que nos actes doivent fatalement se traduire en gestes. Mais il prend ses précautions: il dit que nos actes sont constamment exposés à se convertir en gestes. Notre conduite dans la vie (notre art de vivre) n'est pas analysée par des historiens ou des critiques d'esthétique gestuelle et ne bénéficie pas de ce fait des observations pertinentes qui accompagnent généralement le produit des arts institués comme le cinéma, l'architecture, la musique, etc. Chacun y va de sa propre intuition. Jean Galard se fie à la sienne - comme Bergson pour mesurer la durée du Vivant - pour étudier aussi bien l'éthique du signe que l'affranchissement du geste ou la poétique de la conduite. On en arrive à des passages fulgurants qu'il m'a fallu relire pour en discerner la force de pénétration. En voici un exemple type emprunté au chapitre sur la défocalisation esthétique: ‘Le moindre dictionnaire analogique énumère abondamment les mots désignant des bruits (bourdonnement, brouhaha, bruissement, chuintement, clapotis, craquement, crépitement, cri, crissement, etc.) dont l'écoute musicale s'est privée jusqu'à l'époque récente. Du moins de telles listes pouvaient-elles être dressées avant même l'apparition de la musique concrète. Rien de tel concernant la conduite. En un moment donné de l'évolution des coutumes, et en réponse à une situation déterminée, le système des comportements dont la pertinence est admise (quelle que soit leur signification: que celle-ci se rapporte aux catégories du permis, du recommandé ou de l'interdit) ce système se prétend toujours relativement ouvert et, dans la mesure justement où il n'est pas absolument rigide, se dispense d'être explicite: les virtualités qu'il exclut s'en trouvent d'autant mieux refoulées, leur énumération, même partielle, d'autant plus impossible. La codification stricte des systèmes musicaux autorise et provoque une formulation des éléments qu'ils admettent, c'est-à-dire des sons, et permet le recensement des bruits qu'ils excluent’. Ceci dit, et c'est essentiel pour ce qui va suivre, l'auteur ajoute et je m'excuse de la longue citation: ‘Mais la codification des conduites, beaucoup moins rigoureuse apparemment, s'impose de manière indirecte et tacite, s'agrémente de l'idée de liberté et maintient les réactions imprévues dans le néant de l'impensable. Il n'est pas question ici de la classe des actes interdits, qui sont, quant à eux, parfaitement codifiés et dont les tribunaux n'omettent jamais de rappeler avec précision les traits pertinents. Les comportements qui échappent au code n'entraînent pas une interdiction franche, ils soulèvent une réprobation sourde. Ne contrevenant à nulle règle explicite, ils n'ont pas la signification du délit: mais, parce qu'ils se composent de signes inédits, ils apparaissent comme un dérèglement du principe de la communication. Porter des vêtements non-conformes à la situation, saluer courtoisement des inconnus dans la rue: ces actes, à peine sortis de l'impensable, retournent à l'insensé’. Il faut une grande attention pour suivre Galard sur les chemins de la connaissance. Pour moi, son ouvrage est le très bien venu. Je m'interroge depuis longtemps sur l'origine intellectuelle et humaine de l'animateur culturel, qu'il soit dirigeant de maison de culture, directeur de station de télévision, producteur de films, organisateur de concerts, parce qu'aucune formation universitaire ou autre ne prépare à cette mission (ce métier?) d'intermédiaire entre le créateur et le public. Chaque fois que je découvre les antécédents d'un animateur culturel ou la motivation de son action, je discerne mieux que la tâche dont il s'agit ne repose pas sur des critères immuables d'apprentissage. Il y a autre chose en jeu qui dépend du caractère de l'individu, un mélange de curiosité d'esprit, de sensibilité, d'allant, de clairvoyance, d'autorité morale, de pédagogie, de vivacité, de chaleur, de connaissance, de créativité, d'enjouement, bref un ensemble de moyens d'action (de pression) sur le public, souvent sur les masses, et en premier lieu sur soi-même que Jean Galard identifie, et j'en ai soudain la révélation, par l'expression ‘l'art de se conduire’.
quand on a l'âge de la retraite, on devrait se plaindre chaque jour de mille maux: ah! mon dos, ah! ma tension artérielle, ah! mes insomnies, ah! mes battements de coeur, ah! ma mémoire qui flanche, ah! ma vue qui baisse, ah! mes oreilles qui bourdonnent, ah! mes brûlures | ||||||||||||||||||||||
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d'estomac, ah! Je pourrais remplir une colonne de plaintes. L'outrage des ans... Eh bien! non. Tous les rhumatismes de la terre, toutes les surdités, tous les troubles neuro-vasculaires ne sont que peccadilles comparés à cette plainte autrement douloureuse: ‘ah! si tu savais le travail que j'ai! Je n'en sors plus!’. Le Néerlandais utilise une expression passepartout et intraduisible: ‘druk’. Cela veut dire à la fois très occupé, débordé, sous pression, mais selon le cas et pêle-mêle: turbulent, affluence, emballement, tirage (d'un livre par exemple). On peut même se la couler douce (zich niet druk maken), mais cela ne semble pas être du ressort de celui qui est à la retraite. Bref, je ne rencontre que des gens très occupés. Et je partage leur angoisse sur le temps qui passe trop vite. Nous sommes, c'est évident, dans un monde où le retraité est en état de manque. Le très officiel Bureau du Plan socio-culturel de La Haye a publié un rapport sur ‘Le temps d'une semaine’, un thème étudié à nouveau en prenant comme point de départ un sondage effectué auprès de 1.300 personnes en 1975. Le Bureau a demandé à 2.700 personnes en 1980, tous collaborateurs occasionnels, de noter de quart d'heure en quart d'heure pendant une même semaine l'ensemble et le détail de leurs activités. Je suppose que même pour les enquêteurs il y eut des découvertes surprenantes. Ainsi, de tous les travaux effectués par des hommes, 36% ne sont pas payés. Chez les femmes, ce chiffre atteint 84%. Bien entendu, ces pourcentages prennent aussi en compte les travaux ménagers, mais entre 1975 et 1980 l'on relève une forte progression des activités domestiques masculines. Les hommes qui ont perdu leur emploi, soit par le chômage, par l'inaptitude physique ou la retraite doivent meubler 41 heures par semaine de leur propre initiative. Et pourtant mes amis se plaignent de leur manque de temps. Sans doute la télévision nous joue-t-elle de mauvais tours, Il est intéressant de se pencher sur le budget ‘temporel’ d'un Néerlandais qui vivra grosso-modo 75 ans. La répartition temps donne le tableau ci-dessous. Selon cette statistique, l'homme passe plus d'un tiers de sa vie au lit et la femme même un peu plus et au cours d'un autre tiers... ils n'en fichent pas une datte. Je trouve donc tout à fait normal que les retraités aient trop à faire. Autant les faire travailler encore un peu plus. Comme ils seront 580 millions dans le monde en l'an 2000 à dépasser les 60 ans, on pourrait pensionner les autres habitants de l'univers. La jeunesse a tellement besoin d'argent et de liberté.
un projet de loi sur la naturalisation des étrangers a été adopté en première lecture par la deuxième Chambre des Etats généraux. On y lit notamment que l'étranger qui sollicite la nationalité néerlandaise doit être majeur, habiter les Pays-Bas ou les Antilles néerlandaises depuis au moins cinq ans et mériter d'être considéré comme ‘acclimaté’ (ingeburgerd). Le Parlement s'est longuement penché sur la signification qu'il fallait donner à cette expression ‘acclimaté’ ou ‘intégré’. Un amendement donna une description plus détaillée du mot et fut adopté. On comprend désormais sous le vocable ‘ingeburgerd’ que les candidats à la naturalisation pourront être considérés comme admis dans la société néerlandaise dans la mesure où ils disposent d'une connaissance raisonnable de la langue néerlandaise et qu'ils se sont fait admettre dans la communauté nationale. En d'autres termes qu'ils participent de la vie sociale de leur pays d'adoption. Voilà des nouveaux venus qui pourront servir d'exemples à nombre de mes compatriotes. mary zeldenrust est morte du cancer comme nombre d'hommes et de femmes de nos jours à un âge où l'on a encore tant à attendre de la vie. Parmi tous ceux qui publient des livres pour raconter ‘leur’ maladie, ‘leur’ lutte contre la mort, on distingue ces temps derniers un nombre important de cancéreux portant témoignage sur l'évolution de leur maladie, sur la philosophie qu'ils acquièrent et sur les leçons que les malades mais aussi les sains de corps peuvent en tirer. C'est dire que leur témoignage est destiné à la publication et l'on se prend à songer qu'écrire est pour le cancéreux une sorte de thérapeutique sauvage, une volonté de survie. Mary Zeldenrust n'a pas écrit elle-même un livre sur sa mort lente, mais elle en avait abondamment parlé dans des interviews publiées par plusieurs journaux. Ce sont ces interviews qui sont parues en livre aux éditions De Haan sous le titre: Gesprekken met Mary Zeldenrust, entretiens avec Mary Zeldenrust. L'interviewée avait joué un rôle social aux Pays-Bas, modeste mais axé sur les problèmes épineux de ce temps comme | ||||||||||||||||||||||
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la sexualité, le rôle de la femme dans la collectivité, les méthodes de vérification de l'émergence du pouvoir en politique, l'étude du marketing psychologique, etc. Sur ces problèmes, elle avait conversé avec les journalistes et le livre en fournit témoignage. Mais on retiendra surtout les confidences de la dernière année de sa vie. J'ai été bouleversé par cette réflexion qui à elle seule mérite la survie: ‘Je dis quelquefois à des gens bien portants que l'on manifeste à l'heure actuelle à mon égard beaucoup d'attention, de chaleur et de tendresse. C'est tout de même insensé qu'il ait fallu pour rencontrer cet état d'esprit avoir d'abord contracté le cancer’.
titre d'un article du Utrechts Nieuwsblad: ‘James Ensor, een enfant terrible uit de Belle Epoque’. Un autre titre, emprunté au NRC-Handelsblad: ‘Souper in het grand cachot’. Deux autres titres de journaux encore: ‘Femme fatale op wielen’ (Femme fatale sur roues) et ‘Grandeur en misère in de polder’. Au moins les journalistes hollandais n'ont pas de complexes! Mais rassurons nos chatouilleux amis flamands en matière de purisme; un article consacré au voyage officiel de François Mitterrand aux Etats-Unis porte le titre suivant: ‘Happy ending voor een continuing story’. Il faut ajouter que les titres rédigés en néerlandais tout court valent aussi leur pesant d'encre grasse. Jugez-en; ils gardent leur saveur en traduction: ‘L'obscurité tète le sein du soleil’ (Het Vrije Volk); ‘Lorsqu'on met en marche un aspirateur au Concertgebouw, un car d'enregistrement de la radio quitte aussitôt Hilversum’ (De Volkskrant); ‘Photographe mord curé’ (De Journalist); ‘Le coeur des braillards de bah!’ (Haagse Post); etc. J'ai noté encore: ‘Les robots sont une main-d'oeuvre chère’, ‘Lubbers, une machine à idées sans ratés’, ‘La beauté est un malentendu’, ‘La mère de Jan Wolkers était une chatte’, ‘Le seul concurrent du théâtre est la lumière du jour’. Il suffit de traduire pour aligner des pages de cette sorte. Quel géomètre définira le domaine du poète?
les video-livres ‘témoins’ sont des anthologies visuelles que Danièle Delorme a créées en France il y a quelques années. La collection est composée de films en couleurs généralement d'une durée de 52 minutes sur des créateurs contemporains, hommes et femmes, qui animent notre époque et la marquent de leur talent. Ces documentaires ont pour objet de porter témoignage par l'intervention de bons metteurs en scène sur l'oeuvre de philosophes, d'écrivains d'aujourd'hui. Ainsi ont vu le jour des livres-video sur Anthony Burgess, Nathalie Sarraute, Marcel Marceau, Henry Moore, Oscar Niemeyer, Simone de Beauvoir, Carolyn Carlson, Charles Trenet, Mikis Theodorakis, pour n'en citer que quelquesuns. Le dernier en date a été réalisé par Robert Destangue sur Joris Ivens. Le cinéaste néerlandais, âgé de 86 ans, a traversé ce siècle avec sa caméra pour témoigner des hommes et de leurs luttes en Espagne, en Chine, aux Etats-Unis, en Pologne, à Cuba, au Chili, au Viet-Nam. Homme d'images, son regard est notre mémoire et sa mémoire a la fraîcheur et la spontanéité d'un idéaliste qui n'a jamais renoncé à l'espoir d'une société meilleure, encore qu'à présent beaucoup de ses illusions se soient envolées. Robert Destangue, cinéaste, écrivain, a exploré et ordonné cette ‘mémoire d'un regard’ aussi précieuse que pertinente, qui se raconte et s'interroge sur ce qui
Joris Ivens à l'âge de 86 ans.
fut, et doit être l'engagement d'un homme pour lequel l'art et la vie intimement mêlés représentent l'amour des autres. La Mémoire d'un regard avait déjà fait l'objet d'un livre que Joris Ivens a publié en collaboration avec Robert Destangue. C'est à travers confidences et ‘bonnes séquences’, ces bonnes feuilles du cinéaste, que Joris Ivens vivra aussi pour la postérité. Réalisateur de plus de 50 films, dont un tiers aux Pays-Bas, il est considéré avec raison, comme le père de l'école documentariste néerlandaise. Il a toujours placé l'amour du métier et l'amour de l'homme au premier plan. Denis Marion a écrit dans Septentrion (no 2, 1980): ‘...c'est un amoureux de la belle image, un maître du cadrage, un virtuose de la caméra portative pour les mouvements d'appareil, un monteur dynamique qui par la juxtaposition de plans crée un souffle lyrique’ et aussi ‘un militant qui sacrifia tout à la propagande (...) sur les lieux d'un conflit auquel il entendait prendre part’. Denis Marion ajoutait fort justement: ‘Sa sincérité et son désintéressement sont indiscutables. Il est resté fidèle à ses principes tout en étant parfois obligé de modifier ses attachements’. C'est que l'amour du métier et l'amour de l'homme, les deux qualités primordiales d'Ivens, ne font pas toujours bon ménage pendant plus d'un demi-siècle de travail d'arrache-pied. |
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