| |
| |
| |
Anna Maria van Schurman, autoportrait à 33 ans (collection Musée 't Coopmanshûs, Franeker).
| |
| |
| |
Anna Maria van Schurman
Savante et mystique (1607-1678)
Le nom d'Anna Maria van Schurman était depuis longtemps rentré dans l'ombre quand, en 1978, les PTT néerlandais lui consacrèrent un timbre rappelant au grand public qu'elle mourut il y a trois siècles. Mais ceux qui voulurent en savoir davantage sur elle ne trouvèrent à son sujet qu'une maigre moisson de publications récentes. Bien qu'elle eût été célèbre au dix-septième siècle parmi les savants du monde entier pour sa connaissance des langues anciennes et de la théologie, la plupart de ses admirateurs se détournèrent d'elle quand elle devint la plus fervente disciple du réformateur et mystique français Jean de Labadie. Son attitude déçut à tel point ses amis, que même après sa mort on continua à bouder celle qui fut le premier étudiant féminin de l'Université d'Utrecht.
| |
Une fille douée de talents extraordinaires.
Ses parents, Fréderik van Schurman et Eva van Harf, originaires d'Anvers, avaient opté pour la religion réformée, comme tant d'habitants des Pays-Bas du sud à cette époque. Afin d'échapper aux persécutions, ils cherchèrent un refuge à Cologne, où Anna Maria naquit le 5 novembre 1607. Joost van den Vondel avait vu le jour dans la même ville, exactement vingt ans avant elle, également de parents anversois réfugiés. Ne s'y sentant plus en sécurité, la famille Van Schurman finit par s'établir à Utrecht en 1615 et ce sera dans cette ville, que leur fille passera la plus grande partie de sa vie.
Disposant d'une assez coquette fortune, le père Schurman fit donner à ses deux fils une instruction assez solide. Dès son plus jeune âge, ce fut Anna Maria qui parut la plus douée des trois enfants. Elle répondait aux questions posées à ses frères avec plus de facilité qu'eux, alors qu'elle n'avait qu'attrapé au vol l'enseignement qu'on leur inculquait. Elle jouissait en outre d'une exceptionnelle dextérité et au Musée de Franeker en Frise on conserve d'elle des découpages, des portraits dessinés ou peints et des broderies. Elle était inscrite à la Guilde St. Luc d'Utrecht comme peintre, sculpteur et graveur. Pour elle pourtant, ces travaux ne furent que de simples distractions.
Ce fut surtout pour les talents de son esprit, sa connaissance des langues anciennes et modernes qu'elle devint célèbre. Elle parlait et écrivait le latin, le grec et l'hébreu, apprit les langues orientales et s'adonna à toutes les sciences. Par ces études elle ne poursuivait qu'un seul et unique but: cultiver la théologie et l'Ecriture sainte.
Son père, homme très religieux, qui l'aimait et qu'à son tour elle adorait, l'avait persuadée de renoncer au mariage et sur son lit de mort il lui avait demandé une promesse formelle à ce sujet. Elle avait alors 16 ans. La famille vivait à cette époque à Franeker où le frère aîné d'Anna Maria suivait des cours de médecine, mais après la mort du père, sa mère retourna à Utrecht avec ses enfants.
| |
Etudiante clandestine.
Gijsbert Voetius, professeur de théologie à Utrecht, grand antagoniste de Descartes, émerveillé des multiples connaissances d'Anna Maria, céda au désir qu'avait la jeune fille de suivre ses cours. Comme il était indécent à cette époque d'admettre une femme dans un auditoire masculin, on fit construire pour elle une loge spéciale d'où elle pouvait écouter, mais cachée derrière un rideau. Quand tous les étudiants étaient entrés, elle traversait rapidement
| |
| |
Fragment d'une lettre d'Anna Maria van Schurman (Algemeen Rijksarchief, La Haye).
la rue avec une servante pour aller prendre place dans sa cachette.
D'une extrême modestie, elle aurait également voulu poursuivre ses études personnelles à l'insu du monde, mais comme elle le dira elle-même plus tard dans ses mémoires écrits en latin, Eucleria ou le choix de la meilleure part, ce furent Voetius et d'autres savants qui la traînèrent sur le théâtre du monde! Quand l'Ecole Illustre d'Utrecht devint une Académie en 1634, Anna Maria consacra à cet événement deux poèmes, l'un en néerlandais, l'autre en latin. Ce dernier surtout contribua grandement à sa réputation dans le monde savant international; son professeur Voetius l'avait incitée à l'écrire parce qu'il la considérait comme la meilleure latiniste de la ville.
Dès lors elle fut accablée de louanges et de lettres auxquelles elle répondait en latin ou en hébreu et dont certaines furent publiées dans Opuscula, édition parue en 1648, qui contient également des essais et des poèmes en latin. Une femme aussi instruite avait de quoi intriguer le monde: la reine de Pologne lui rendit visite en passant par Utrecht et son historien français, Jean le Laboureur, relate qu'‘Anna Maria argumenta très subtilement avec Monsieur d'Orange en latin sur quelques points de théologie. Elle répartit aussi fort élégamment en la même langue, au compliment que je lui fis pour Madame la Maréchale et parla le grec
| |
| |
ancien avec le médecin de la reine’. Lors d'une visite d'Anne Geneviève de Bourbon-Condé, duchesse de Longueville, le chroniqueur Joly mentionne qu'on lui parla en latin, qu'on lui posa plusieurs questions sur la prédestination et qu'elle répondit dans une langue infiniment mieux formulée que celle de ceux qui la questionnaient.
Aussi Jean-Louis de Balzac à qui on avait fait lire certains de ses poèmes latins écrivit-il à un ami: ‘Il faut avouer que Mlle Schurman est une merveilleuse fille et que ses vers ne sont pas les moindres de ses merveilles. Je ne pense pas que cette Sulpicitia, que Martial a si hautement louée en fit de plus beaux ni de plus latins. Mais qu'il y a de pudeur et d'honnêteté parmi les grâces et les beautés de ses vers!’
Descartes qui lui rendit souvent visite, admirait la pureté de son français, la perfection de son latin, ses ouvrages artistiques et il avait beaucoup de respect pour son amour de la solitude et des prières. Toutefois, Anna Maria subissant de plus en plus l'influence de Voetius, Descartes regrettait qu'elle ne fût pas catholique, mais une calviniste bornée! Au cours d'une de ses visites, l'auteur du Discours de la méthode vit sur sa table une bible en hébreu. Il fit remarquer qu'une personne aussi douée ferait peut-être mieux de consacrer son temps à des choses plus intéressantes. Anna-Maria ne lui pardonna pas ces paroles et évitant tout contact avec des personnes ‘profanes’, même très savantes, elle renonça aussi à ses conversations...
| |
La femme et l'étude des sciences.
On pourrait citer encore maintes louanges de savants néerlandais et étrangers adressées à une femme dont l'intelligence était égale sinon supérieure à un grand nombre de ses contemporains masculins. Cela remit sur le tapis l'éternel problème de l'égalité des hommes et des femmes dans l'étude des sciences, sujet traité également par Marie de Jars de Gourmay, la grande admiratrice de Montaigne, avec qui Anna Maria van Schurman correspondait.
Bien que très dévouée à la religion, Anna Maria rejetait également l'attitude des églises envers les femmes, et dans son poème néerlandais
Anna Maria van Schurman, autoportrait à 30 ans (collection Musée 't Coopmanshûs, Franeker).
écrit à l'occasion de l'ouverture de l'Académie d'Utrecht, elle engagea même les femmes à négliger leur miroir et leurs parures extérieures afin de rechercher la vraie beauté dans ‘la salle de Pallas’. Relatons ici par parenthèse que l'Université Libre (protestante) d'Amsterdam vient d'adjoindre au cours d'histoire une chaire pour l'étude de l'histoire de la femme. Les étudiants qui choisiront cette branche ne pourront certainement pas omettre l'essai d'Anna Maria van Schurman Amica Dissertatio inter Annam
| |
| |
Découpage d'Anna Maria van Schurman (collection Musée 't Coopmanshûs, Franeker).
Mariam Schurmanniam et Andr. Rivetum de capacitate ingenii muliebris ad scientias (1635), traduit en français par Guillaume Colletet, membre de l'Académie française, sous le titre: Question célèbre, s'il est nécessaire ou non que les filles soient savantes? Elle ne supportait pas que certains osassent affirmer qu'il était impossible aux femmes de s'appliquer aux sciences. Elle appuyait sa thèse de quatorze arguments et réfutait ceux de ses antagonistes. Cette brochure fit beaucoup de bruit à l'époque et fut saluée avec enthousiasme en Hollande et à l'étranger.
| |
Le revirement.
Tous ses succès n'éloignèrent pourtant pas Anna Maria du but qu'elle s'était imposé: arriver à la vie de dévotion des premiers chrétiens. Elle ne cachait pas à quel point les prêches des directeurs d'église d'Utrecht la désappointaient et les blâmait ouvertement, critiquant leurs textes secs et froids et leur manque de savoir. Elle refusait même de les considérer comme des serviteurs du Christ. Ces critiques ne furent évidemment pas tolérées par les pasteurs de la ville
Probablement un portrait du frère d'Anna Maria Schurman, Johan Gotschalk (Musée 't Coopmanshûs, Franeker).
qui se vengèrent en parlant d'elle avec mépris, ridiculisant sa piété outrée et la calomniant autant que possible auprès de ses concitoyens. Elle finit par ne plus fréquenter leurs temples et réunit quelques amis fidèles pour prier et lire la Bible. Après un voyage en Allemagne, elle se fixa quelque temps à la campagne dans la Gueldre.
Au cours de cette période, vers 1662, son frère Jan Godschalk visita plusieurs Universités à l'étranger et fit connaissance à Genève avec Jean de Labadie, dont les sermons l'avaient profondément touché. Il fit part de ses impressions à sa soeur qui chercha sans tarder à entrer en relation avec ‘ce héros de la foi’ comme elle l'appelait.
| |
Fervente disciple de Jean de Labadie.
Au 17e siècle, on a vu plusieurs réformateurs, faute de trouver dans les églises protestantes une vie spirituelle qui répondît à leurs aspirations, créer de nouvelles sectes telles que les quakers en Angleterre, les anabaptistes en Allemagne, les frères moraves en Moravie, les sociniens en Italie, les labadistes aux Pays-Bas. Ces sectes avaient parfois des ramifications
| |
| |
Plan d'une partie de la Frise où était situé l'ancien château de Wiewerd.
dans divers pays et certaines existent encore aujourd'hui.
Jean de Labadie, né en France, à Bourges, en 1610 et mort à Altona près de Hambourg en 1674, fréquenta dès l'âge de sept ans le collège des Jésuites de Bourdeaux. Son père, noble, gouverneur de Bourg, lui imposa des études de droit qui lui ouvrirent plus tard l'accès à un poste important dans son pays. Au cours de ses études, Jean de Labadie constata que le Royaume de Dieu l'intéressait bien plus qu'un royaume terrestre. D'abord Jésuite, ensuite membre de la congrégation de l'Oratoire, il s'en détourna pour adhérer à la doctrine rigide des Jansénistes et se convertit finalement au protestantisme à Montauban en 1650.
Ces différentes étapes ne se passèrent pas sans critiques et poursuites, surtout de la part des Jésuites. Les protestants, en revanche, l'accueillirent comme un nouveau Calvin. Le monde affluait pour entendre ses sermons et quand il partit pour Genève, un grand nombre d'adeptes le suivit en cette ville où Calvin, 123 ans avant lui, avait été l'apôtre de la religion protestante.
En Hollande, théologiens et pasteurs protestants étaient très divisés à cette époque et lorsque l'église wallonne de Middelbourg après la mort de son pasteur, invita Jean de Labadie à remplir cette fonction, beaucoup de protestants hollandais espérèrent qu'un tel prédicateur parviendrait à réconcilier les antagonistes. Sachant qu'Anna Maria van Schurman était en correspondance avec lui, on s'adressa à elle pour appuyer la demande de Middelbourg. Labadie accepta, Genève le vit partir avec regret et sa barque le mena d'abord à Utrecht où il fut accueilli par Anna Maria. Il y resta dix jours pendant lesquels les sommités de l'église protestante vinrent le saluer. Ce fut aussi à Utrecht qu'il fit, en Hollande, ses premiers sermons, lesquels attirèrent de grandes foules.
Bien qu'il eût été reçu à Middelbourg comme le sauveur de l'église protestante, les attaques contre lui ne tardèrent pas à éclater. Elles raffermirent de Labadie dans la conviction qu'il devait se séparer des églises existantes pour former une nouvelle secte, conviction qu'il avait déjà exprimée dans ses écrits Idée d'une bonne Eglise et Eglise à part. Chassé de Middelbourg par les autorités de l'église, il continua à prêcher à Veere où beaucoup d'adeptes l'avaient suivi. On ne cessa toutefois pas de le poursuivre et de guerre lasse il se rendit à Amsterdam où il espérait créer sa propre église. Anna Maria van Schurman trouva pour lui une maison où il put installer sa communauté. Elle-même vendit tous ses biens à Utrecht pour devenir labadiste; désormais elle sera ‘la mère’ de la nouvelle secte et de Labadie, ‘le père’. Même ses meilleurs amis, dont Voetius et Huygens essayèrent de l'en dissuader, mais plus rien ne la fera reculer. Pour elle, elle avait choisi ‘la meilleure part’. On attendait d'elle une déclaration qu'elle fit quelques années plus tard: il s'agissait d'un ouvrage en latin Eucleria ou le choix de la meilleure part dont le premier tome parut en 1672, le second, après sa mort. C'est une sorte de confession de sa vie qui a de lointains rapports avec les Confessions de Saint-Augustin, surtout par le ton d'humilité quant aux actes de sa vie. Elle n'a de toute évidence jamais ‘vécu’ comme saint Augustin, ni ‘péché’ comme lui.
| |
| |
Couverture de ‘Eucleria ou le choix de la meilleure part’ (1672).
Ce choix de la ‘meilleure part’ l'entraîna dans une véritable odyssée. Devenue insensible aux misères de la vie terrestre, elle poursuivit sa route comme une illuminée. Honni par ceux qui l'avaient soutenu, ridiculisé par la foule, de Labadie fut sommé de quitter Amsterdam. Anna Maria van Schurman fera cette fois appel à son ancienne amie, la Princesse Palatine Elisabeth, célèbre par ses relations avec Descartes. Quand celle-ci accueillit en effet les labadistes à Herford en Westphalie en 1670, ils n'étaient plus qu'une cinquantaine. La liberté dont ils jouissaient au début ne dura guère et ils furent une nouvelle fois obligés de chercher un gîte ailleurs. Ils se fixèrent alors à Altona dans le Holstein où ils trouvèrent enfin un répit, qui permit à Anna Maria d'écrire son Eucleria, édité et imprimé par l'imprimerie des Labadistes à Altona. Après la mort de Jean de Labadie en 1674, un de ses plus anciens disciples, Pierre Yvon, reprit la direction de la communauté. La guerre qui menaçait d'éclater entre le Danemark et la Suède fut cette fois la cause d'un nouveau déménagement. Un de leurs anciens adeptes, Cornelis van Aerssen, gouverneur du Surinam, mit à leur disposition son château de Wiewerd dans la Frise. Anna Maria y acheva la seconde partie de son Eucleria et y mourut le 14 mai 1678, âgée de 70 ans. Quelques années après sa mort, la Communauté des Labadistes cessa d'exister. Ils laissèrent pourtant une trace. Dans son Eglise des temps classiques, Daniel-Rops considère de Labadie comme l'annonciateur, par avance, des piétistes qui se répandirent, eux, dans
différents pays: c'était ‘un néoprotestantisme, assez indifférent aux dogmes, passionnément attentif, en revanche, aux puissances du sentiment, aux expressions personnelles ou communautaires de l'inspiration et aux oeuvres de la charité’.
SIMONNE DUBOIS
Membre du comité de rédaction des ‘OEuvres complètes d'Isabelle de Charrière’.
Adresse: Thorbeckelaan 551, NL-2564 LC Den Haag.
| |
Ouvrages consultés.
a.m. van schurman, Eucleria, avec une introduction du prof. dr. S. van der Linde (1978).
dr. g.d.j. schotel, Anna Maria van Schurman (1853).
a.m.h. douma, Anna Martia van Schurman (1924). |
|