Septentrion. Jaargang 11

[p. 58]

Corpus Christianorum

Si la patristique ou patrologie, science étudiant la vie et les écrits doctrinaux des Pères de l'Eglise, n'a guère mis en appétit la masse des chercheurs, il faut toutefois reconnaître qu'elle a toujours su s'attirer un petit nombre de spécialistes éminents. Parmi ceux-ci se détache sans conteste un très grand nom connu à l'époque (l'est-il encore à l'heure actuelle?) de tous les étudiants en Histoire, celui du célèbre savant français Migne. On lui doit une oeuvre monumentale, ne comportant pas moins de 221 tomes et intitulée ‘Patrologiae cursus completus sive bibliotheca universalis... omnium ss. patrum. Series secunda in qua prodeunt patres ... ecclesiae latinae ...’ (= Patrologia latina), Paris, 1844-1855, 1862-1864. Migne s'était proposé de constituer un recueil aussi exhaustif que possible de textes latins écrits par des auteurs chrétiens et couvrant une période s'étendant jusqu'au début du 13ième siècle. Il est à noter que son ouvrage ne rassemble pas que des écrits patristiques à proprement parler. On y relève également d'autres textes d'origine diverse. Le recueil, longtemps considéré comme un ouvrage de référence, unique en son genre, n'en exigeait pas moins une approche des plus critiques. Fondé sur des éditions vieillies, parfois même scientifiquement inacceptables, il était criblé de fautes et d'inexactitudes. Rien d'étonnant donc si la nécessité de refaire le travail se fit sentir de plus en plus impérieusement dans les milieux intéressés.

C'est aux Bénédictins flamands de l'abbaye de Steenbrugge (près de Bruges) que revient le grand mérite de s'être attelés, sous la direction du Père Eligius Dekkers (né à Anvers en 1915), à cette énorme tâche. Auparavant, le père Dekkers s'était déjà révélé comme un très grand liturgiste en publiant, en 1947, une étude intitulée Tertullien et l'Histoire de la Liturgie (Bruxelles, Amsterdam, 1947). La parution, en 1951, de son livre Clavis Patrum Latinorum (réimprimé en 1961) le hissa d'emblée au niveau des patrologues de renom. Comme le suggère son titre complet ‘...qua in novum Corpus Christianorum edendum optimas quasque scriptorum recensiones a Tertulliano ad Bedam commode recludit...’, cet ouvrage contenait en germe le projet de rééditer l'oeuvre de Migne. Présenté sous la forme d'un inventaire, le recueil regroupe 2.348 textes patristiques latins allant jusqu'à Bède le Vénérable, classés

Couverture du vingt-cinquième volume de la série ‘Continuatio mediaevalis’.

[p. 59]

Tous les volumes parus du ‘Corpus Christianorum’.

dans l'ordre ultérieurement repris dans le ‘Corpus’.

En 1953 fut publié le premier tome de la nouvelle série: ‘Corpus Christianorum, Series Latina. T I: Tertulliani opera. Pars 1: Opera catholica adversus Mancionem’, illustrant dans le même temps la méthode retenue par les auteurs. Afin d'éviter les erreurs commises autrefois par Migne, l'on se référerait à la meilleure édition disponible, revue et corrigée à partir des manuscrits et des études critiques déjà publiées. En revanche, on préparerait une édition entièrement nouvelle des textes dont il n'existait que des éditions sujettes à caution. Cette façon de procéder est visualisée par des tables répertoriant les ‘testimonia’ et les ‘codices et editiones praecipuae’ et par un ‘stemma codicum’. Notons enfin que le recueil s'ouvre sur une bibliographie très détaillée et qu'il comporte un important appareil critique.

L'accueil positif qui fut réservé à ce nouveau ‘Corpus’, notamment par la prestigieuse ‘Revue d'Histoire Ecclésiastique’ confirma le bien-fondé de l'entreprise. Un nouvel instrument de travail était ainsi disponible, comparable aux ‘géants’ de l'édition critique tels que les ‘Monumenta Germaniae Historica’ élaborés en Allemagne à partir de 1826, les ‘Rerum Brittanicarum Medii Aevi Scriptores’ (1858-1911), les ‘Fonti per la storia d'Italia’ (1887-1965) ou les ‘Monumenta Medii Aevi historica res gestas Poloniae illustrantia’ (1874-1952).

Amorcée en 1953, la ‘Series Latina’ n'a cessé depuis de s'amplifier: elle totalise à présent 176 tomes. Elle comporte, à côté de textes patristiques (notamment le célèbre ‘De Civitate Dei’ par Saint Augustin), des textes conciliaires

[p. 60]

Lors de la parution en 1969 du tome cinquante du ‘Corpus Christianorum’. De gauche à droite: Théo Lefèvre, premier ministre belge, le professeur Aloïs Gerlo, président du ‘Vermeylenfonds’ et Maurits Naessens, banquier et mécène d'art.

(parmi lesquels les ‘Concilia Galliae’ réunis en deux tomes), des documents liturgiques et bien d'autres écrits encore: bref, une véritable mine nous permettant de nous faire une idée assez précise du christianisme tel qu'il s'est développé dans les huit premiers siècles de son existence.

Entre 1971 (année à laquelle sortit le premier tome) et 1978 (date où parut le tome 50) furent publiées de larges parties de la ‘Continuatio Mediaevalis’, suite de la ‘Series Latina’, consacrée cette fois-ci aux auteurs du Moyen Age. On y relève les ‘Petri Abaelardi Opera theologica’ et les ‘Petri Pictoris Carmina’. Un aperçu, publié en 1980, nous apprend qu'un grand nombre de tomes, tant de

[p. 61]

la ‘Series Latina’ que de la ‘Continuatio Mediaevalis’ sont actuellement en préparation.

Parallèlement à la ‘Series Latina’ et en collaboration avec le centre ‘Hellénisme et Christianisme’ parrainé par la ‘Katholieke Universiteit te Leuven’ a été entreprise, à partir de 1977, l'édition des Pères de l'Eglise grecs. Signalons enfin que dans le cadre du ‘Corpus Christianorum’, une série ‘in usum scholarum’ a également été éditée sous le titre ‘Excerpta in usum scholarum seorsum edita’, et ce depuis 1958.

Le public non initié s'interrogera peut-être sur le bien-fondé d'entreprises d'une telle envergure. N'empêche que ce qui s'élabore dans l'abbaye flamande de Steenbrugge s'inscrit parfaitement dans une tradition séculaire chère aux Bénédictins. L'on connaît l'importance que ces derniers attachent, en marge de la Bible, aux écrits des Pères de l'Eglise et d'autres auteurs chrétiens, lus et médités au cours de la ‘lectio divina’. En rédigeant la règle, le fondateur de l'Ordre s'était d'ailleurs inspiré de la règle de Saint Basile encourageant, elle aussi, le travail intellectuel. Ce qui se fait actuellement dans nos abbayes ne saurait être comparé aux activités pratiquées, au Moyen Age, dans les ‘scriptoria’. Il n'en reste pas moins qu'on continue à y appliquer le vieux précepte ‘Ora et labora’.

A côté de sa signification religieuse, il importe de souligner également la valeur exceptionnelle du ‘Corpus Christianorum’ en tant que travail scientifique. Dans le domaine de l'édition critique (de nos jours une discipline où, parfois, fantaisie et à-peu-près font bon ménage), il constitue un modèle du genre. Pour ce qui est du contenu, la lecture du ‘Corpus’ permet de lever un coin du voile qui recouvre une période souvent qualifiée d'obscure.

Les spécialistes d'histoire religieuse sont, bien entendu, les premiers à bénéficier d'un instrument de travail devenu indispensable. Mais il n'y a pas que ceux-là! D'autres catégories de chercheurs - les linguistes entre autres - y trouveront incontestablement leur profit. Honneur donc à la petite communauté de Bénédictins flamands qui a su réaliser une performance d'un tel niveau international!

Dom Amandus Dumon (1914-1976).

Frontispice du ‘Sancti Aurelii Augustini’ paru dans la série ‘Series Latina’.

MICHIEL NUYTTENS

Docteur en histoire et archiviste aux Archives d'Etat à Gand.
Adresse: Roggestraat 3, B-8500 Courtrai.

Traduit du néerlandais par Urbain Dewaele.