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[Nummer 3]
Les voies de Reynaert
L'interaction de deux cultures peut être d'une extrême fécondité. Aux alentours de la frontière, à l'interface des domaines linguistiques français et néerlandais, naquit au onzième siècle, à partir d'éléments des deux cultures, un genre littéraire tout à fait nouveau: l'épopée animalière. C'est là, dans les Vosges, en Picardie, en Lorraine et en Flandre que le genre connut aux 12e et 13e siècles un remarquable essor. La popularité universelle dont jouira l'épopée animalière au cours des époques ultérieures, s'enracine dans cette période de floraison.
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La genèse.
Le nouveau genre littéraire tire son origine d'un tel écheveau de données nouvelles et traditionnelles que nous n'en connaissons toujours pas le fin mot. On peut dire grosso-modo qu'il s'agit de la fusion d'une tradition orale et d'une tradition écrite. La première est essentiellement d'origine germanique. Il s'agit de contes dont les personnages sont des animaux et qui utilisent le récit pour expliquer le comportement ou les particularités de ceux-ci. Ainsi a-t-on noté que le renard dans la nature fait le mort quand il chasse les oiseaux. Ce motif apparaît aussi dans l'un des nombreux récits animaliers. Le renard fait le mort et, pour sa fourrure, un passant le charge sur sa charrette à poisson. Cela permet à notre goupil d'en jeter son repas avant de disparaître. Le conte qui explique pourquoi l'ours (Beowulf - le loup aux abeilles) a la queue courte nous en fournit un autre exemple. Sur le conseil du renard, il pêche avec sa queue dans un trou pratiqué à la surface d'un étang gelé: c'en est fait de son appendice caudal pris dans la glace, quand le renard ameute contre lui les paroissiens. Ce récit revient dans les épopées animalières avec le loup comme victime. Mais la célèbre aventure où l'ours, en quête de miel, reste prisonnier d'un tronc d'arbre, en est une autre variante.
La tradition littéraire est représentée par des fables et des pseudo-fables. Comment ces fables sont-elles arrivées du nord de l'Inde ou d'Egypte en Grèce? C'est encore une question controversée. Mais ensuite, leur évolution est claire. En Grèce, où elles sont attribuées à Esope, elles reçoivent un caractère moralisant. Les adaptations latines gagnent, via le français (Ysopet), les régions plus septentrionales. Dans la fable du lion malade, le roi des animaux appelle tous ses sujets à l'aide mais le renard ne se présente pas. Quand il finit par venir, il obtient son pardon parce que le remède qu'il préconise est le bon: il faut écorcher le loup et le lion doit exsuder sa fièvre dans la peau de ce dernier. Dans presque toutes les épopées animalières, ce motif revient d'une manière ou d'une autre.
Les fables servaient à l'apprentissage du latin dans les écoles monastiques médiévales. Cela n'a guère dû pousser les élèves à les apprécier. Par contre les pseudo-fables qu'ils composaient eux-mêmes et où ils se moquaient de la vie conventuelle à grand renfort d'auto-ironie, ont très probablement joui d'une grande popularité. Ces parodies et le monde renversé qu'elles évoquent renouvellent la matière narrative. Les récits épiques qui gravitent autour du renard devenu moine ou du loup mué en insatiable abbé émanent de cette atmosphère de messe de l'âne et de fête des fous.
Le nouveau genre de l'épopée animalière présente les traits de ses ancêtres mais il possède son caractère propre. C'est pourquoi il supplanta les genres anciens. Il révèle une composition plus élaborée, un contenu plus riche et une meilleure tenue littéraire. Aussi la construction neuve présente-t-elle davantage d'intérêt
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Gravure sur acier d'après Heinrich Letemann (Reintje de Vos, éd. E. Laurillard, Amsterdam, 1890).
que les pierres anciennes que les trouvères y ont réinsérées.
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Développements de l'épopée animalière.
La première épopée est l'Ecbasis captivi, écrite en latin dans les Vosges. Elle raconte comment un veau s'enfuit de son étable (le monastère), tombe entre les mains du loup (le diable) et doit son salut au renard. Le mètre épique contraste comiquement avec le contenu ‘animal’. Au milieu du récit, l'un des animaux raconte la fable du lion malade et de la peau du loup.
L' Ysengrimus est une satire complexe rédigée dans le latin des lettrés. Il fut écrit à Bruges par un inconnu qu'on appela beaucoup plus tard ‘magister Nivard’. Le loup en est le protagoniste. Le renard n'est pas tant son antagoniste qu'un personnage de contraste. Le renard est sage parce qu'il tire la leçon des stupidités d'Ysengrimus. Quoi qu'il fasse, Ysengrimus ne parvient pas à échapper à son sort. Dans le livre
Gravure sur acier de Wilhelm von Kaulbach (Reineke Fuchs, Wolfgang von Goethe, Stuttgart, 1867).
premier, il est encore trop malin pour le renard mais par la suite, à force d'être mutilé, il finit par mourir dans le dernier livre. Il n'est pas raisonnable de faire mourir un héros épique car cela rend impossibles de nouvelles aventures et une nouvelle gloire. Aussi l'auteur n'employaitil le canevas narratif et l'anti-héros Ysengrimus que pour donner libre cours à sa critique de la société. Avec une débauche de violence rhétorique, il crache son fiel sur les institutions religieuses, les pratiques de l'Eglise, les femmes, la corruption et le sort des pauvres.
Les plus anciens des récits qui forment le Roman de Renard, tirent leur source de l'Ysengrimus. Nous y rencontrons les mêmes éléments de base mais ils conduisent à d'autres développements. Les personnages principaux portent les noms connus. Les autres animaux reçoivent pour la première fois des noms très parlants. ‘Belin’ renvoie aussi bien à ‘belle laine’ qu'à ‘bêler’. Bélier a supplanté le nom originel.
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Gravure sur bois, édition populaire, 1603.
Illustration du Reinaert de Vos, éd. J.F. Willems, Malines, 1858, 2e édition.
Dans les branches les plus anciennes, la guerre privée entre le loup et le renard a pris les proportions d'une vendetta familiale dans un décor féodal. C'est toujours le renard qui recueille la sympathie parce qu'il se défend avec succès. Quant au loup affamé, c'est lui qui ne cesse de chercher querelle.
Dans ce contexte féodal, l'anthropomorphisme frappe encore plus que dans l'Ysengrimus. Renard monte à cheval, les animaux utilisent des lances et portent une bague. L'effet ironique apparaît quand les animaux retombent de leur rôle de chevaliers dans l'étalage de leur véritable nature. Les nobles sont les bêtes les plus importantes, et les gens du peuple (qui sont seulement des figurants) se révèlent maladroits, stupides, sous-humains. Après les branches II et Va de Pierre de St-Cloud et après la branche I, d'autres auteurs continuent la série d'aventures, puisant dans la tradition populaire, dans l'Ysengrimus ou les événements politiques. C'est ainsi que naît, autour de personnages familiers au public, un cycle où l'art de conter est plus important que le conte.
Dans le Roman de Renard, les actes tirent leurs mobiles du jeu des caractères. La peinture psychologique est cohérente sans verser dans le stéréotype. Il en va autrement dans le Vanden Vos Reynaerde. L'action y naît du flair psychologique du personnage principal. C'est lui le metteur en scène qui choisit l'animal qui agira et qui détermine comment il le fera.
Le renard se garde bien d'accomplir les sales besognes. A Lamfreit il livre la peau de Brun sur un plateau. Quand l'affaire échoue, c'est encore lui qui derechef met la reine en mesure d'écorcher l'ours. Chaque animal court de luimême au devant du sort que le goupil a imaginé pour lui. Reynaert, lui, n'agit pas, il pense. Le pouvoir qu'il exerce est celui de la violence verbale. Son succès psychologique est si définitif qu'il rend impossible toute nouvelle confrontation. Il est forcé de s'éclipser dans un pays autre que celui de Nobel. Vanden Vos Reynaerde cesse d'appartenir à un cycle. Il n'est plus l'un des nombreux récits, ‘il devient le récit qui ne cesse d'être réécrit et remanié’.
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L'argument du Reynaert.
Vanden Vos Reynaerde est l'oeuvre de Willem (Guillaume), du moins mentionne-t-on ce nom dans le prologue. La première partie s'inspire fortement de Li Plaid (branche I). Des différences subtiles préparent la suite du récit, qui est de la propre invention de l'auteur. Si le royaume de Noble était le monde entier avec tous ses animaux, celui du Nobel flamand est limité par des frontières. Dans ce territoire et au
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Frontispice d'une édition populaire de 1589.
dehors, l'initiative de tous les événements ne revient plus au loup mais à Reynaert.
L'inculpation de viol sur la personne d'Hersint n'est pas le seul objet de l'audience. On n'y prête même guère attention. Aucun animal ne prend fait et cause pour Ysengrim. Avec les autres plaintes dérisoires, ce chef d'accusation sert à démontrer la prévention du tribunal. Nobel aussi représente ici tous les animaux autrement que ne le fait son collègue français. Aussi est-ce un jeu pour Grimbeert de réfuter
Gravures sur bois tirées d'éditions populaires respectivement de 1603 et de 1818.
ces futilités pour prononcer un plaidoyer magistral en faveur de son oncle. C'est alors qu'intervient le coup de théâtre de Chantecler apportant sur une civière le cadavre de la poule Coppe. L'image du converti que brossait Grimbeert se révèle dans le récit du coq prolixe n'être que sa énième ruse. Il y a encore trop peu de preuves pour une condamnation mais assez pour des poursuites. Parce que sa paix a été violée, le roi en personne devient dorénavant le plus grand adversaire de Reynaert. On expédie
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Gravure sur bois de Fokko Mees (Reinaert de Vos, éd. Carel Voorhoeve, Leyde, 1932).
en vitesse les funérailles. L'heure n'est vraiment plus aux merveilles. En guise d'introduction à l'aventure du miel où le lourdaud se fait coincer le museau dans un tronc d'arbre, on décrit par le menu l'itinéraire de Brun, porteur de la première intimation, de la cour à la tanière du renard. Le paroissien Lamfreit laisse la peau de l'ours lui passer sous le nez. Reynaert devra plus tard monter à nouveau l'affaire.
On impose au sage Tibeert de porter la seconde citation à comparaître. Le matou réussit au bout du compte à en réchapper au prix d'un de ses yeux. Grimbeert s'offre lui-même pour la troisième intimation. Il sait qu'il sera reçu autrement. Quand renard et blaireau cheminent vers la cour, le renard prend l'initiative d'une confession.
A partir de l'arrivée au tribunal, le récit prend une tournure toute différente de celle du texte français. C'est à peine si on a le temps d'exposer les plaintes et d'entendre la défense. Reynaert est condamné à mort. Sur quoi Grimbeert quitte la cour avec les membres de sa famille. Ysengrim, Brun et Tibeert sortent préparer la potence. En leur absence, Reynaert fait une confession publique dans laquelle il dénonce un complot tramé entre sa famille, le loup, l'ours et le matou. En volant le trésor qui paierait la révolution, Reynaert a sauvé la vie du roi et de la reine. Plus cupide que reconnaissant, Nobel demande où se trouve le trésor. Le renard est gracié, mais ne peut en indiquer la cache: parce qu'il a été mis au ban de l'Eglise, il doit d'abord aller à Rome solliciter son pardon. Ses ennemis, les prétendus conjurés, sont mis en prison. Les griffes d'Isengrim et de Hersint et un lambeau de peau de Brun fournissent les chaussures et la besace pour le traditionnel pèlerinage. Cuwart et Belijn font un bout de conduite à Reynaert. Dans la renardière, la famille croque à belles dents le lièvre pendant que Belijn attend dehors. Maintenant Cuwaert (Couard le Lièvre) ne peut plus, et pour cause!, amener le roi à Kriekepit, la lointaine cache du trésor imaginaire. Le renard met la tête décharnée dans la besace et la rend à Belin comme lettre pour Nobel. Cette fois, le lion a définitivement perdu la face et le renard hors-la-loi part pour un autre pays.
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Les interprétations.
Les premières 150 années, l'étude du Reynaert s'est surtout attachée à la question de l'(ou des) auteur(s) et aux problèmes des sources. Les vingt dernières années, on s'est résolument tourné vers la critique interne du texte. A mon sens, la comparaison entre Vanden Vos Reynaerde
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Illustration du Reinaert de Vos, éd. J.F. Willems, Malines, 1858.
et le Roman de Renard s'est encore beaucoup trop enlisée dans des études de détail. Une étude systématique des concordances et des divergences peut vraisemblablement permettre à l'exégèse actuelle de cesser de marquer le pas.
Deux techniques permettent de mieux pénétrer le texte et partant de l'apprécier davantage. On peut étudier tous les détails qu'on ne comprend pas et, après cette sorte de fouilles historiques et philologiques, essayer en fin de compte d'éclairer la signification de l'ensemble. Inversement, on peut aussi partir d'une hypothèse globale pour rendre raison des éléments. Cette dernière méthode est spectaculaire mais aussi dangereuse. On apporte la réponse avant même que les questions ne soient posées. Chaque détail qui ne s'inscrit pas dans le puzzle peut démasquer et infirmer la solution. Le professeur Van Oostrom se livre à une approche déductive de ce genre. Tout à fait dans la ligne de l'esthétique de la réception, il se demande quel est le public-cible du Vanden Vos Reynaerde. Il conclut que c'est surtout la noblesse qui a pu manifester de l'intérêt pour ce texte. Voilà qui semble étrange, vu que dans l'oeuvre c'est surtout la noblesse qui est en butte au persiflage. Ce n'est possible que si on ne ressent la critique que comme une taquinerie. L'intérêt du texte réside essentiellement dans la fiction. Les travestissements animaux et l'intrigue imaginée aident le public de cour à être tolérant.
Van Oostrum emprunte l'essentiel de ses arguments aux romans courtois contemporains écrits pour le compte d'un noble, à la traduction latine du Vanden Vos Reynaerde (Reinardus Vulpes, vers 1279) et à l'adaptation Reinaerts Historie (vers 1375). Ces oeuvres sont incontestablement écrites pour un public noble. Aussi ne cessent-elles toutes deux d'insister sur le fait que Reinaert, le détracteur de la noblesse, est un animal mauvais. Chaque période crée sa propre image de Reynaert. C'est pourquoi on peut demander si celle qu'il revêt dans ces adaptations peut aider à interpréter le profil social du Reynaert primitif (vers 1200). La version latine par exemple ‘corrige’ toutes les blagues en latin de cuisine, ne traduit pas les jeux de mots et fait encore d'autres infidélités au Vanden Vos Reynaerde.
Van Oostrom n'est convaincant que quand il démontre que le public visé n'est pas la bourgeoisie aisée. Cette opinion était répandue partout et s'appuyait sur le fait que cette classe montante était la seule à ne pas être prise pour cible par le texte. C'est à juste titre que le professeur de l'Université de Leyde fait remarquer que les aspirations de cette nouvelle classe n'allaient pas encore plus loin, aux 14e et 15e siècles, qu'une pâle réplique de quelques idéaux chevaleresques. L'apparition d'une nouvelle culture est un phénomène de longue haleine amorcé par des épigones.
Les allusions politiques supposées, les références à d'obscurs figurants historiques et la mention de toponymes flamands connus ont poussé plus d'un chercheur sur la voie des conjectures. On espère déduire de ces données la datation du texte primitif. A ce jour les résultats brillent plutôt par leurs pitoyables contradictions que par leurs promesses. Toutes les possibilités comprises entre 1180 et 1280 trouvent leur avocat.
Le professeur Gijsseling choisit les dernières années du gouvernement de Philippe d'Alsace, le comte de Flandre qui remania de fond en
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Henri van Straeten, représentation du complot (Reinaert de Vos, éd. Hubert Melis, Anvers, sans date).
comble le droit. Il s'appuie essentiellement sur des données externes. Dans le texte même, il ne peut guère puiser d'éléments en faveur de sa thèse. Sa localisation de la tanière de Reynaert, ‘Maupertuus’, près de Hulst et les nombreuses conclusions historiques qu'il en tire n'inspirent guère confiance. Le texte déclare que les trajets des premiers porteurs de citations n'ont pris qu'un jour. Le jour suivant, Grimbeert va de la cour de Gand à Maupertuus (Maupertuis), il retourne avec Reynaert et ce même jour voit encore la condamnation et la grâce de Reynaert. Maupertuus n'a pu se situer que tout près de Gand.
Joliment imaginée mais indéfendable, l'identification par Wenseleers de Nobel avec Barberousse et du renard roux avec le rebelle aux cheveux roux, Henri le Lion de Saxe. Aussi longtemps que l'histoire se répète, on peut dénicher dans tout conflit entre un suzerain et son vassal un parallèle avec le Vanden Vos Reynaerde.
L'hypothèse de Jozef de Wilde mérite plus d'attention; selon lui, Reynaert serait le burgrave (châtelain) de Gand, Seger III, et Nobel, le seigneur de Namur. Ce dernier assurait la régence pendant la croisade de Baudouin IX. Notre burgrave finit par devoir émigrer vers les contrées en friche voisines de Hulst. De Wilde situe Maupertuus à Destelbergen, dans les environs immédiats de Gand et dispose pour ce faire de preuves tirées de données locales. Dès lors que le site peut être repéré avec tant de précision, l'intention du narrateur devient évidente. En travestissant les personnages en même temps qu'il les démasque par la précision de leur localisation, l'auteur se couvre luimême. A tout prendre, il appartient au parti le plus faible, celui de Reynaert. Nous ne pourrons éprouver la solidité des thèses de De Wilde que quand son étude paraîtra. Ce qui est sûr, c'est que ce commentaire politique circonstancié ne constitue pas la clef qui nous introduirait au coeur du Vanden Vos Reynaerde. Il ne fait tout au plus qu'ajouter une dimension supplémentaire au récit. Il aura arraché aux contemporains un ricanement de plus.
Le professeur Lulofs est un représentant de l'autre méthode, l'approche inductive. L'examen méticuleux de fragments de textes doit mener à une intuition et à une compréhension croissantes du texte global. Nous ne partagerons jamais les expériences des lecteurs et des auditeurs de l'époque de Willem, mais nous n'en devons pas moins essayer d'épouser le mieux possible cette vision médiévale. L'autre terme de l'alternative (Lulofs le constate avec juste raison), peu attirant celui-là, consiste en effet à en rester à la seule saisie du texte que l'homme du Moyen Age et nous avons en commun. Ce plus petit commun diviseur fournit le brouet clair des opuscules populaires et des récits sur Reynaert destinés à la chambrette enfantine.
Lulofs est surtout passionné par les rapports de force qui sous-tendent la société médiévale. L'axe général, il le prouve par une foule d'arguments, c'est la notion de clan. A son avis, c'est l'honneur de la famille qui constitue le ressort profond des événements du Vanden Vos Reynaerde. Bien que Reynaert soit décidé dès avant le procès à quitter le pays de Nobel, il prend consciemment le risque d'échec de sa ruse et de mort par pendaison selon le droit médiéval. Une fuite avant la sentence aurait fait courir de graves dangers à ses pro- | |
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ches parents et aurait marqué d'infamie le reste du clan. Il est manifeste que le comportement de Reynaert, hormis sa propre sauvegarde, se propose aussi la protection des intérêts de la famille des petits prédateurs. S'il avait éliminé les deux premiers envoyés, aucune citation à comparaître n'aurait eu lieu. Dès lors qu'il a échoué, Reynaert accompagne Grimbeert. Ce n'est pas pour rien que le renard invente ses affabulations sur le trésor de Kriekepit après la seconde intimation. Jouant son rôle de chef de clan, c'est à dessein que le renard accuse Grimbeert absent et son père décédé. Ils ont conspiré contre le roi avec ses ennemis mortels. Lorsque, plus tard, selon son intention, on découvre la tromperie, c'est cette accusation même qui innocente ses parents. En les ‘trahissant’ maintenant, il protège son clan à l'heure du dénouement. Seuls ses ennemis mortels, en dépit de leur réhabilitation, restent durablement marqués et le roi (dont ils sont pour ainsi dire des émanations) a lui-même sapé définitivement sa propre
autorité.
Lulofs, dans le sillage de Hellinga, indique encore un autre niveau de signification du texte. Dans divers fragments, il décèle des relations avec la croyance populaire au loup-garou, au moine bourru et au matou des sorcières. Il est possible que ce soit cela qui vaille à Reynaert la sympathie des auditeurs. On associe Tibeert et sorcellerie. C'est pour cela que Reynaert ne veut pas l'accompagner de nuit vers la cour. Aller la nuit trouver le curé n'est pas si grave car celui-ci représente la magie blanche. De son côté le magicien noir Tibeert a peur du curé.
Le fait de prêter serment par la force vitale de la barbe ou des cheveux; la conjuration nocturne sous la protection du diable; des cas de magie liée aux arbres; les tabous dans l'attribution des noms; autant d'exemples de superstition populaire. Etait-elle encore vivace à l'époque de la rédaction du Vanden Vos Reynaerde? Ce n'est pas invraisemblable mais nous disposons de trop peu de données sur cette époque, si bien que nous en sommes réduits aux spéculations.
Par contre nous sommes parfaitement au courant de l'histoire du droit pénal en Flandre
Dessin de Bert Bouman (Reinaert de Vos, éd. Ernst van Altena, Amsterdam, 1979).
et dans le Nord de la France. Cela permet à Lulofs de montrer que, dans l'oeuvre littéraire, le procès épouse jusque dans ses plus subtils détails la procédure alors en vigueur. Les jeux de mots ouvrent à leur tour un autre niveau de lecture. Cela va du scabreux au railleur: dame Hawi (Ah Oui!) est l'épouse de Belin; Julocke (je te fais de l'oeil) l'épouse du curé; Ogerne (bien volontiers!) est l'une des femmes du peuple. Le nom de la louve est parfois écrit Aerswende (volte-fesses) parfois Aerswinde (vesse de trouille) ou Haersinde (c'était à son goût). De tels clins d'oeil tombent naturellement à plat si des gestes ne viennent pas les souligner dans la déclamation. Vanden Vos Reynaerde est plutôt conçu comme un texte à déclamer que comme une oeuvre à lire.
L'analyse pointilleuse des moeurs juridiques et les jeux de mots ne sont que quelques exem- | |
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Gravure sur acier de Wilhelm von Kaulbach (Reineke Fuchs, Wolfgang von Goethe, Stuttgart, 1867).
ples de la minutie extrême de Lulofs. Le résultat le plus convaincant réside dans la démonstration que le manuscrit A représente une rédaction meilleure et plus ancienne que les manuscrits B et F. Il n'y parvient pas seulement en reconstituant la formulation exacte mais surtout en expliquant comment les copistes en sont venus à des formulations divergentes.
Toutefois tous ces exemples montrent à la fois la force et la faiblesse de l'approche inductive. Les résultats nous fournissent une meilleure pénétration de l'oeuvre et de ce fait un plus grand plaisir de lecture. Mais les acquisitions restent confinées dans les niveaux de récit qui ne sont pas essentiels pour la narration: les allusions et les blagues. Elles n'ont toujours pas débouché sur une synthèse. Nous jouissons de l'art du conteur sans pénétrer la signification la plus profonde. Et ce que nous en devinons nous apprend que c'est précisément cela qui constitue la caractéristique unique du Vanden Vos Reynaerde. Tellement unique que personne ne
Dessin de H. Verstijnen (Van den Vos Reinaerde, édition scolaire, Zwolle, sans date).
peut y atteindre. A cet effet, Reynaert revêt de multiples avatars. Chaque copiste y ajoute ses trouvailles et ses conceptions propres. Chaque lecteur se livre en lisant à son interprétation privée. Chaque spécialiste s'en sert pour démontrer ses propres idées. Chaque époque s'y voit comme dans un miroir. Chaque génération écrit comme Goethe son propre roman de renard. Peut-être est-ce ce caractère universel qui constitue le secret du Vanden Vos Reynaerde. Ce n'est pas pour rien que le personnage principal en est le divin trompeur. Le texte est à ce point cousu de ses ‘renarderies’ qu'il en devient lui-même une chausse-trape dans laquelle le naïf chercheur de trésor culbute, et perd la face, pour n'en plus jamais ressortir.
JAN FRANKEN
Professeur à l'école normale Moller Instituut, Utrecht.
Adresse: Anton van Duinkerkenlaan 17, NL-5056 TB Berkel-Enschot.
Traduit du néerlandais par Jacques Fermaut. |
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