Septentrion. Jaargang 13
(1984)– [tijdschrift] Septentrion– Auteursrechtelijk beschermd
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Une épopée des Pays-Bas en français.
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Du picaresque à l'épique.Dans sa Légende, Charles De Coster nous raconte rien de moins que l'épopée des Pays-Bas. L'épopée glorifie des héros. On peut se demander toutefois si De Coster a consacré son livre à des héros ou à des fourbes. En effet, Tijl, lointain descendant de Reinaert le renard, incarne le prototype du farceur, le pendant néerlandais (et allemand) du pícaro espagnol Lazarillo de Tormes. L'on sait que ce dernier trompe son maître, un mendiant aveugle, pour s'en venger ensuite d'une manière rusée et cruelle lorsque ses méfaits sont découverts. Tout porte à croire que le Tijl de la légende allemande et néerlandaise ne dut en rien le céder à son compère espagnol. De tout cela, il reste des traces chez De Coster: là, par exemple, où Tijl (I, 35) faisant tinter des pièces de monnaie, attire dans une auberge douze aveugles qui, après s'être empiffrés, se feront, en guise de dessert, rosser par l'aubergiste. Dans une société où la disette s'est généralisée, man- | |
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ger est un acte sacrilège. Celui qui mange quand même doit être puni d'une peine exemplaire. Mais Tijl lui aussi mange et, de surcroît, il cherche à bien manger. Et son ami, Lamme, mange beaucoup trop! Pourtant Tijl fait payer les aveugles. Etant sans le sou, ils se font rouer de coups de bâtons... Tijl leur apprend ainsi à se soucier des réalités, les incitant à se défier de la charité. Tijl se venge de la société en mettant à nu les fondements cruels sur lesquels elle repose. Lui aussi, enfant de son époque, est cruel. Il vit dans un univers où les défavorisés n'ont aucun espoir de se voir faire justice. Le jeune Tijl ressemble à son oncle, le cynique Josse Claes, qui pousse des pèlerins impotents à se battre en l'honneur de la Sainte Vierge, leur faisant croire qu'ils obtiendront la guérison de leur infirmité. Tijl et son oncle, qui dans la suite se battront tous deux pour la liberté, sont des éducateurs du peuple. On ne peut dénier à Tijl une certaine conscience de classe. Il déteste travailler comme apprenti au service d'un maître. Il rejette la discipline, il s'oppose aux cadences. Il change de métier comme de chemise. C'est un anarchiste instinctif. Avoir métamorphosé ce farceur en héros, voilà l'originalité dont on peut créditer De Coster. Dès le livre deux, nous voilà en présence d'un poème épique au vrai sens du terme. Un héros incarne les qualités collectives d'un peuple: dans le cas qui nous occupe, l'art de jouir de la vie. Or, comment un homme pourrait-il jouir s'il ne voit autour de lui que des raisons de se scandaliser? A cette question éminemment actuelle, Tijl répond d'une façon énergique: il se révolte. Il fallait donc que De Coster le sorte du Moyen Age finissant pour le situer dans le contexte du seizième siècle. Toutes les époques ne sont pas épiques. Le seizième siècle est pour les Pays-Bas ce que 1789 est pour la France et 1917 pour la Russie. C'est une époque où se scelle le destin d'un peuple. Les Pays-Bas se déchirent en deux entités géographiques: le Nord s'engage résolument sur la voie de l'indépendance alors que pour le Sud commence l'irréversible déchéance. Comme l'affirme Louis Paul Boon: ‘La Flandre, vaincue, mourut, tous les gueux y furent exterminés. Cette fois, c'était bel et bien fini.’ Dans le Sud, rançonné, pillé, privé de ses élites économique et culturelle - émigrées au Nord - les affaires courantes seront désormais expédiées par une classe qui se survit à elle-même, à savoir cette fraction de la haute noblesse qui s'est rangée inconditionnellement du côté de l'Inquisition et de la couronne espagnole. Tout au long du dixneptième, du dix-huitième et, en partie, du dixneuvième siècle, la noblesse réussira à se maintenir au pouvoir. Une classe, déjà sur le retour, en fait devenue socialement superflue dès le seizième siècle, tient le haut du pavé, entraînant par là même le déclin économique et culturel du Sud. La défaite infligée à la Flandre se révèle être d'une telle ampleur que celle-ci y perdra presque son identité culturelle. La francisation de la noblesse fut, bien entendu, un phénomène européen, mais elle n'eut de conséquences profondes qu'en Flandre où il n'existait plus de bourgeoisie nationale. La constitution belge de 1830 fut le résultat d'un compromis entre la bourgeoisie industrielle, en grande partie wallonne, et les grands propriétaires fonciers, pour l'essentiel des nobles flamands. Des deux partis politiques qui, dans un premier temps, vont exercer le pouvoir à tour de rôle, ce sera bientôt le parti catholique qui prendra le dessus. | |
‘Je suis de ceux qui savent attendre’.Charles De Coster était né le 27 août à Munich, où son père était intendant du comte | |
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Dessin de Maurice Langaskens pour l'édition de la Légende d'Ulenspiegel, sortie des presses de l'Office de Publicité.
Mercy d'Argenteau, archevêque de Tyr et nonce apostolique en Bavière. Certains commentateurs ont même cru reconnaître en ce prélat le véritable père de notre auteur. Mais il faut dire que leurs arguments peu convaincants n'ont pas réussi à ébranler la foi en l'état civil des biographes plus sérieux. Répétons donc qu'Augustin De Coster, natif d'Ypres, s'était marié avec Marie-Marguerite Cartreuil, originaire des environs de Huy. Leur fils fera ses études secondaires chez les jésuites du collège Saint-Michel à Bruxelles. A dix-sept ans, il devient employé de banque à la Société Générale. Avec une vingtaine d'amis, il crée, le 15 septembre 1847, la Société des Joyeux, qui a pour but ‘d'encourager les essais littéraires de ses membres en leur donnant une certaine publicité et de fonder un journal entièrement composé d'articles faits par les sociétaires’. De Coster y publie contes, poésies et nouvelles, qui ne présagent en rien son génie futur. A l'age de 23 ans, il quitte la banque et s'inscrit à la faculté des Lettres de l'Université Libre de Bruxelles, où il n'obtiendra le grade de candidat que cinq ans plus tard. Il se lie d'amitié avec le jeune professeur Eugène Van Bemmel qui l'introduit dans un nouveau cercle littéraire, le Lothoclo, et le fera collaborer à la Revue Nouvelle, puis à la Revue Trimestrielle. Ce sont les années où De Coster est entraîné par une passion malheureuse pour la jeune bourgeoise Elisa Spruyt. Romantique, De Coster l'est aussi dans ses premiers essais littéraires, invariablement médiocres. En 1852, il écrit dans une lettre à Elisa: ‘Sais-tu ce que je veux; j'ai une passion, moi, elle est pour les Allemands et pour G. Sand. Puis j'aime Hoffmann, j'aime Schiller...’ Ce qui, ailleurs, ne l'empêchera pas d'afficher son admiration pour Hugo, Musset, Balzac, et son engouement pour Molière et Rabelais. Au futur père de l'Ulenspiegel, la germanophilie sert surtout de contrepoids à l'influence littéraire de la France. Rien de moins original dans les rangs des premiers écrivains belges, qui aspirent à une littérature ‘nationale’. Leur patriotisme s'exprime dans une abondante littérature historique, où le seizième siècle occupe une place de choix. ‘Il semble pourtant que l'on risque peu de se tromper en datant du milieu du siècle le déclin définitif de notre romantisme’, écrit M. Gustave Charlier dans Les lettres fançaises de Belgique (La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1958). Ce changement de climat culturel serait surtout le fait ‘de cette “Société des Joyeux” dont Charles De Coster avait été, en 1847, l'un des fondateurs... Là vont se recruter les principaux rédacteurs d'un hebdomadaire plein | |
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d'humour dont Félicien Rops, l'un d'entre eux, sera le verveux animateur: au début de 1856 sortira, en effet, de presse l'Uylenspiegel, journal des ébats artistiques et littéraires. C'est là que va se poursuivre, si l'on peut dire, à la fois en peinture et en littérature, la liquidation d'un romantisme désormais périmé.’ La question du réalisme en arts avait déjà soulevé une controverse en 1851, à l'occasion du Salon de Bruxelles, où Gustave Courbet avait exposé sa toile Casseurs de pierre. Mais ce sera au printemps 1857, après la publication de Madame Bovary, que la querelle éclatera au grand jour. Aux détracteurs de Flaubert qui lui reprochent son penchant pour ‘le laid, le hideux, le malpropre, le scrofuleux’, l'Uylenspiegel répond: ‘Les réalistes sont les hommes qui peignent la nature telle qu'elle est, ou du moins telle qu'ils la voient... Les romanciers comme M. Flaubert sont peut-être un peu crus, ils ont une verdeur et une sincérité que l'on trouve brutales parce que l'on est accoutumé aux choses imaginées par les romantiques et les fantaisistes.’ En cette année 1857, De Coster réunit en volume ses Légendes flamandes, première manifestation d'un talent puissant; deux de ces quatre légendes avaient déjà paru dans l'Uylenspiegel. On y voit la naissance d'un style et d'une langue que, malgré les archaïsmes, on aurait tort de vouloir réduire à un pastiche de la langue du moyen âge ou du seizième siècle. La patine dont De Coster couvre sa langue est fonctionnelle: elle correspond au sujet. Laissons l'auteur s'expliquer lui-même: ‘Un croyant du moyen âge a sculpté naïvement dans le chêne les personnages et les épisodes de la légende que je viens de raconter. Quant à moi, si j'ai essayé de traduire en français du vieux temps, c'est tout simplement pour arriver à plus de vérité, et aussi par amour pour cette belle langue, châtrée aujourd'hui si vilainement.’ Mais déjà un malentendu est né. De Coster est nommé employé aux Archives du Royaume, parce qu'on le croit spécialiste en ancien français. Il en profite pour fouiller dans les chroniques et les procès de sorcellerie du seizième siècle, car dès 1856 son ambition est née: écrire cette vaste Légende d'Ulenspiegel qui fasse du vieux farceur flamand le protagoniste d'une
A Damme en Flandre, quand Mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel, fils de Claes. (‘Légende d'Ulenspiegel’, L.I., Ch. I). Dessin de Paul Collet.
guerre de libération nationale. Le livre aurait paru en 1864 si Félicien Rops avait tenu sa promesse de réaliser les quarante eaux-fortes qu'il avait promises. Escomptant le succès de son Ulenspiegel, De Coster a abandonné les Archives royales: il met à profit le retard d'impression pour remanier son manuscrit. Fin 1867 il est pris de hâte: il veut tenter sa chance pour le prix quinquennal de la période 1863-1867. | |
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Ulenspiegel invite les aveugles à festoyer à l'hôtellerie de la Trompe à Uccle: ‘Voici neuf florins, venez manger. Sentez-vous l'odeur des fricassées?’ (‘Légende d'Ulenspiegel’, L.I., Ch. XXXV). Dessin de Paul Collet.
L'éditeur parisien a bien de la peine à déchiffrer un manuscrit de plus de mille pages bourré d'archaïsmes et d'expressions flamandes. Pour comble de malheur, De Coster continue à retravailler son texte sur les épreuves. Faut-il s'étonner que le livre terminé soit rempli de coquilles? Il faudra attendre 1959 pour que la première édition scientifique, réalisée par M. Joseph Hanse, élimine les centaines de fautes qui avaient été reproduites telles quelles dans toutes les éditions successives jusqu'à cette date. Précisons que De Coster s'était vu refuser le prix quinquennal et que son chef-d'oeuvre n'avait récolté que de l'indifférence. Le plus grand écrivain belge devait mourir dans la misère le 7 mai 1879 à Ixelles, commune de Bruxelles. I1 avait écrit un jour à sa fiancée: ‘je suis de ceux qui savent attendre.’ | |
Le seizième siècle dans le miroir déformant du dix-neuvième.Mais en 1856 le collaborateur du journal Uylenspiegel est moins patient. Excédé par les bien-pensants belgicistes, il plaide en faveur d'un rapprochement entre la Belgique et les Pays-Bas. Dès la même époque, il propage l'idée d'une communauté économique entre les deux pays. Il réclame pour les ouvriers le droit de s'associer librement, ce qui, en vertu des articles 414 et 415 du code pénal belge, leur était strictement interdit. En outre, il se déclare favorable au mouvement d'émancipation culturelle qui se manifeste en Flandre tout en approuvant les Flamands là où ils exigent d'être traités sur pied d'égalité en matière linguistique. A l'occasion d'une grève déclenchée à Gand par les ouvriers de l'industrie textile et à laquelle une sévère répression allait mettre fin, il réclame la suppression de l'interdiction de faire grève. Bref, De Coster se présente comme un des porte-parole des libéraux progressistes auxquels les dirigeants socialistes ne tarderont pas à s'allier dans la lutte pour le suffrage universel. Toutefois, la bourgeoisie progressiste se trouve, dans la Belgique de ce temps, dans un vide politique: en vue de se rattacher à une tradition, de se trouver des ‘ancêtres’, elle se voit obligée de remonter dans le passé, bien au-delà de 1830, jusqu'aux gueux du seizième siècle. A | |
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cette même époque, Charles De Coster suit les cours donnés à l'U.L.B. par le professeur d'histoire Altmeyer. En mars 1856, à l'occasion d'une série de conférences consacrées à la guerre de Quatre-Vingts Ans, l'hebdomadaire Uylenspiegel relate comment le professeur Altmeyer, devant un amphithéâtre comble, s'en était pris à ceux qui attribuent au duc d'Albe ‘un coeur d'homme’: ‘Non! ce n'était pas un homme, c'était une hideuse caricature de Satan!’. Toujours d'après l'orateur, Philippe II appartient ‘au rang des assassins vulgaires’. De tels propos serviront de caution scientifique au manichéisme qui caractérisera La Légende d'Ulenspiegel, au contraste criant entre le héros libérateur Tijl et le sinistre tyran Philippe II. La liberté de conscience, le libre examen, voilà aux yeux d'Altmeyer, les objectifs majeurs du combat mené par les gueux. Les problèmes du 19e siècle se trouvent ainsi projetés au seizième. Dans sa Légende d'Ulenspiegel, De Coster distingue deux tendances au sein du parti des gueux: d'un côté l'anticléricalisme sectaire dont Lumey se fait le porte-parole, de l'autre la tolérance incarnée par Guillaume le Taciturne. Tijl choisit son camp sans la moindre ambiguïté: il s'oppose à Lumey (à la suite de l'ordre donné par ce dernier de pendre un certain nombre de moines faits prisonniers. ‘Parole de soldat n'est plus parole d'or’, IV, 8) et défend la stratégie adoptée par le Taciturne à l'encontre du scepticisme que lui manifeste à ce propos son ami Lamme Goedzak (III, 29 et 38). Dans son Geuzenboek (Livre des Gueux), Louis Paul Boon formule un tout autre jugement: il considère Lumey, en dépit de son extraordinaire cruauté, comme un authentique héros de la liberté, alors que le Taciturne ne fait que trahir la cause du peuple. Remarquons toutefois que Boon publia son livre en 1979. De Coster, lui, situe les gueux dans un contexte social tout différent: les divergences opposant au sein de l'alliance les libéraux progressistes (auxquels il appartient lui-même) et la classe ouvrière plus radicale, sont reportées au seizième siècle et présentées comme une lutte d'influence entre extrémistes et modérés. Pour ce qui est des émeutes iconoclastes, provoquées selon lui par les autorités espagnoles, De Coster ne réussit pas non plus à les situer correctement. Dans son livre Het hongerjaar 1566 (L'année de famine) (Amsterdam, Querido), Erich Kuttner présente ces émeutes comme autant d'exutoires suscités par la bourgeoisie calviniste et la haute noblesse. Ces dernières encourageant le peuple séditieux à briser les statues, entendaient ainsi l'empêcher de s'en prendre aux biens des classes possédantes, Kuttner signale aussi le conflit d'intérêts entre la grande et la petite noblesse. Représentée, entre autres, par Lumey, cette dernière, complètement ruinée, n'a rien à perdre dans une révolution, alors que des gens comme Guillaume le Taciturne s'efforceront avant tout de sauvegarder leurs privilèges sérieusement compromis par le pouvoir espagnol. Dans La Légende, Lamme Goedzak a donc parfaitement raison de se défier des convictions révolutionnaires du Taciturne. | |
Le message maçonnique.Toutefois, le centre de gravité de l'épopée se trouve ailleurs. Le 7 janvier 1858, De Coster adhère à une loge maçonnique bruxelloise. Devant cette ‘Loge des vrais amis de l'union et du progrès réunis’, il fait des conférences sur la Guerre de Quatre-Vingts Ans. Dans le registre des procès-verbaux tenu par la société, on peut lire, faisant suite au compte rendu d'une conférence faite le 11 mai 1867, le commentaire que voici: ‘Le Vénérable Maître en chaire, le Fr. P. Van Humbeek, se rendant l'interprète de l'Atelier, remercie, dans une chaleureuse improvisation, le Fr. Ch. De Coster. Il démontre que le travail de rénovation du XVIe siècle a quelque analogie avec les luttes intellectuelles de notre époque. Seulement, la lutte se portait alors sur les principes de la morale, en même temps que sur les dogmes des religions positives. Si aujourd'hui on s'attache moins à épurer l'idée religieuse, les idées morales restent en dehors de la lutte, parce qu'on a réussi à faire accepter la notion d'une morale indépendante de toute religion particulière: notion bienfaisante, même envers ceux qui l'attaquent aveuglément. C'est grâce à la Franc-Maçonnerie que ces idées font leur chemin. Conservons l'espoir qu'un jour elles triompheront et domineront le | |
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‘Et Smetse et ses manouvriers, regardant comme ils pouvaient du côté d'où venait la voix, virent, à travers les brouillards de poux, venir à eux un homme qui avait un manteau de drap d'or sur le dos’. ‘Légendes Flamandes: Smetse Smee’. Dessin de E. Van Offel.
monde.’ (Cité par Camille Huysmans dans son livre Le roman d'Ulenspiegel et le roman de Charles De Coster, Bruxelles, editions ESSEO, 1960, pp. 60-61). Les ‘Sept’ que Tijl se met à rechercher dans le livre de Charles De Coster ne sont rien d'autre que les fondements de cette nouvelle éthique universelle: Fierté noble, Economie, Vivacité, Appétit, Emulation, Rêverie des poètes et des sages, Amour. Ces sept valeurs sont considérées par De Coster comme les pendants des sept péchés capitaux: Orgueil, Avarice, Colère, Gourmandise, Envie, Paresse, Luxure. Et Camille Huysmans de remarquer: ‘Nous voyons apparaître les vertus qui, par exagération, se transforment en vices.’ Surpassant la notion de péché et la dichotomie bien-mal, les valeurs morales prônées par De Coster se distinguent, bien entendu, des valeurs chrétiennes. ‘Sept est mauvais, mais sept est bon’, voilà ce qu'on entend, à juste titre, dans la chanson finale. Apparue dans une vision à Kathelijne, la mère de Nele, la Sainte Vierge lui dit: ‘Satan,... un jour viendra où il n'y aura plus d'esclaves ni de maîtres, et où Christ qui est amour, Satan qui est orgueil, voudront dire: Force et science.’ (I, 79). Qu'il s'agisse là d'une des obsessions fondamentales de Charles De Coster, voilà ce qui ressort d'une annotation que Camille Huysmans a trouvée dans un carnet de notes appartenant à l'auteur: ‘Il faut coupler et lier le ciel et la terre, les puissances célestes et terrestres, pour attirer la puissance divine par les moyens élémentaires, car, dit-elle, je veux par le moyen des démons inférieurs attirer anges et petits dieux et, par ceux-ci, le grand Dieu, créateur de toutes choses.’ (De Coster met ces paroles dans la bouche de Nele dont il voulait d'abord faire une sorcière). Dans son avant-propos, Huysmans signale l'origine de cette obsession: ‘Sa note documentaire montre clairement que l'étude de Jean Wier et d'autres sceptiques du 16e siècle avait conduit le romancier à vouloir remonter aux origines de la démonologie. Il cite notamment Mani, le philosophe qui avait vécu en Perse au commencement du 3e siècle et avait cherché à expliquer le monde visible par un mélange de deux éléments éternels et contradictoires: la lumière du jour et le bien, l'obscu- | |
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rité de la nuit et le mal.’ Dans la Légende d'Ulenspiegel, cette tradition occulte est représentée par deux femmes: la sorcière Kathelijne et sa fille naturelle Nele (dont le père Joos Damman, sorcier et escroc, incarne le principe du mal). Ces deux femmes continuent à accomplir les rites païens devenus tabous depuis le triomphe du christianisme. Il est très significatif que De Coster ait eu recours ici à des personnages féminins. Qui a prétendu que les femmes ne jouent qu'un rôle secondaire dans son roman? Par l'intermédiaire de Kathelijne et de Nele, Tijl découvre l'existence des Sept et se voit confier la mission de partir à leur recherche (mission à laquelle Nele prêtera son concours). L'Inquisition accuse Kathelijne de sorcellerie. Les tortures qui la forcent aux aveux, la rendent folle. Cette femme opprimée se fait ainsi le porte-parole du paganisme opprimé. Le mariage unissant Nele et Tijl, l'une incarnant le paganisme, l'autre le calvinisme libre-penseur, doit déboucher sur la réconciliation, au sein des Sept, de tous les contraires. Ce sont les Sept qui abattent les frontières entre le bien et le mal. | |
Charles De Coster, entre le septentrion et le couchant.Les Sept signifient également l'abolition des frontières entre les Pays-Bas septentrionaux et les Pays-Bas méridionaux:
‘Quand le septentrion
Baisera le couchant,
Ce sera fin de ruines:
Cherche la ceinture.’
Et, un peu plus loin:
‘Septentrion, c'est Neerlande;Ga naar eind(1)
Belgique, c'est le couchant;
Ceinture, c'est alliance;
Ceinture, c'est amitié.’ (V, 9)
Dessin de Jos. Damien.
l'Ulenspiegel, M. Hanse doit rappeler: ‘Il faut qu'on sache que c'est un chef-d'oeuvre de la littérature française; il faut que les historiens de cette littérature cessent de l'ignorer; il faut surtout que s'effondre enfin dans le ridicule une opinion trop répandue, que j'ai enregistrée encore il y a quelques mois chez des libraires parisiens: De Coster passe pour avoir écrit son oeuvre en flamand ou tout au plus pour l'avoir traduite du flamand ou de l'allemand!’ Et la Belgique francophone? A l'heure de la ‘belgitude’, elle se soucie avant tout d'oublier l'apport de la Flandre aux lettres françaises de Belgique. N'était-ce pas M. Maurice Piron, de l'Académie royale de langue et de littérature françaises, qui écrivait (dans le journal Le Soir, 23.10.1979): ‘Nous en avons marre d'être pris en France pour des demi-Flamands’. Quand donc le septentrion baisera-t-il le couchant? STEFAAN VAN DEN BREMT Professeur et poète. Adresse: Meilaan 214, B-1200 Brussel.
Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele. |
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