Septentrion. Jaargang 13
(1984)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Chroniqueonze jours après avoir atteint l'âge de la retraite, le secrétaire général de l'Union linguistique néerlandaise, ce Traité signé en 1980 entre la Belgique et les Pays-Bas qui consacre l'unité de la langue néerlandaise dans les pays respectifs, est mort à La Haye après une longue maladie combattue avec sérénité. Bernard de Hoog avait soixante-cinq ans et l'on peut difficilement s'imaginer mort plus injuste. Fonctionnaire de l'ancien ministère de l'Enseignement, des Arts et des Sciences, De Hoog s'y est astreint à améliorer la qualité des relations internationales des Pays-Bas sur le terrain de la compétence du département. Dans les rapports bilatéraux, il prônait avec lucidité la qualité et l'équilibre des échanges et dans les instances officielles, comme le Conseil de l'Europe et l'Unesco, il oeuvrait pour la transparence dans l'action des secrétariats, pour l'efficacité des méthodes de travail, pour le respect des chartes constitutives. Travailleur acharné, Bernard de Hoog n'hésitait jamais à formuler longuement dans des mémorandums l'argumentation qu'il allait développer à la tribune pour modifier telle ou telle situation préjudiciable selon lui à la bonne marche de l'organisation dans laquelle il représentait son pays et au ministère même ses notes de service dérangeaient toujours ses supérieurs parce qu'il les obligeait à leur tour à réfléchir.
Lors d'une séance de la Conférence générale de l'Unesco en 1966. De gauche à droite: De Gorter, délégué permanent des Pays-Bas; Einaar, représentant du Surinam; Diepenhorst, ministre de l'Enseignement et des Sciences; De Hoog, membre du conseil exécutif de l'Unesco.
Réfléchir était le domaine inviolé de Bernard et à force de réfléchir, de porter la bonne parole dans d'innombrables assemblées, il était parvenu à créer un véritable ‘problème De Hoog’. Car l'homme était omniprésent dans les discussions internationales (il avait été pendant huit ans un remarquable membre du Conseil Exécutif de l'Unesco!), tandis que dans ses bureaux de La Haye, ses prises de position mettaient en mouvement des opinions disparates qu'il avait toutes les peines du monde à harmoniser à l'aide de recommandations dont les fonctionnaires concernés admiraient la pertinence et sabotaient les conclusions. Un jour le ministère auquel appartenait De Hoog jeta les Arts par-dessus bord. Ils furent recueillis par un autre ministère, reçurent le nom de Culture et disparurent de l'emploi du temps de De Hoog. En fait, sa personne fut scindée en plusieurs De Hoog et les traumatismes administratifs qui en résultèrent furent ressentis de haut en bas de l'échelle hiérarchique dans deux ministères. En France, on parle dans des situations de cet ordre des difficultés rencontrées par un grand commis de l'Etat pour imposer ses vues; aux Pays-Bas, on dit qu'on se trouve en présence d'un homme obstiné qui déroute son entourage. Un homme de la trempe de Bernard n'avait cure des conseils, il était possédé par le bien-fondé | |
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de ses interprétations et, comme un joueur, il pariait sur l'amélioration de la race administrative. Dans ce domaine, on perd plus qu'on ne gagne et Bernard ne fit pas exception. Dans sa perpétuelle course d'obstacles, il montrait une exceptionnelle endurance dans la préparation d'une entreprise et, en cas d'échec, il renouvelait d'efforts manifestant une absence totale de découragement. C'est en définitive à son travail de tous les instants qu'on doit l'heureuse conclusion de cet instrument diplomatique hors série qui scelle le mariage culturel entre la Flandre et les Pays-Bas, deux communautés distinctes mais complémentaires. Président de la délégation néerlandaise de préparation de l'Accord, il fut le premier secrétaire général de l'Union, accompagnant jusqu'à la fin de sa vie les premiers pas du nouveauné. Cette fonction toute neuve, il l'assuma sans défaillance; elle marque le happy end d'une carrière brillante et turbulente. Mais le cancer rongeait sa belle santé. Comme il l'avait fait toute sa vie pour les dossiers qui sortaient de ses mains, il préparait minutieusement celui de sa mort. Il la savait toute proche. Je lui rendis visite peu de jours avant son décès. Nous bavardâmes longuement; il riait beaucoup et s'évertuait à me tranquilliser sur son sort futur. Il me montra le carton que le ministre flamand de la Culture et le ministre néerlandais de l'Enseignement et des Sciences avaient diffusé pour faire connaître qu'il avait quitté son poste atteint par la limite d'âge et que pour des raisons de santé la réception d'adieux aurait lieu à une date ultérieure. ‘Dans l'église, bien entendu’, me dit Bernard en me donnant l'accolade. J'écris ces lignes au retour de son église paroissiale. J'entends encore dans l'oreille la voix du curé citant un passage de l'épître aux Colossiens où il est dit de se débarrasser des agissements de l'homme ancien qui est en nous pour devenir l'homme nouveau que le Créateur refait toujours à son image pour le mener vers la vraie connaissance. De Hoog a été croyant et le Seigneur a été son berger. Cette épître aux Colossiens entendue dans une église bondée et recueillie de La Haye m'a donné le sentiment que la vraie connaissance de Bernard de Hoog y était entrée pour nous tous de plein fouet.
lors de ce séjour à la haye, j'ai pu enfin voir l'émission quotidienne de la télévision francophone TV5, diffusée par satellite de 19 à 22 heures. Ce programme français est composé pour l'essentiel de retransmissions de ‘séries’ d'Antenne 2 et de TF1 complétées par des émissions de la télévision suisse romane et belge d'expression française. Quelle désillusion! Je m'étais tellement réjoui de la mise en place sur les câbles de La Haye et des environs de cette télévision de langue française que je suis tombé des nues (comme les images dont il s'agit) de ne voir sur le petit écran que des programmes qu'à Paris je ne regarde jamais, ne pouvant supporter les ‘variétés’ animées par Drucker et Sabatier. Je suis sans doute sévère, mais avouez: la première retransmission que le satellite me présentait à La Haye était composée de... danses et chants tyroliens. J'en avais mal aux cheveux. Pour améliorer ma disposition d'esprit, j'eus droit aux Carnets de l'Aventure, une émission que je ne regarde pas davantage en France. Le mardi 3 avril ma soirée commença à 19 heures par un programme pour les enfants que je n'aurais pas été à même de suivre si j'avais été exclusivement néerlandophone. J'eus un élan de compassion pour mes jeunes compatriotes. A 19.10 heures, on me dit: ‘Si on chantait?’. Cela m'amena à 20.05 heures pour suivre un documentaire sur les différences qu'on peut discerner entre le Marxisme et l'Islam. Je me réveillai juste à temps pour prendre connaissance d'un reportage sur le folklore, suivi d'un documentaire sur la musique populaire en Suisse. Un tel programme ne me donnait aucune envie de renouveler l'expérience le lendemain. Je le fis néanmoins par acquit de conscience à moins que je ne sois un peu masochiste en dépit de mon prénom plutôt sadique. Nous étions un mercredi soir et le programme pour les enfants avait été doublé. A 19.20 heures, l'émission finement appelée Jack Spot me fournit des clips américains pour danser. Au menu de 19.45 heures à 21 heures, un feuilleton télévisé - Les Fugitifs - se proposait (mais ce fut en vain) de me distraire. Il fut suivi d'un court-métrage sur la carrière d'un chanteur ou d'une chanteuse. Ce manque de précision de ma part est dû au fait que j'avais changé de chaîne pour suivre à la télévision allemande NDR le chef-d'oeuvre de René Clair, Sous les toits de Paris, suivi de cet autre chef-d'oeuvre qui date de 1924: Entr'acte. Suis-je sévère? Si vous le pensez, je regretterai pour le restant de mes jours que vous n'ayez pas eu le loisir de passer avec moi la soirée du 2 avril 1984 qui vous aurait fait entrer grâce à TV5 de plein pied dans la culture française avec Coluche d'abord et papa Poule ensuite pour terminer avec le récit d'une randonnée de 300 kilomètres en kayak sur l'Alsek en Alaska.
vers la fin de l'année dernière, j'avais lu dans un journal haguenois que ‘tous ceux qui ont abandonné le français en cours d'études allaient s'en mordre les doigts, car les émissions françaises | |
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par satellite allaient bientôt commencer’. J'avais gardé la coupure de presse car l'information avait une connotation sympathique. Au moment de rédiger l'écho sur TV5, je la repris et constatai qu'au verso de la page, il y avait dans un encadré un ‘bon mot’ ainsi conçu: ‘Je trouve les opéras magnifiques, à la condition qu'on ne s'en serve pas pour chanter’.
l'encre du dernier numéro de Septentrion n'était pas encore sèche que je recevais une invitation à me rendre... à Kontich! Aije besoin de rappeler ce que j'ai écrit sur cette gare fantôme qui dérange à chacun de mes voyages de Paris à La Haye l'ordonnance de mon emploi du temps ferroviaire? Disons simplement que ma curiosité de voir enfin ce bourg mystérieux a été satisfaite en un minimum de temps, car j'ai donné immédiatement suite à l'invitation de Madame Elizabeth Thys à venir célébrer avec sa famille et ses amis le soixantième anniversaire de son mari, Walter Thys. Leur maison se trouve précisément à Kontich au bord d'une chaussée qui relie, au sud d'Anvers, les communes de Hemiksem, près de l'Escaut, et de Kontich. La route représente la barre centrale d'un H majuscule, dont les parallèles sont la nationale Anvers-Boom-Bruxelles et l'autoroute Anvers-Malines-Bruxelles. Le seul monument qui puisse servir de point de repère pour trouver la villa des Thys est une boîte aux lettres des PTT au coin d'une allée longeant un parc et de la chaussée sur laquelle s'ouvre leur jardin. La Flandre n'était pas de la fête en ce jour anniversaire. Une brume humide enveloppait un paysage délavé sur lequel s'appuyait un ciel au relief accidenté. Dans la maison régnait une joyeuse ambiance. Je fus présenté à des étudiants français qui parlaient
Walter Thijs.
néerlandais comme moi, à des amis de jeunesse de Walter, à des collègues de l'Université de Lille, au cardiologue anversois beau comme un Dieu qui a opéré le maître du logis à coeur ouvert quelques mois auparavant. Bref, l'atmosphère familiale et collégiale que l'on s'attend à trouver en de telles circonstances. On s'y sent à la fois admis et intrus comme dans tout foyer accueillant où l'on se rend pour la première fois. J'ai un faible pour le professeur Thys. C'est un homme entreprenant, travailleur, excellent pédagogue. Il a fait à l'Université de Lille, repliée en partie dans le cadre surréaliste de Villeneuve d'Ascq, une carrière d'enseignement peu banale, en donnant à la langue néerlandaise - dont l'usage par l'intermédiaire du flamand du Nord était pendant longtemps si décrié en haut-lieu - la valeur d'une discipline reconnue et surtout acceptée. Il a multiplié les initiatives, inventé des activités originales, animé des manifestations culturelles, créé des liens multiples franco-néerlandais et rapproché pour la première fois il y a des décennies les enseignants de néerlandais à travers le monde. J'admire sa persévérance et sa disponibilité d'esprit. C'est un combattant dans une région de France où le néerlandais doit avoir sa place logique. Certains préfèrent à cette langue étrangère le flamand archaïque qui fut le parler des Pays-Bas français et revendiquent pour lui les droits qui lui furent longtemps contestés. Henri Brugmans rendant compte dans la dernière livraison de Septentrion du livre d'Yves Cazaux sur la Naissance des Pays-Bas, observe que le poète néerlandais le plus prestigieux, Joost van den Vondel, se lit aujourd'hui plus aisément en Belgique néerlandophone qu'en Hollande, car, dit-il, il était d'origine anversoise. En vérité, de son temps, Vondel était lu aussi facilement dans le Nord que dans le Sud, mais la langue de Hollande libre et souveraine a évolué au fil des ans, tandis que la Flandre se cramponnait de toutes ses forces à sa langue populaire qui n'était pas celle de ses gouvernants. Le flamand du Westhoek français a stagné davantage à tel point qu'on a utilisé à son égard le mot abhorré de dialecte. Un dictionnaire flamand/français et français/flamand du Westhoek va paraître prochainement et remettra les choses en place. La langue populaire n'est-elle pas le tapis végétal qui arrête l'érosion de la culture. Pour Walter Thys, il n'y a pas de problème: il est professeur de néerlandais dans une université française. Son action est tout ou rien. Son caractère entier lui a créé de nombreuses difficultés et sans doute bien des soucis. Car il a un tempérament qui sollicite l'adhésion du plus grand nombre et qui fait souvent aussi le vide autour de lui. C'est passionnant de voir en mouvement un homme sourcilleux, inspiré par le désir de bien faire et maintes fois en porte-à-faux sur l'esprit de conciliation. Cette vie bien remplie d'un ami ombrageux mais fidèle et sincère je l'ai saluée comme il convient en trinquant avec les Thys dans leur maison de Kontich, dans ce bourg désormais familier, mais dont je ne déchiffrais auparavant que le | |
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nom en lettres blanches sur fond bleu à chaque passage du train que je prends pour me rendre aux Pays-Bas.
je parlais à l'instant du livre d'Yves Cazaux sur la Naissance des Pays-Bas. Je me suis complu à inventer une citation historique que je traduis de la sorte: ‘Ces soixante-dix gouverneurs des Indes néerlandaises qui en trois siècles firent l'Indonésie’. si j'étais à la tête d'un ministère de la Vérité, j'interdirais les actualités télévisées. Dès qu'une caméra se braque sur un guérillero, on voit celui-ci tirer une rafale sur l'ennemi invisible et se mettre aussitôt à l'abri d'une riposte ‘occurentielle’. Dès qu'on interroge un témoin d'une scène spectaculaire, le voilà qui devient acteur. Dès qu'on fait intervenir un homme politique, une vedette de cinéma, un professeur célèbre, un écrivain à la mode, on a droit à une démonstration de charisme professionnel. Dès qu'on filme une manifestation, on a droit à une explosion d'enthousiasme. La plus fantastique éruption volcanique est une relation hélicoptérisée qu'aucun être humain n'est en mesure de saisir sur le vif. Dans une rencontre de football, l'oeil de la caméra tient lieu d'arbitre et voit différemment la partie que l'homme au sifflet sur le terrain. Dès que la télé ‘relate’ un concert, on a droit à une répartition des instruments au prorata des sons fournis. Le journal télévisé déforme donc l'événement? Pas du tout, il le crée, il l'invente parce qu'il est au service d'un type de société qui n'existe qu'en fonction d'un public. D'un tableau haut perché dans l'ombre d'une cathédrale, la caméra extrait le visage poupon d'un ange. Pour vanter les mérites d'une cure au grand air de la montagne, il fait descendre vers nous des paysages
Wim Oepts, ‘Petit port en Bretagne’, huile sur toile, 32,7 × 41 cm, Musée national Kröller-Müller.
inviolés. Au fond, les actualités expriment d'abondance la substance des films de fiction. Je me suis laissé aller à ces réflexions sur l'interprétation de l'image en visitant l'exposition de Wim Oepts que l'Institut néerlandais a organisée ce printemps pour célébrer le quatre-vingtième anniversaire du peintre. L'historien d'art Hans Jaffé commente dans le catalogue le caractère particulier de l'oeuvre du Néerlandais de Paris. L'atmosphère vibrante de formes et de couleurs exerce une influence évidente sur le spectateur car la spécificité du regard d'Oepts détermine la relation univoque entre le paysage peint et le paysage vivant. Et même si les deux ne coïncident pas, l'un et l'autre sont la vérité. Jaffé écrit: ‘... Cette vision du peintre a plus d'importance que les données fortuites, le sujet luimême. C'est une harmonie apaisée dans un imposant espace qui, pourtant, ne déborde pas le cadre du tableau; c'est un embrasement de couleurs chaudes liées aux couleurs calmes du fond. C'est, selon les mots de Cézanne, une ‘harmonie parallèle à la nature’. Les objets du réel apparaissent bel et bien sur la toile, mais leurs formes et leurs couleurs strictes et simplifiées se combinent entre elles pour réaliser l'harmonie que le peintre a désirée. L'union fondamentale entre la fiction picturale, les formes et lois de la nature donne à l'artiste la chance d'humaniser le monde. Wim Oepts authentifie le paysage malgré une économie de détails: il récite le paysage et la sincérité de l'oeil restitue la véracité du sujet dans sa totalité. Il n'en est pas de même du regard électronique. Son action est un corps étranger dans l'action. Tant qu'il y aura un être vivant sur terre, le message à transmettre passera d'abord par l'inspiration et l'intuition créatrices de l'artiste.
le directeur adjoint du stedelijk Museum d'Amsterdam, Jan Martinet, rend hommage dans une interview publiée dans le supplément culturel du NRC-Handelsblad du 13 avril dernier à feu Jonkheer Willem Sandberg (1897-1984) qui fut pendant dixsept ans de 1945 à 1962 le presti- | |
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gieux directeur de ce musée d'art moderne de la capitale. Sous sa dynamique férule le musée devint dans le monde des arts du monde un exemple d'animation et d'innovation, d'audace et de clairvoyance. Le ‘Stedelik’ - comme l'appellent les Initiés - avait soudain une âme et Sandberg soufflait sur cette flamme avec une force qui dérangeait. Les historiens et les critiques d'art ne trouvaient pas grâce à ses yeux, l'artiste toujours, mais il opérait des choix sévères, injustes souvent, mais tous orientés vers la provocation. Car, pour lui, il fallait que l'art provoque; l'oeuvre seule était une plate-forme de discussion et de tension. Il fallait présenter les innombrables aspects de la créativité contemporaine dans un environnement adéquat, modifier les conceptions muséologiques, adapter les catalogues et les affiches à des valeurs typographiques nouvelles. De même qu'il a établi une relation entre la sculpture, les arts appliqués, la peinture, l'architecture, l'art cinématographique et la musique, il a dans ses catalogues réalisé une étroite synthèse entre la mise en page et la typographie. Rappelons à cet égard ceux qu'il a consacrés notamment au Corbusier (1946), Cobra (1949), Moore (1950), Pollock (1958). Sandberg était un créateur de formes et d'espaces qui cherchait à établir un contact constant entre l'art moderne et le public. Son action à Amsterdam et plus tard à Jérusalem, où cet aristocrate néerlandais vindicatif eut la haute main sur le musée d'art contemporain d'Israël, a fait il y a quelques années l'objet d'une exposition au Musée des Arts décoratifs à Paris. La mort de Sandberg m'a remis en mémoire un événement survenu en 1958. J'avais été nommé conseiller culturel à l'ambassade des Pays-Bas à Paris
Willem Sandberg recevant du ministre Dr. A. Klompé le Prix d'Etat néerlandais pour l'art plastique et l'architecture 1968, et ceci pour tout son oeuvre.
deux ans auparavant et j'étais aussitôt allé vers mon ami le poète Jean Cassou, directeur à l'époque du Musée national d'art moderne, pour lui proposer d'organiser une exposition d'art contemporain néerlandais. Nous nous mîmes d'accord sur la date, la durée, le budget, et même sur le nom de l'expostiton: L'art hollandais depuis Van Gogh. Heureux d'avoir mené à bien en un minimun de temps ma première grande manifestation parisienne, je fis parvenir à La Haye les éléments du projet en demandant qu'on m'envoie dans les meilleurs délais le ou les noms des responsables artistiques que l'administration allait charger de ‘créer’ l'exposition. Le ministre en exercice chargea Willem Sandberg de cette tâche et celui-ci en moins de temps qu'il ne me faut pour l'écrire mit sur pied ma manifestation. L'art hollandais depuis Van Gogh? Ben voyons: 15 Vincent van Gogh, 15 Piet Mondriaan, 15 Karel Appel. Un point, c'est tout. Ce fut un beau tollé dans les cénacles artistiques et le ministre en vue d'apaiser les clameurs adjoignit au commissaire général deux autres personnalités pour contrebalancer cet acte courageux mais lapidaire. Le nouvel aréopage rédigea un autre bilan de l'art aux Pays-Bas depuis Van Gogh. Aux trois noms sandbergeois, auxquelles on ne pouvait toucher, on ajouta un échantillonnage d'oeuvres de Breitner, Sluyters, Israels, Van Doesburg, Van der Leck, Bram van Velde, Wiegers, Kruyder, Charley Toorop, Corneille, etc. Je fis des démarches pour y associer le Français Kees van Dongen. Il était manifeste que le déséquilibre restait flagrant; on passait sous silence des artistes comme Jan Toorop, Leo Gestel, Verster, Willink, Schuhmacher, Pyke Koch, Hijnckes, Jonas, Chabot, Suze Robertson, Wim Oepts, Fred Klein, Geer van Velde, Domela, etc. On interpella au parlement. Je reçus du ministère l'ordre de fournir des commentaires et je m'en fus revoir mon ami Cassou. ‘Le ministre exige le maximum d'information sur notre exposition, lui dis-je, en ce qui concerne la fréquentation, l'accueil du public, l'opinion de la presse, car on vient de l'interpeller sur la composition de l'exposition’. Jean Cassou, avec une mimique d'allégresse, leva les bras au ciel et s'écria: ‘Heureux pays! Heureux pays!’. En le quittant, il me serra dans ses bras en riant: ‘Interpeller le gouvernement sur la composition d'une exposition: heureux pays!’ Je fis mon rapport et j'allai le porter moi-même à Joseph Cals. Le futur premier ministre prit connaissance des éléments de la réponse qu'il était, il va de soi, en droit d'attendre de son conseiller culturel. Mais j'ajoutai de vive voix que je regrettais le nom que j'avais donné à l'exposition. Il n'aurait pas fallu l'intituler L'art | |
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hollandais depuis van Gogh, mais L'art hollandais depuis Sandberg. La boutade fut reprise par Cals devant les parlementaires. Un éclat de rire... classa l'affaire. Sandberg avait secoué de vieilles habitudes. Le monde officiel végétait dans la gloire artistique du 17e siècle et dans celle de sa progéniture esthétique. Songeons qu'en 1925 aux Arts Décoratifs de Paris - et je n'ai pas besoin de rappeler combien cette exposition a contribué à marquer son temps - la participation officielle des Pays-Bas n'avait fait aucune place au seul mouvement néerlandais qui comptait véritablement à l'époque (et qui est encore moderne aujourd'hui): le mouvement du Style, de Stijl, avec Van Doesburg, Mondriaan, Van der Leck, Oud, Rietveld, Domela, etc. C'est assez dire combien Sandberg nous fut nécessaire.
L'emblème de l'année européenne de la musique.
le 21 juin 1985, l'été sera inauguré en Europe par un jour férié de la musique dans le cadre de l'année musicale européenne, une initiative due au Parlement de Strasbourg. Louis Smit, le rédacteur en chef de Trefpunt, la revue officielle du ministère du Bien-Etre, de la Santé et de la Culture, nous promet ce jour-là aux Pays-Bas de la musique de professionnels et d'amateurs dans les rues, les parcs, les églises, les écoles, les kiosques à musique, les hôpitaux, les prisons, les maisons de vieillards, les centres commerciaux, les cantines... Peut-être pourra-t-on se réfugier dans les salles de concert pour goûter le bonheur d'écouter le silence?
monsieur roland schaer, directeur de l'Institut français de La Haye, a obtenu de France Culture l'enregistrement radiophonique d'une série de dialogues franco-néerlandais qu'il a pu organiser en public au Palais des Congrès de La Haye devant des salles combles. Ainsi, l'écrivain Cees Nooteboom et le néerlandiciste français Philippe Noble ont dialogué sur la littérature néerlandaise, ‘un champ à explorer’; le pacifiste inconditionnel Mient Jan Faber et André Glucksmann se sont accrochés sur le thème Ni rouge, ni mort; Abram de Swaan et Jacques Donzelot ont recherché le ‘social’ entre le public et le privé; Harry Mulisch et Marek Halter ont discuté sur l'antinomie Histoire et Littérature; Rudy Kousbroek et Roland Topor ont divagué sur un sujet - si sujet il y a - intitulé De la divagation... enfin, le bourgmestre de la capitale Ed van Thyn et le romancier Dominique Fernandez, Prix Goncourt, ont philosophé sur Amsterdam. J'ai assisté à La Haye à l'enregistrement des deux derniers dialogues. Topor et Kousbroek ont en effet divagué à coeur en veuxtu. A proprement parler, il n'y a pas eu de dialogue, mais l'exploitation de moments ludiques, oniriques, calembouresques où le coq-à-l'âne tenait lieu de fil conducteur. Topor avait une prédilection pour les mots onomatopéiques en traduction et il s'inquiétait du phénomène qui transformait le ‘cocorico’ du coq gaulois en ‘kukeleku’ du coq batave à quelques kilomètres de distance. Il nous indiqua également la stupeur d'un interlocuteur japonais parce que le Francais n'utilisait pas d'onomatopée pour définir le bruit que fait la barbe qui pousse. Kousbroek, tout à l'idée que la poésie est errance consentie, voire obligatoire, misait sur la notion de surprise que toute divagation devait nécessairement apporter. Le non-sens élevé au rang de débat public, il y avait là de quoi déranger plus d'un politicien. Ce ne fut pas un débat sans sujet précis qui opposa Ed van Thyn à Dominique Fernandez. Et pourtant il n'y avait rien de plus vague que la notion ‘Amsterdam virgule Amsterdam’. Le romancier français, à l'instar de tant de ses confrères dans le passé, brossa un tableau idyllique d'Amsterdam, ville de tolérance, de libertés, de droits reconnus aux proscrits, aux minorités ethniques et religieuses, ville, enfin, aux lois coutumières sacro-saintes autorisant à vivre la différence. Amoureux de l'Italie par excellence, Fernandez trouve à Amsterdam un climat moral que l'Italie lui refuse; ce pays d'art et de sensualité ne lui donne jamais le sens de la liberté que lui apporte Amsterdam. Il en rend responsable la corruption italienne, l'esprit de copinage et l'absence de tout comportement démocratique. Ed van Thyn jugea de son devoir d'altérer cette image édénique d'Amsterdam en relevant les innombrables conflits, incompréhensions, difficultés raciales, obstacles financiers auxquels la municipalité se heurte chaque jour. Incidemment, il parla du problème de la drogue dont Amsterdam aux yeux du monde est l'illustre exemple sordide. Or, la mauvaise réputation de la ville que lui donnent les mass-media est pour le moins usurpée, car Amsterdam a un pourcentage infiniment plus bas de drogués que Rome par exemple qui connaît deux fois plus d'esclaves des stupéfiants que la capitale des Pays-Bas. Mais Amsterdam poursuit au grand jour une politique d'aide et | |
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de guérison qui repose sur la nécessité de faire disparaître le fléau de la toxicomanie par des mesures souvent spectaculaires de réinsertion et de non-répression. Dans une ville où vingt à vingt-cinq pour cent de la population est composée de minorités ethniques et où sur cent personnes 15 individus travaillent et 85 pas, il y a d'autres tensions sociales et humaines souvent plus graves. Au fur et à mesure que Van Thyn parlait des problèmes à affronter, comme celui des musiciens dans les parcs ouverts la nuit et qui empêchent le bourgeois de profiter de son sommeil, ou celui de la vente d'objets les plus divers dans la rue, qui contrarie le chiffre d'affaires des commerçants fermant boutique à heure fixe, ou celui des provos d'antan et des alternatifs d'aujourd'hui, celui des homosexuels, des artistes en colère, des squatters, etc., je voyais se former devant mes yeux une farandole de citoyens émancipés entourée d'une bande d'empêcheurs de danser en rond. Les réserves exprimées par le bourgmestre et son souci de faire cohabiter tout le monde en atténuant les dissensions, témoignaient d'un tel esprit de tolérance, d'une telle foi dans la tradition, qu'ils rejoignaient par une involontaire démonstration par l'absurde l'enthousiasme inconditionnel de Dominique Fernandez pour son Amsterdam. En vérité, l'impondérable continuité du comportement social, du courage civique, de la sensibilité collective des Amstellodamois est le mieux définie par la grève générale qui paralysa - fait unique dans les pays occupés - en février 1941 la totalité de la capitale lors des premières mesures antijuives. Le bourgmestre rappela que la population s'était réunie motu proprio et unanimement pour clamer d'une seule voix qu'elle refusait ‘aux sales boches de mettre leurs sales pattes sur ses sales juifs’.
Louki le lion né en 1971 pour des séquences publicitaires de quatre secondes.
toute ma vie j'ai entretenu des relations familiales avec de merveilleux personnages dessinés et animés dans le rythme de notre temps: Mickey la souris, Donald le canard, Pluto le chien, mais aussi avec Popeye le marin, Zozor le bébé, Gertie le dinosaure, Felix le chat, Koko le clown, le petit Roi, Flip la grenouille, Betty Boop, Oswald le lapin... Ils sont vivants dans mon esprit comme les acteurs de l'épopée d'Homère dans l'Odyssée et l'Iliade. Je ne fais sans dire aucun rapprochement entre les douze Grands Dieux de l'Olympe ou les innombrables Héros de l'Antiquité grecque et les Petits Etres turbulents, espiègles, courageux, voire moralisateurs inventés par les dessinateurs de génie, mais ces derniers ont davantage occupé mon enfance que leurs ‘concurrents’ mythologiques. Et oserais-je avouer que Louki le lion, qui accompagne pendant quelques secondes des spots publicitaires à la télévision aux Pays-Bas et en France, retient mieux mon attention que les produits de notre société de consommation mis en vedette par les annonceurs? Joop Geesink, le père inspiré de Louki le lion, vient de mourir et comme un lionceau meurtri je porte le deuil de ce poète de l'animation. l'institut de sciences sociales de La Haye organise des cours sur les techniques les plus diverses qu'un homme d'affaires (ou un débutant dans le métier) doit pouvoir maîtriser: la discussion dans les conférences professionnelles nationales et internationales, la rédaction de compte-rendus, l'analyse de bilans et de balances des comptes, l'appréciation en matière de sélection et d'engagement de personnel, etc. Que de secrets bien gardés à appréhender si l'on veut réussir dans la vie. L'un des cours a pour objet ‘l'efficacité dans le bon usage du téléphone’. Il vous en coûte 780 francs pour six heures de cours. J'ai évidemment téléphoné pour avoir de plus amples renseignements. Au bout du fil, quelqu'un m'a répondu: ‘Allo!’ Je n'avais pas perdu mon temps. Il est instructif de rapprocher cette anecdote du désir des jeunes Néerlandais entre 8 et 15 ans de pouvoir disposer de leur propre réseau téléphonique.
une figure de proue de la politique internationale quitte le devant de la scène: le Néerlandais Joseph Luns, soixante-douze ans. Secrétaire général de l'OTAN depuis 1971, il cède son fauteuil à l'ancien ministre des Affaires étrangères du Royaume Uni, Lord Carrington. Joseph Luns a été une institution à lui tout seul. Entré en 1952 à l'âge de quarante et un ans dans le troisième gouvernement formé par Willem Drees, chef du parti travailliste, comme ministre sans portefeuille chargé, aux côtés de Johan Beyen, titulaire du poste, des Affaires étrangères, Luns devint quatre ans plus tard ministre des Affaires étrangères à part entière dans le quatrième et dernier cabinet Drees. Il allait rester au pouvoir jusqu'en 1971 dans tous les gouvernements successifs pendant dix-neuf ans; c'est une | |
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Joseph Luns et Charles de Gaulle. 1963.
prouesse dont les chances de renouvellement sont minces dans mon pays. Luns n'était pas un ministre de tout repos. Sans doute n'était-il pas cynique comme Johan Beyen qui donnait l'impression qu'il préférait se mettre le monde entier à dos plutôt que de renoncer à faire un bon mot. On se souvient encore qu'il désigna à un cercle d'amis dans une réception une dame qui venait d'entrer en disant que c'était le premier Picasso vivant qu'il lui était donné de voir. Beyen avait un violoncelle comme violon d'Ingres et à l'issue d'un concert donné par un quatuor auquel il participait alors qu'il était en poste comme ambassadeur à Paris, il déclara qu'un violoncelliste avait en commun avec un diplomate le fait qu'on ne s'apercoit de sa présence qu'à ses fautes. Le passe-temps de Luns était le dessin ou plutôt le dessin de bateaux de guerre. J'étais assis à ses côtés au cours des réunions de la délégation néerlandaise auprès de l'ONU lors de la sixième session de l'Assemblée Générale qui s'est tenue à Paris en novembre 1951. J'avais été nommé attaché de presse de la délégation dont le Conseiller d'Ambassade Joseph Luns faisait partie en qualité de représentant suppléant. Tout en écoutant et en intervenant dans la discussion, il dessinait avec une minutie singulière tantôt un dreadnought, tantôt un submersible ou je ne sais plus quel bâtiment logistique. On m'a affirmé qu'il a continué ses prouesses graphiques pendant les conseils de ministres auxquels il a assisté pendant près de vingt ans. En somme, il était graphiquement destiné aux fonctions de secrétaire général de l'OTAN qu'il allait occuper pendant treize ans. Encore un record qu'il sera difficile de battre. Lors de la visite du président de la République française aux Pays-Bas au début de cette année, Monsieur François Mitterrand a offert une réception à ses hôtes néerlandais au Rijksmuseum d'Amsterdam. Je rencontrai Joseph Luns devant un tableau représentant le port d'Amsterdam peint par Willem van de Velde le Jeune. On y voit le grand vaisseau de guerre le Lion d'Or aux couleurs de l'amiral Cornelis Tromp. Il y a des coïncidences qui ne trompent pas. Beyen et Luns revendiquent la paternité d'un mot d'esprit que l'un d'eux a sûrement prononcé. C'était au temps où ils s'occupaient tous deux, comme je l'ai dit, des relations extérieures des Pays-Bas. A la question de savoir pourquoi la Hollande s'offrait le luxe d'avoir deux ministres des Affaires étrangères, l'un ou l'autre a répondu: ‘Tout a fait normal, nous sommes un petit pays, donc l'étranger pour nous est grand’. |
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